Chapitre 39 : Le poids des remords

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— Au fait, s’enquit Jahil, nous n’avons pas eu le temps d’en discuter hier soir, mais comment l’avez-vous convaincu de nous livrer ses aveux ?

Tout en suivant le pas dynamique du rudit, Kamu essuya la bruine de son visage.

— Je ne l’ai pas convaincu, avoua-t-il. Nous avons simplement discuté.

— Et vous pensez obtenir de lui qu’il révèle les activités du Père Cotard ?

— Honnêtement, je ne sais pas… mais c’est sûrement la meilleure occasion que nous aurons.

Arrivés à destination, les deux hommes s’arrêtèrent sous la coursive de l’Hôtel de Paix.

Jahil approuva d’un sourire.

— Grâce aux aveux que j’ai recueilli hier, la menace du Puits est définitivement écartée.

Kamu acquiesça lentement.

— C’est vrai.

— Vous pourriez vous réjouir un peu plus… enfin, je suppose que cela fait partie de votre si charmant caractère. Venez, dit Jahil en se détournant vers l’entrée du bâtiment.

Comme à chacune de ses arrivées, il salua les rudits présents à l’accueil, puis les deux hommes suivirent le chemin habituel. La présence de Kamu n’était plus si étrange après ces quelques jours – même lui ne s’en souciait plus.

Ils arrivèrent aux bureaux bondés et en proie à l’agitation matinale. Mais en progressant au milieu des rudits, Kamu s’aperçut avec quelle ferveur leur discussion les animait. Sur leur passage, les têtes se retournèrent et les voix faiblirent. Déjà campés à leur bureau, Farra, Torost et Greki semblaient victimes du même émoi : ils ponctuaient leurs phrases par de grands gestes, la mine grave et la voix exaltée.

Ils se turent quand Jahil et Kamu les rejoignirent.

— Mais que se passe-t-il, ici ? Demanda Jahil en dévisageant les groupes de manteaux gris.

— Quoi, tu ne sais pas ? Fit Greki.

— Je ne sais pas quoi ?

Les trois rudits s’échangèrent un regard ennuyé.

— C’est votre coupable, déclara enfin Torost. Il est mort.

***

— Je crois que ce sera moins risqué de discuter ici, dit Jahil en refermant la porte.

Kamu s’installa dans le canapé de sa chambre sans un mot. Les dernières braises du matin rougeoyaient encore dans la cheminée. Jahil prit place dans le fauteuil, absorbé par ses pensées. Les yeux dans le vague, il défit sa mallette pour en ressortir les rapports et les poser sur la petite table basse.

— Vous croyez à cette histoire de suicide ? Souffla Kamu après un moment.

Jahil soupira.

— J’aurais pu y croire, il n’y a pas si longtemps. Mais j’avoue que cette enquête… et vous… ont changé ma vision des choses.

— Et si c’était à cause de notre conversation ?

Kamu envoya valser ses bottes sur le tapis et s’enfonça dans le canapé en ramenant ses jambes contre lui.

— Peut-être que… peut-être qu’il s’est senti coupable, et…

— Ce n’est pas ça, dit doucement Jahil. Mais… de quoi avez-vous parlé ?

— Nous nous sommes rappelés les bons souvenirs de Claire-voix…

— Je ne crois pas que votre conversation ait pu l’influencer à ce point. Que ce soit à cause du poids des remords ou pour s’empêcher de parler, je doute sérieusement qu’il se soit donné la mort. À mon avis, c’est quelqu’un d’autre qui a voulu l’empêcher de parler.

— Il se défend trop bien pour qu’on ait pu lui infliger de telles blessures, remarqua Kamu.

— Souvenez-vous : nous l’avons fouillé, et il n’avait aucune arme sur lui. Il aurait simplement suffi de lui en glisser une à travers les barreaux et de le convaincre de faire le reste. Je ne peux pas m’empêcher de nous féliciter d’avoir réussi à obtenir ses aveux avant cet évènement…

— Mais le véritable coupable court toujours. Et Berklin était notre seule chance de l’attraper.

— Vous êtes libre, dit Jahil. C’est l’essentiel. Vous aurez tout le temps de chercher des preuves contre le Père Cotard une fois votre nouvelle vie commencée.

— Ma nouvelle vie ?

La tête posée sur ses genoux, Kamu mordillait furieusement ses lèvres.

— Vous m’avez fait une promesse, rappela Jahil.

Kamu ne répondit pas.

— Au moins, nous pouvons considérer que cette enquête est bouclée…

— Les meurtres continueront.

— Kamu, s’il vous plaît, s’exaspéra Jahil. Essayez de profiter. Et dépêchons-nous de remplir les derniers rapports pour que j’aille les classer. Que diriez-vous de boire une bière pour célébrer ?

— Mmm. Comme vous voudrez.

— Parfait. Je reviendrai vous chercher. Je suppose que ce sera la dernière fois que j’aurais à le faire…

Peu après le départ de Jahil, deux Gardes-pleurs frappèrent à la porte. L’arrestation du coupable les avait forcé à reconnaître la complète innocence de Kamu, mais ils ne se montraient pas plus agréables pour autant.

— Son Excellence vous invite à petit-déjeuner.

— Petit-déjeuner ? Il doit être au moins dix heures.

D’après leurs sourcils rehaussés, les gardes n’attendaient pas de commentaire. Kamu soupira et les suivit dans le couloir.

Quand il le vit, le Château ouvrit grand les bras, un sourire triomphant sur son visage. Il revêtait un épais peignoir de satin aux broderies minutieuses. Devant lui, la table croulait sous l’opulence des victuailles. Kamu eut un haut-le-cœur en arrivant dans la pièce.

— Yvil ! S’écria le vieillard. Venez donc à ma table ! Qu’on lui apporte une chaise, lança-t-il aux serviteurs sans leur accorder un regard.

Deux jeunes garçons. Vêtus d’un pantalon et d’une chemise de laine blanche.

Kamu grinça des dents tandis que l’un d’eux s’exécutait. Il reprit la même place que lors de sa première rencontre avec le Château.

— Voyez-vous, s’enquit ce dernier, j’étais sur le point de finir mon petit-déjeuner, lorsque je me suis dit que je pourrais vous en faire profiter. Prenez ceci comme des félicitations non-officielles.

— Je vous remercie, répliqua mollement Kamu.

Un plateau de pain prenait place juste sous son nez. Mais il ne se servit qu’un verre de lait d’hiver, après avoir remarqué avec regret l’absence de Malt Ardent à rajouter dans sa boisson.

— Je ne vous cache pas que je suis très heureux d’avoir eu raison sur mon Second et mon rudit de sagesse, gloussa le Château.

— Félicitations.

— Sur un autre ton, je vous prie. Surtout que je suis sur le point de vous proposer une offre pour le moins alléchante.

Kamu étrécit les yeux sur le vieillard en trempant les lèvres dans sa boisson.

— Encore ?

— Rassurez-vous, pour celle-là, il n’y aura pas de Puits en cas d’échec. En fait, j’envisage de faire de vous mon rudit de monstres permanent.

Kamu faillit recracher son lait.

— Je sais, que d’émotion, s’esclaffa le Château en le voyant s’étouffer.

— C’est gentil, parvint à dire Kamu entre deux quintes de toux, mais je décline.

— Ah ?

Les sourcils du Château retombèrent si bas qu’ils touchèrent presque ses yeux.

— Mais… pourquoi ? Demanda-t-il avec une peine authentique.

— Je n’ai pas réussi à attraper le monstre.

— Mais… le coupable a avoué, n’est-ce-pas ?

Kamu jeta un regard aux jeunes Murmures – ils devaient l’être, forcément.

— C’est bien lui qui a commis les meurtres, dit-il lentement, mais quelqu’un d’autre les a commandité.

— Voyons…

— Il n’était qu’un pion.

— C’est invraisemblable…

— Et pourtant, le vrai monstre est toujours dehors.

Après un moment de silence incrédule, le Château inspira, puis lança :

— J’apprécie votre honnêteté, yvil, mais si ce que vous dites est vrai, cela signifie que vous ne méritez pas votre liberté.

— Très juste.

— Et alors ? Cela vous convient ? Vous souhaitez croupir au Puits ? Par Vultur, ce n’était qu’un moyen d’assurer des résultats et de satisfaire les esprits dissidents ! Je vous l’ai déjà dit et vous le redis, je ne veux pas vous envoyer là-bas. Sur quoi vous basez-vous pour avancer de telles hypothèses ?

— La vérité, Excellence.

Kamu braqua son regard sur les Murmures. Les deux garçons écoutaient la conversation, tête baissée.

— Je suppose que vous avez déjà entendu parler de Claire-voix ?

Le Château eut un élan de recul.

— L’orphelinat ? Je crois que la question serait plutôt comment vous, en avez entendu parler…

— J’y ai passé dix ans de ma vie.

— Très bien… mettons, fit le vieillard en croisant les bras. Mais pourquoi aborder ce sujet ? Ne parlions-nous pas de monstre il y a un instant ?

— J’y viens, ne vous inquiétez pas. Mais avant, je dois d’abord vous toucher deux mots quand à l’enseignement que j’ai reçu là-bas.

— Allons bon…

Kamu serra les poings pour éviter à ses mains de trembler.

— Ce ne sont pas seulement des rudits qui sont formés à Claire-voix, commença-t-il. La rudition n’est qu’une couverture. En fait, on bourre le crâne des gamins avec des concepts fumeux, et il en ressort des rudits, certes, mais des rudits entièrement dévoués à la cause du chaos. Je ne vais pas m’attarder sur les détails, mais j’ai quitté Claire-voix quand j’avais quinze ans. Berklin, lui, notre fameux coupable, a fini sa formation. Il était ce qu’on appelle un rudit de l’Ordre.

— L’Ordre ? Soupira le Château.

— L’Ordre des Choses. C’est un concept, mais c’est aussi le nom de l’organisation qui se charge de l’appliquer.

— Si vous étiez bel et bien dans cet orphelinat, vous devriez savoir que la personne à sa tête n’est autre que le Père Cotard. Hors, il me paraît tout à fait impensable que mon rudit de sagesse cautionne de telles… activités.

— J’imagine, dit sombrement Kamu. Mais ces enfants viennent bien d’un orphelinat administré par votre rudit de sagesse, n’est-ce-pas ? ajouta-t-il en indiquant les Murmures.

— Effecti…

— Ils ont tout les deux une cicatrice sur leur avant-bras gauche. Il s’agit de la marque de l’Ordre, précisa Kamu. Je vous invite à vérifier.

Le Château cligna plusieurs fois des yeux, figé sur son siège.

— Eh bien ! S’écria-t-il après un moment. Exécution, vous deux !

Le visage crispé par l’angoisse, les garçons s’approchèrent de la table. Sur un signe impatient du vieillard, ils remontèrent la manche de leur chemise et lui présentèrent leur bras gauche. Le Château se pencha sur eux et contempla leur peau durant une longue minute silencieuse.

— Ce doit être douloureux, dit-il en se relevant. Disposez. J’avoue être surpris de cette découverte, poursuivit-il après que les garçons eurent regagné leur place, mais je ne vois pas en quoi cela prouve quoi que ce soit.

— Ce soir, lorsqu’ils rentreront à l’orphelinat, ces deux garçons rapporteront tout ce qu’ils ont vu et entendu au cours de leur journée, comme tout les autres orphelins occupés à servir aujourd’hui. Cotard saura que je vous ai révélé la vérité. Peut-être renverra-t-il un assassin contre moi, peut-être même contre vous. De la même façon qu’il en a envoyé un sur la colline, lorsque ce projet d’égout menaçait de mettre à jour les tunnels – tunnels qui lui ont été très utiles il y a quatre ans pour tuer votre Second.

— Assez ! ( Le Château sauta sur ses pieds et plaqua ses deux mains sur la table, tremblant de colère. ) Cela… suffit ! Je vous ai chargé de chasser les monstres, yvil, pas mon gouvernement ! Et même si j’apprécie votre tempérament, vous êtes allé trop loin ! Retirez vos accusations. Retirez-les et oublions cette conversation.

Kamu se leva à son tour pour lui faire face, ses mains également appuyées sur la table.

— Non, grogna-t-il. Je ne retirerai rien. Et je ne veux certainement pas que vous oubliez cette conversation.

Le Château se redressa, les lèvres scellées par un rictus.

— Vous souhaitez vraiment y aller, dit-il d’une voix grave. Vous le voulez.

Kamu serra les dents, sans répondre.

Le Château fit signe aux Garde-pleurs.

— Très bien, yvil. Je vous croyais plus sage…

— C’est réciproque.

— Taisez-vous ! Puisque vous y tenez tant, vous irez au Puits. Je vous laisse jusqu’à daymin, comme ce qui était prévu au départ. En espérant que vos derniers jours de liberté vous apportent la sagesse qui vous a fait défaut. Raccompagnez-le, ordonna-t-il aux gardes.

Kamu quitta la table sans un regard pour le vieillard. Il se laissa escorter à travers les couloirs. Il n’y avait que le rythme de ses pas pour remplir ses pensées.

De retour à sa chambre, il eut la surprise d’y découvrir Jahil.

Que voulait-il, déjà ?

— Kamu ? Fit le rudit. Est-ce-que tout va bien ?

Ah oui, c’est vrai. Boire une bière.

Kamu se dirigea lentement vers le canapé. Il s’y installa. Dans l’âtre, les dernières braises n’étaient plus que du charbon.

— Kamu ? Insista Jahil en s’approchant.

Le rudit voulait l’emmener boire une bière. Pour célébrer.

Les retombées de sa conversation avec le Château le fauchèrent brusquement. Il regarda Jahil l’examiner d’un œil inquiet et, l’instant d’après, il se sentit plonger à l’intérieur de sa propre tête.

— Je suis désolé.

S’y noyer.

— Que s’est-il passé ? Où étiez-vous ?

— Je… je suis désolé, répéta-t-il.

— Kamu, expliquez-moi !

Il haussa les épaules. Un flot de larmes monta, tandis qu’il répétait encore :

— Je suis désolé… j’ai voulu… j’ai essayé de… tout vos efforts, Jahil, votre promesse…

Le rudit pâlit.

— Qu’avez-vous fait ?

Kamu renifla.

— Je ne pouvais pas laisser les choses ainsi… Je ne pouvais pas… accepter. Je… je suis déso…

Jahil se détourna. Kamu écouta ses pas traverser la chambre.

La porte s’ouvrit. Puis claqua.

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