Chapitre 41 : Normalement, on dit merci

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Je n’ai fais que chasser les ombres,

qui sur ma route ont fait encombres.

Je n’ai pas décidé de leur nombre.

Méritais-je de m’unir aux décombres ?

Requiem pour l’aube, 11ème strophe.


Les premières lueurs du jour perçaient à travers la fenêtre. La ville pulsait calmement, encore endormie. Et Vultur soufflait les rêves des skiaciens dans leur lit. L'atmosphère solitaire de la nuit se levait peu à peu avec l'aurore ; Kamu y retrouvait la sérénité de la campagne, quand il arpentait les champs et les forêts, seul dans le silence. À Skiago, ce silence était illusoire. Même endormie, la ville frémissait sous le souffle du vent et de ses habitants. Allongé dans son lit, Kamu attendait que le jour se lève sur daymin. Les cœurs s'éveillaient, un à un.

Kamu se laissa sombrer dans son bain jusqu'au menton. Engourdi par la vapeur et la fatalité, il imaginait le Puits comme un labyrinthe de cachots sombres et poussiéreux. Il imaginait des hommes affamés aux yeux hantés. Des cœurs vides et des esprits rongés par l'attente de la mort. Sa juste place.

Kamu reposa sa tête contre le rebord de la baignoire et ferma les yeux.

Une repentance éternelle. Pour un coupable éternel.

L'eau du bain était si réconfortante. Elle lui donnait l'impression d'être retourné dans le ventre de sa mère. C'était un endroit paisible qui brouillait les frontières du réel. Il n'était plus lui, il n'existait pas tout à fait – pas encore. C'est ce qu'il imaginait se rapprocher le plus de la mort : cette sérénité insouciante, cette inconscience qui précédait la naissance. La douleur lui rappelait qu'il n'en était rien. Il existait, et il ne pouvait rien y faire.

Les battements lui firent ouvrir les yeux.

Kamu se redressa dans son bain, cherchant à mieux écouter. Il tourna la tête vers la porte. Quelqu'un était là, derrière. Il se concentra… Non, pas exactement derrière. Quelqu'un était dans la chambre, mais plutôt à proximité du bureau, près de la fenêtre – Kamu entendait son cœur, tout proche.

Il se leva lentement, pour faire le moins de bruit possible en sortant du bain.

Un assassin, encore ?

Il avisa le peignoir criard, puis enfila finalement son pantalon, les cheveux et la peau encore dégoulinants.

Pourquoi maintenant ? Comment avait-il pu entrer au Carillon ?

Le souffle court, Kamu s'approcha de la porte. La main sur la poignée, il inspira profondément, puis la tourna très, très doucement. Il serra les dents en redoutant le cliquetis de la serrure, mais celui-ci fut quasiment imperceptible. Il poussa légèrement la porte, elle s'entre-baillât sans bruit. Son cœur battait à tout rompre en comparaison de celui, si calme, qui l'attendait dans la chambre. Il poussa encore un peu le battant de la porte, juste assez pour s'y faufiler et, alors qu'il en émergeait tout juste, l'odeur du tabac le prit à la gorge. Il retint une quinte de toux et acheva sa manœuvre avec précaution pour, enfin, apercevoir la silhouette…

— Madame la Seconde ?

Elle se retourna, penaude.

Kamu se redressa, désarçonné.

— Je… hum, pourrais savoir ce que vous faites ?

— C'était ouvert, dit-elle en indiquant la porte.

— Le verrou est cassé, maugréa Kamu.

Il avait entendu juste : la Seconde se trouvait devant le bureau, vêtue d'une de ses robes de velours au vert profond et aux broderies somptueuses, une cigarette dans une main et… le carnet de Kamu dans l'autre.

— Je devrais rendre ça à Jahil, dit-il en s'approchant, main tendue.

La Seconde reposa le carnet d'un geste vif et s'empara de sa main ; quand il voulut la retirer, elle la retint fermement, mais avec une douceur inattendue.

— Vous avez de très belles mains, remarqua-t-elle après examen.

Kamu récupéra sa main en grognant.

— En fait, dit-elle en recrachant sa fumée, sans vos haillons et votre couche de crasse, vous n’êtes pas si vilain. Ne vous méprenez pas, s'esclaffa-t-elle en le voyant reculer, c'était un constat sans arrière pensée. Vous avez une dentition saine, l'œil vif, des cheveux forts, et surtout, une très, très belle peau. Aucune marque ni cicatrice – hormis ces restes d’hématomes. Mais à part ça…

Ses yeux parcoururent son torse sans la moindre gêne tandis qu'elle tirait sur sa cigarette, et ce fut quand son regard s'attarda sur la cordelette qui lui enserrait la taille que Kamu décida enfin d'enfiler sa chemise.

— Vous savez ce qu'on dit sur les mains, s'enquit la Seconde alors qu'il revenait vers elle.

Elle s'était assise sur le bureau en négligeant le siège rembourré qui, d'après les cendres, lui servait plutôt de cendrier.

— Non, répondit Kamu en rajustant sa chemise sur sa peau mouillée, mais vous allez me l'apprendre, n'est-ce-pas ?

Il voulut s'essorer les cheveux, mais ne réussit qu'à tremper un peu plus ses vêtements.

— Les mains reflètent la vie des hommes, dit la Seconde avec un étrange sourire. Celles d'un rudit sont généralement calleuses à force d'écrire, celles d'un cuisinier ou d'un forgeron ont des cloques et des brûlures, celles d'un ouvrier sont sèches et râpeuses, celles d'une prostituée sont douces, et celles d'un noble sont comme les vôtres.

Kamu ouvrit la bouche pour protester contre cette absurdité, mais la Seconde le devança :

— Les premières fois où je vous ai vu, j'ai pensé que vous étiez un vagabond qui s'amusait à jouer les rudits. Quand je vous vois maintenant, vous donnez plus l'impression d'être un rudit qui joue au vagabond. ( Elle tira sur sa cigarette, les yeux plissés ) Mais en fait, vous n'êtes ni l'un ni l'autre.

— Bien sûr que je ne suis pas rudit, rétorqua Kamu.

— Votre maîtrise de l’écriture est prodigieuse, autant pour un vagabond que pour un rudit, dit-elle en tapotant son carnet.

Il resta silencieux, le temps d'assimiler tout ce qu'impliquaient ses paroles.

— Comment avez-vous appris à lire ?

— J'ai appris toute seule, répondit-elle d'un ton léger, et vous ?

Kamu croisa les bras et soutint son regard.

— Les gens voient bien que vous n’êtes pas celle que vous prétendez être… mais ils n’imaginent pas à quel point.

— Oh que non. Et j’en profite pour vous retourner la remarque : vous n'êtes pas qu’un simple vagabond. Vos mains ne sont pas celles d'un chasseur de monstres. Vous, dit-elle agitant son doigt vers lui, n'avez rien d'un chasseur de monstres. Alors qui êtes-vous ?

Elle souffla sa fumée du coin des lèvres, sans le quitter des yeux.

— Est-ce Cotard qui vous envoie ? Demanda Kamu.

— Ce n’est pas en détournant le sujet avec vos questions que je vais oublier les miennes. Et je ne suis pas au service du Père Cotard.

— Vous n’êtes pas à son service, et pourtant, c’est vous qui m’avez révélé l’existence des souterrains.

— Cotard a ses informateurs, moi j'ai le mien, dit-elle en haussant une épaule.

— Et votre informateur paraît très au courant de ses activités, souligna Kamu. Mais rien sur les miennes ?

— Disons qu'il est… capricieux. Il n'en fait qu'à sa tête.

— Mmm. Bien sûr.

— Pensez-vous réellement que le Père Cotard veuille me tenir informer de ses affaires ?

— Je vois simplement que vous l'êtes.

— C’est très curieux, cette obsession que vous avez à me soupçonner…

— Arrêtez de chanter, soupira Kamu.

— Venant d’un yvil, j’aurais pensé que vous épargnerez aux autres les préjugés dont ils vous accablent.

— C’est vous qui vouliez m’exécuter, c’est vous qui vouliez m’éloigner de l’enquête…

— Et pour quelle raison, à votre avis ? S’écria-t-elle brusquement.

La Seconde tira une grosse bouffée sur sa cigarette, la main tremblante.

Kamu entendait son cœur tambouriner.

— Le Père Cotard n’est pas le genre d’homme à laisser des preuves, et encore moins à se faire attraper, reprit-elle. Votre tentative pour le dénoncer auprès du Château était incroyablement stupide. J’ai l’impression que c’est votre spécialité. Dès le moment où ce vieil ignare vous a confié cette enquête, votre sort a été fixé. Maintenant, dites-moi : préférez-vous le Puits, ou la mort indolore que je vous avais promis ?

— Vous attendez un remerciement ? Pour m’avoir accordé une exécution ?

— Que m’aviez-vous dit, déjà ? La raison nécessaire…

— … est sourde à la pitié du cœur, acheva Kamu. Et il n’y a personne que je déteste plus que ceux qui justifient leurs actions avec ces mots, cracha-t-il.

La Seconde écrasa son reste de cigarette sur le bureau.

— Je ne collabore pas avec Cotard, dit-elle fermement, les yeux rivés sur son mégot. Nos intérêts convergent, ça s'arrête là.

— Ravi de l’apprendre. Maintenant, j’aimerais que vous me laissiez seul. Je prenais un bain, avant que vous ne veniez fouiner dans mes affaires.

— C'est ce que j'avais cru comprendre…

— Écoutez, je suis… fatigué, dit Kamu d'une voix éraillée. Je voulais juste prendre un bain. Je me moque que vous ayez voulu me tuer par charité, je me moque que vous complotiez avec ou sans Cotard, et je me moque de… de… de vous. ( Il souffla en relevant ses cheveux ruisselants, fit quelques pas en direction de la salle de toilette. ) Restez ici si ça vous chante, moi, je retourne dans mon bain.

— Vous êtes dangereux, dit la Seconde tout bas. Ou, du moins, vous pourriez l’être. Et les raisons qui me poussent à le croire sont les mêmes qui me poussent à m’inquiéter pour vous.

— Oh, inquiétez-vous plutôt pour vous ! Parce que si vous croyez que les intérêts de Cotard peuvent converger avec ceux d'une autre personne que lui, c'est que vous devez être foutrement conne, et je ne donne pas cher de votre peau.

Le Seconde fit claquer sa langue. La main sur la porte, Kamu l’entendit marcher jusqu’à la sortie.

— En dépit de toutes les menaces qui planent sur votre tête, mon informateur persiste à dire que vous ne craignez rien, déclara-t-elle.

Et elle s'engouffra dans le couloir, laissant Kamu abasourdi.

— Attendez… fit-t-il s'élançant pour la rattraper. Qui est cet informateur ? Est-ce-que je le connais ?

— Il dit que tout le monde le connaît, lança-t-elle depuis le fond du couloir.

Puis elle disparut.

Après un long moment, Kamu parvint à sortir de sa torpeur et referma la porte. Les épaules affaissées et le pas traînant, il retourna dans la salle de toilette, puis dans son bain. Tiède.

À peine eut-il poussé un soupir que des coups retentirent dans la chambre.

— Kamu ? Retentit une voix lointaine.

Il bondit dans son bain quand il la reconnut.

— Jahil ? Une… une minute !

Il se sécha en vitesse et remit ses vêtements mouillés, puis se précipita dans le chambre.

Le rudit examinait les cendres, posté devant le bureau. Il se retourna, l’air embarrassé.

— Vous fumez ?

— J’ai reçu une visite de la Seconde.

— Ah.

Jahil hocha la tête, le regard vague. Il ne portait pas son uniforme.

— Je, hum… comment allez-vous ?

— J’ai pris un bain.

— Ah. C’est bien. C’était la journée sèche, hier.

— Je… peut-être, oui.

— Écoutez… je m’excuse pour…

— Non, s’il vous plaît, Jahil, ne vous excusez pas. Vous ne me devez rien.

Jahil se détourna de lui avec un malaise visible.

— Il vous reste un peu de temps, n’est-ce-pas ?

— Jusqu’à la dixième heure du soir, répondit Kamu.

— J’ai… pensé que vous apprécierez un repas à l’extérieur. Marnie a préparé du marama. Du moment que je suis avec vous, je crois que vous pouvez encore sortir du Carillon. Il faudra simplement que je vous ramène à l’heure.

— Je… Jahil, vous n’avez pas à…

— S’il vous plaît, Kamu. J’aimerais vraiment que vous veniez.

— D-D’accord. Merci.


***


Abandonné à la nostalgie toute hâtive qui s’était emparée de lui, Kamu passait un bon moment. Il passait un bon moment, et c'était son terme inéluctable qui lui faisait tant apprécier cet instant avec une famille qui n'était pas la sienne. Mais c'était aussi ce qui lui nouait la gorge dès qu'un sourire lui venait aux lèvres.

Il écrivit sa recette de soupe à l'oignon à une Marnie effarée.

— Jahil pourra vous la lire, précisa-t-il en lui donnant.

Et c'est alors que la petite Krista s'amusait à tresser ses cheveux et qu'il tâchait de satisfaire au mieux la curiosité des bambins, que Jahil lui annonça leur départ. Il n'était que le milieu de l'après-midi, mais Kamu se leva sans broncher. Il remercia Marnie et salua les enfants – dont deux tentèrent de le retenir quand il dut partir.

— Je vous préfère comme ça, dit le rudit tandis qu'ils traversaient les rues.

Kamu tourna la tête vers lui en soulevant les bords de sa capuche.

— Comme quoi ?

— Plus souriant, moins défaitiste.

— C’est juste que… ça sera plus facile, désormais. Vous comprenez ?

Jahil ne répondit pas.

Ils bifurquèrent au coin d’une rue.

— Ça recommencera, n’est-ce-pas ? Demanda-t-il finalement.

— Pardon ?

— Depuis que nous sommes partis du Carillon, vous avez l’air d’aller mieux. Mais vous recommencerez à être triste, je me trompe ?

Ce fut au tour de Kamu de ne pas répondre.

— Vos coups de mous, reprit le rudit, ne sont pas… comment dire… de simples coups de mous ? Non ?

— Jahil…

— Écoutez, Kamu, je ne sais pas ce qu’il se passe dans votre tête, et je ne suis pas rudit de santé, mais… quoiqu’il se passe là dedans, je crois que c’est dangereux. Pour vous. Aller au Puits n’est pas sensé vous soulager, Kamu.

— Je… comprends ce que vous essayez de me dire, mais je… je ne peux rien y faire. Je suis juste… comme ça.

Ils longèrent la rue en silence.

— Nous ne retournons pas au Carillon, dit soudain Jahil. Pas encore.

— Ah non ?

— Je voudrais vous payer une bière et qu'on discute encore.

Kamu haussa les épaules, puis suivit le rudit dans les allées commerçantes. Le toit du marché couvert dépassait, au bout de celle qu'ils empruntaient.

— Jahil ? Hésita Kamu. Je pourrais… vous demander un service ?

Il se sentit aussitôt très stupide de sa requête, compte tenu de tout les services que Jahil lui avait déjà rendu.

— Je vous écoute.

— Vous pourriez… m'offrir une kamina ?

Le marché couvert était tel qu'il avait toujours été : grouillant de monde, de bruits, et d'odeurs. La fumée des fourneaux s'échappait des cabanons et traversait les ruelles en diffusant son parfum. Kamu déambulait dans une foule anonyme dont lui-même faisait partie, tout comme les milliers de cœurs sans visage qui pulsaient dans son esprit. Des bribes de discussions voyageaient jusqu'à ses oreilles indiscrètes, comme si le temps d'un instant, c'était lui qui discutait avec ces gens. À chaque pas, une nouvelle conversation s'ouvrait à lui, et Kamu voguait parmi elles, porté par les relents alléchants du marché. Il s'imprégnait de tout ce qu'il pouvait. Il écoutait consciencieusement les morceaux de conversations, humait toutes les effluves à sa porté, observait la foule qui riait, buvait, mangeait, et discutait. Le brouhaha s'élevant sous le haut toit chantait à ses oreilles un chœur de vitalité. Il se délectait de son anonymat et de sa liberté en marchant sans hâte, comme si il était parfaitement à sa place parmi ses semblables. Comme si il avait toujours été là à écouter ces gens vivre, comme si il était le témoin de leur passage sur terre. Après tout, les traces de leur existence résonneraient toujours dans un coin de sa tête.

Au stand de kamina, il n'y avait plus que les deux fils du vieux vendeur. Sa kamina en main, Kamu hésita au moment de suivre de Jahil, regardant tout autour de lui comme il l'avait déjà fait par la passé. Il avisa un banc, près du cabanon de lait d’hiver. Celui-là même où il s’était assis avec Molly. Sous le regard interloqué du rudit, il se résigna, et tout deux quittèrent le marché pour une rue adjacente.

Kamu mordit à pleines dents sa kamina. Il faillit vomir. Mais il l'engloutit en quelques minutes aux côtés de Jahil, amusé, pendant qu'ils remontaient une rue bordée de bars et d'auberges.

— Vous n'avez pas l'air d'apprécier tant que ça, commenta Jahil.

— Je déteste ça, dit Kamu en s'essuyant la bouche.

Il en avait les yeux qui larmoyaient sous le coup de la nausée. Les souvenirs n’aidaient pas non plus.

— Je ne suis pas sûr de pouvoir mettre ça sur le compte de votre baisse de moral, fit Jahil en poussant la porte d'une établissement.

Ils s'installèrent à une table et Jahil commanda pour eux deux. Après un instant de réflexion, Kamu retira sa capuche. Il jeta des regards autour de lui, quand même nerveux. Mais personne ne prêtait attention à eux : des groupes jouaient aux cartes avec des énormes choppes entre les mains, d'autres se contentaient de boire et de fredonner des chants, d'autres encore débattaient en haussant la voix, pour un instant plus tard éclater de rire et boire à grosse goulée. Quand le serveur apporta leur commande, leur regard se croisèrent. Il parut stupéfait, mais repartit presque aussitôt derrière son comptoir en gardant une expression confuse.

Kamu but une gorgée de bière, acceptant volontiers l'amertume qui débarrassa son palais des saveurs doucereuses de la kamina. Il resta silencieux, à savourer sa boisson fraîche et le joyeux brouhaha du bar.

— Merci, Jahil, fit-il après un moment.

Le rudit lui sourit et prit lui aussi une gorgée.

Puis la légèreté qui l'avait accompagné durant cette journée devint insoutenable. Les cœurs des skiaciens palpitaient doucement dans sa tête. Les skiaciens qui riaient, chantaient, passaient du temps chez eux avec leur famille, ou dans ce bar avec leurs amis ; ils vivaient, depuis toujours autour de lui, et continueraient encore, même lorsqu'il ne serait plus là pour écouter leur cœur battre ou les envier. Les envier, oui.

Sa gorge se serra.

— Jahil, murmura Kamu en s'affaissant sur la table. Je… j’aurais préféré que les choses soient différentes. Vous n’avez pas idée.

Le rudit étrécit les yeux sur lui.

— Vous n’irez pas au Puits, dit-il.

Kamu redressa la tête, les épaules secouées d'un sanglot qui resta bloqué dans sa gorge.

— Quoi ?

— Je vous ai promis que vous n'irez pas au Puits, et je compte tenir cette promesse.

— Mais vous… vous devez me remettre aux Garde-pleurs avant la fin de la…

— Ah, enfin ! S'exclama Jahil en fixant un point derrière Kamu.

Celui-ci ne s’était même pas retourné qu'une voix familière bougonnait déjà :

— Par Vultur, Jahil, c'est daymin aujourd'hui !

— C'est moi qui vous invite, répliqua le rudit d'un air enjoué.

— Encore heureux ! S'écria quelqu'un d'autre.

Kamu reconnut les collègues de Jahil tandis qu’ils prenaient place à table, tout trois habillés en civil.

— Jahil, dit-il tout bas, le Château a été clair : si vous me laissez m'échapper, vous devrez répondre de…

— C'est pour cette raison que nous devons nous organiser.

— Nous n’allons pas risquer nos vies pour vos beaux yeux, ajouta Farra.

— Qu’est-ce-qu’il croit, celui-là ? Je ne peux pas me permettre de gâcher ma carrière, et vous non plus, renchérit Torost. Farra vient tout juste d’emménager avec sa compagne, Greki doit veiller sur son père, et ma fille compte passer l’examen de rudition. Tout le monde sait combien ça coûte…

— Mais alors pourquoi… commença Kamu.

La table se tut le temps de prendre la commande.

— Pourquoi… reprit Kamu. Je ne comprends pas…

— Un suicide ? Mon œil ! Jahil nous a expliqué toute l’affaire, révéla Greki. Qu’importe si quelqu’un d’autre tire les ficelles, vous avez arrêté le coupable, vous avez rempli votre part du marché. Le Château aurait du remplir la sienne.

— Je n’ai pas choisi l’Instance de Paix pour couvrir les puissants, marmonna Farra.

— Mais si vous désobéissez aux ordres…

— Je n’ai reçu aucun ordre, maugréa Torost, je fais juste mon métier. Si tout le monde le faisait, le meurtrier aurait été jugé comme il se doit, et justice aurait été rendue à cette jeune femme.

— Nous avons longuement discuté durant ces derniers jours, dit Jahil.

Il s’interrompit en voyant le serveur revenir avec les choppes.

Kamu le regarda dans les yeux, secouant la tête en une question muette. Mais qu'est-ce-que vous fichez ?

Jahil soutint son regard, l'expression sereine.

— Nous avons longuement discuté, et nous en sommes parvenus à la même conclusion, dit-il sans le quitter des yeux. J’avoue les y avoir un peu aidé, mais ils ont décidé seuls de participer au plan.

Tout les regards convergèrent vers lui et Kamu baissa la tête sur sa bière. Il fit tourner sa choppe entre ses mains, conscient et gêné de toute cette attention sur lui.

— Si je ne rentre pas au Carillon, les Garde-pleurs comprendront tout de suite que vous m’avez laissé m’échapper, dit-il, le regard perdu dans la mousse de sa boisson.

— Mais c’est qu’il n’écoute rien ! S’exaspéra Torost. Je croyais qu’il était malin ?

— Il s’inquiète, dit doucement Jahil. Peu être un peu trop, même, pour des gens qu’il n’est pas sensé apprécier.

— Nous ne prenons pas de risque inconsidéré, tout est calculé, assura Farra.

— Il y a toujours un risque, dit Kamu tout bas. Oubliez votre plan, laissez moi aller au Puits. Je le mérite infiniment plus que vous.

Kamu entreprit de vider sa bière plutôt que de faire face aux rudits, et alors que le fond de sa choppe accaparait l’entièreté de se son champ de vision, il entendit un raclement de chaise à sa droite. La mousse de sa bière accrochée à sa moustache naissante, il ne put qu’ouvrir de grands yeux ronds en découvrant la main de Torost se précipiter sur sa joue. Au son de la claque, la tablée poussa un hoquet de surprise unanime.

— Normalement, on dit merci, fit Torost en se rasseyant.

— M-Merci.

— Bon, et maintenant, taisez-vous et écoutez notre plan.

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