Chapitre 42 : Chaos

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L'échafaud était monté sur la Place du Pendu, encore déserte en ce début de soirée. La sombre silhouette se distinguait dans la bruine, se balançant langoureusement au bout de sa corde. Bientôt, quelques milliers de skiaciens viendraient pour observer la mise à mort de son successeur, à son tour condamné aux tourments éternels auxquels son âme serait en proie d’ici peu. Quelques rudits ou messagers traversaient la place sous la lumière déclinante, mais l’activité restait faible en comparaison des autres jours de la semaine. L’exécution saurait y remédier.

À l'intérieur du Carillon, Kamu suivit les rudits sans un mot. Leurs pas pressés résonnaient dans les couloirs du rez-de-chaussé, bien moins décorés que les étages supérieurs. Ils progressaient vers les locaux des Garde-pleurs, proche de là où se trouvaient les quartiers des domestiques. Les lampes à huile accrochées aux murs projetaient leurs ombres vacillantes sur la pierre grise.

Kamu sentait son pouls s'accélérer à mesure qu'ils se rapprochaient de leur destination. Il ruminait les étapes du plan sans pouvoir s'empêcher de douter de son application.

— Il vaut mieux que vous partiez de votre côté, dit Jahil aux trois rudits. Attendez quelques minutes avant de commencer, et dépêchez-vous de quitter le Palais quand vous aurez fini.

— On fait comme on a dit, acquiesça Greki.

Les trois silhouettes s’éloignèrent puis disparurent à un tournant. Kamu et Jahil continuèrent leur route jusqu’à arriver au niveau d'un petit hall, présentant une simple porte et un escalier de service.

— Souvenez-vous, lui dit Jahil tout bas, vous devrez rejoindre les souterrains aussi vite que possible.

Jahil s'avança vers la porte, l'air déterminé. Il leva son bras, hésita un instant en regardant Kamu, puis donna trois coups bruyants contre le bois. Presque aussitôt, la porte s'ouvrit sur un jeune Garde-pleurs au visage allongé qui le fixa d'un air impassible.

— J'ai fini ma mission avec l'yvil, déclara Jahil en le désignant d'un signe de tête.

Le regard du garde s'éclaira. Il tourna la tête pour beugler des noms par dessus son épaule, ce qui déclencha un tonnerre de pas agités. Pas moins d'une dizaine de Garde-pleurs surgirent de là, martelant le sol de leurs bottes cirées, lance au poing. Kamu les regarda l'entourer en quelques secondes pour former un cercle de lames aiguisées dirigées droit sur lui.

— Rudit Chad, s'enquit un garde en se postant devant lui.

Kamu reconnut le vieux commandant qu'il avait rencontré lors de son arrivée.

— Vous n'êtes pas en tenue de service, constata-t-il d'un air suspicieux.

— C'est daymin, répondit Jahil en haussant une épaule.

Le garde approuva d'un grognement.

— Passez-lui les menottes, lança-t-il aux autres.

Kamu présenta ses poignets joints, le cœur battant à tout rompre.

— Vous pourrez attester que j'ai accompli ma mission ? Demanda Jahil d'un ton neutre. Je ne veux pas d'ennuis à cause de lui…

— Oui, oui, répondit distraitement le commandant qui surveillait le menottage.

— Dans ce cas, bonne soirée, fit Jahil en tournant les talons.

Les poignets enserrés dans le fer et les pointes aiguisées contre son dos, Kamu se laissa embarquer.

Jahil longea rapidement le couloir en sens inverse. À présent, tout reposait sur lui. Et il ne pouvait pas échouer, pas après toutes ses promesses.

Il se réfugia dans un recoin, parfait pour attendre les quelques minutes de battement nécessaires à son entrée en jeu. Des voix lui parvinrent au détour d'un couloir ; deux voix féminines, sûrement des servantes qui s’apprêtaient à rejoindre la place pour les festivités morbides.

Si il y avait une chose que les mericiens appréciaient plus que le whisky et les chants, c’étaient bien les exécutions.

Jahil s’apprêta à s’éloigner pour ne pas risquer de se faire voir en pleine attente, quand d’autres pas se précipitèrent vers elles.

— L'assassin ! Résonna la voix de Farra, haletante. Un type avec une cape noire, vous l'avez vu ?

Jahil esquissa un sourire en écoutant l’urgence que montrait sa collègue. Greki et Torost devaient être en train d’en faire de même. Finalement, tout se déroulait vite.

Il reprit son chemin.

— Plus vite ! Assena le Garde-pleurs.

Kamu grogna et encaissa la douleur d'une pique d'acier plantée de quelques millimètres de trop dans son épaule. Il fit mine de presser le pas, tout en veillant à garder l'allure la plus lente possible.

Les gardes lui faisaient encore traverser les couloirs nus du rez-de-chaussé, mais il reconnaissait le chemin des cachots. Plus que deux ou trois détours, et il devrait descendre dans ce trou sombre et humide qui ne présenterait aucun échappatoire possible – pas du tout là où il devrait se trouver quand les choses commenceraient.

Mais alors qu'ils arrivaient à un croisement, deux gardes accoururent vers eux.

— L'assassin, on nous a signalé sa présence !

— Je croyais qu’il était mort, gémit un garde.

— Comment a-t-il pu rentrer ?

— C’en est peut-être un autre ! Vous ! Rugit le commandant en désignant un groupe. Allez auprès de son Excellence ; vous, partez à sa recherche, séparez-vous pour couvrir le terrain ; vous, restez avec l'yvil et assurez-vous qu'il soit bien enfermé ! Tout de de suite !

Kamu jeta des regards nerveux autour de lui tandis que les Gardes-pleurs s'agitaient dans tout les sens. Les quatre qui restèrent avec lui étaient toujours de trop pour qu'il s'échappe.

À peine reprenaient-ils leur position autour de lui que d’autres pas approchèrent :

— L'assassin !

Kamu se retourna d'un même mouvement avec les gardes.

Le Garde-pleurs fraîchement arrivé jura en s'appuyant sur ses genoux, essoufflé, puis tendit son doigt tremblant en direction du couloir.

— C'est impossible, on vient de là-bas, il aurait dû nous dépasser ! Protesta un garde.

— Vous ne l'avez pas vu ? Nom-d'yvil !

— Du calme, grogna le commandant. Une équipe est déjà partie à sa recherche. Où l'avez-vous vu pour la dernière fois ?

— Ce sont des servantes qui ont rapporté sa pré…

— L’assassin ! hurla un autre garde en se précipitant vers eux depuis le fond du couloir. On vient de nous signaler sa présence !

— Calmez-vous ! Où a-t-il été vu pour la dernière fois ?

— C’était vers les cuisines !

— Au premier étage !

— Par Vultur ! S’écria le commandant. Que tout le monde se calme ! Vous et vous, aux cuisines, vous et vous, au premier !

Pour la seconde fois, les Gardes-pleurs se séparèrent dans la panique et accoururent vers les directions indiquées, laissant le couloir vide à l'exception de Kamu et de ses deux – seuls – gardes.

À présent, c’était son tour.

Jahil se rua dans l'escalier. Il dévala les marches étroites en manquant de trébucher plusieurs fois, priant Vultur et tout les Gardiens qu'il avait oublié pour que Kamu trouve un moyen de fausser compagnie à son escorte et que les autres aient pu quitter le Palais. Arrivé en bas, il tomba nez à nez avec deux Gardes-pleurs en pleine discussion, penauds.

— L'assassin ! S'écria-t-il devant leur air interloqué. Vous l'avez laissé filer !

— Pardon ?

— Tout les gardes sont réquisitionnés, expliqua Jahil, l'assassin est en ce moment même dans les couloirs du Carillon ! Il a forcément dû rentrer par là !

— Je croyais qu’il était mort ?

— Nous l'aurions vu ! aboya l’autre garde.

— Vous auriez dû ! Répliqua Jahil.

— Et puis d'abord, vous êtes qui, vous ?

— Rudit Chad, dit-il sèchement, je venais de terminer ma mission avec l'yvil quand tout ce remue-ménage a commencé.

— Oh non… gémit le deuxième garde.

— Je préférerais rentrer chez moi, mais je peux surveiller ici si il décide de revenir, maugréa Jahil.

— Mais puisque je vous dit qu'il n'est jamais venu ! Vociféra le garde.

— Il a bien dû arriver par quelque part !

Le Garde-pleurs soupira en frottant son visage.

— Bon, entendu. Restez ici, rudit Chad, on va voir ce qu'il se passe là haut.

— Aller, avance !

Kamu toisa les Gardes-pleurs sans bouger. Tout deux étaient bien plus petits que lui, mais ils présentaient le net avantage d’être armés ainsi que celui de jouir de leurs deux mains libres, sans compter que l’étroitesse du couloir rendait impossible les gestes de grande ampleur.

Comme poussé par le présage de ce qui allait arriver, l’un d’eux appuya violemment la pointe de sa lance contre les côtes de Kamu, réveillant les traces à peine cicatrisées de son dernier combat.

D’un mouvement brusque, il s’en empara de ses deux mains tout en reculant et en levant la lance. Le garde accentua sa poigne sur celle-ci afin d’en reprendre le contrôle, mais déjà, le pied de Kamu fendait l’air pour se ficher dans sa poitrine. Le deuxième garde ne perdit pas un seul instant et s’empressa de pointer son arme sur Kamu alors que son collègue gisait au sol, le souffle coupé. Celui-là s’assura d’enfoncer sa lance assez profondément pour l’empêcher de s’en emparer. Kamu hoqueta de douleur et recula avant que la lame aiguisée n’aille plus loin dans ses entrailles. Ignorant la puissante crampe qui lui tordait le ventre, il bloqua la pointe écarlate qui s’avançait encore vers lui en y enroulant la chaîne de ses menottes, puis ramena brusquement ses poings sur le côté. Le garde luta un instant avec sa lance pendant que son collègue se relevait péniblement, avant que Kamu ne la libère pour l’envoyer voler d’un coup de pied.

Profitant que ses deux adversaires soient choqués et désarmés, il fonça sur eux en les percutant de plein fouet. Évidemment, Kamu se retrouva au sol avec ses assaillants qui se débattaient – dont l’un réussit à lui envoyer son poing dans le nez. Sonné sous le rappel de cette douleur encore très fraîche, Kamu poussa un grognement et parvint quand même à lui rendre son coup, puis fit de même avec son collègue qui tentait la même manœuvre.

Kamu se releva en titubant. Il bondit tant bien que mal dans la direction des archives, laissant les deux gardes gémissants derrière lui.

Jahil tapait nerveusement du pied. Derrière lui, la porte menant aux archives menaçait à tout moment de retourner sous la vigilance des Gardes-pleurs. Il tendait l'oreille pour tenter de percevoir si quelqu'un approchait, fixant le haut des étroites marches qui grimpaient encore au-delà. Les échos de l'agitation qu'ils avaient créé se répercutaient dans tout les couloirs : claquements de bottes, ordres vociférés, poursuites effrénées. Jahil écoutait, non sans culpabilité, mais certain d'avoir fait le bon choix.

Une présence se fit entendre dans l'escalier. Il retint son souffle.

Des pas lourds et irréguliers se rapprochaient, lentement.

Jahil grimpa quelques marches, et lâcha un profond soupir lorsque des bottes crasseuses apparurent. Mais son soulagement fut de courte durée, puisque la chemise ensanglantée de Kamu ne tarda pas à suivre. Le jeune homme accéléra l'allure quand il le vit, ses poignets menottés pressés contre son ventre écarlate.

— Non, non ! S'étrangla Jahil en se précipitant pour l'aider.

— Je vais bien, dit Kamu d'une voix qui pourtant supposait le contraire.

Et c'était sans oublier son teint maladif.

— Ce n'est pas bon, fit Jahil en essayant de le soutenir. Vous êtes blessé et menotté, nous allons devoir…

— Je vais bien, répéta Kamu.

Il en avait l'air persuadé, quand bien même il chancelait toutes les deux marches.

Mais son regard restait parfaitement clair.

— Il faut juste que je m'éloigne d'ici le plus vite possible, reprit-il.

— Laissez-moi au moins faire quelque…

— Non, le coupa doucement Kamu, vous en avez fait assez.

Il gagna le bas des escaliers en ignorant ses tentatives d'aide. Jahil resta en hauteur de quelques marches.

— Alors… commença-t-il.

— Merci, Jahil. Merci pour tout.

Sans attendre, Kamu décrocha la lampe du mur, ouvrit la porte et tituba dans l'obscurité.

La porte se referma.

Près de quelques secondes plus tard, la démarche assurée des Gardes-pleurs retentit, et les deux gardes éconduits par Jahil apparurent.

— Aucune trace de l'assassin, annonça l'un d'eux. C’était sûrement une fausse alerte. Merci pour votre aide, rudit, mais nous allons reprendre notre poste. Rentrez chez vous, il n'y a plus rien à faire pour vous, ici.

Jahil acquiesça, encore hébété de ce bref adieu.

Puis, il remonta les marches, une par une.

Le rez-de-chaussé s'était apaisé. Mais le chaos reviendrait dès que la disparition de Kamu serait remarquée – et Jahil avait intérêt à fuir avant que ce ne soit le cas. Sans compter que ces deux gardes remarqueraient vite l’absence de la lampe…

En retrouvant son chemin jusqu’à l’air libre, animé d'un étrange vide et encore sous le choc, c'est à peine si il remarqua l’agitation au dehors.

— Rudit Chad !

Jahil chercha autour de lui dans le trouble le plus extrême, pour finalement reconnaître des visages familiers. Sa collègue Samra, vêtue du gris des rudits de paix, en pleine conversation avec Farra, Greki, et Torost.

— Ah ! Hum, vous… bonsoir.

— J''imagine que vous avez remis l'yvil au Garde-pleurs ? Demanda Samra.

Jahil lança un regard confus à Farra, qui lui répondit par un léger hochement de tête.

— C'est ça, acquiesça Jahil. Il doit être au cachot, à l'heure qu'il est… bon débarras, ajouta-il sans grande conviction.

La rudite approuva d'un petit sourire.

Kamu serrait les dents pour encaisser la douleur. L'air frais et humide peinait à rafraîchir son front trempé de sueur. Il se traînait entre les étagères chargées de poussière en agrippant sa lampe, dont le halo balayait les tranches de livres et les rouleaux de parchemins oubliés à mesure qu'il avançait. La perte de sang pompait ses forces et il s'inquiétait de son affaiblissement ; il devait s'éloigner autant que possible avant de succomber à ses blessures. Si jamais on découvrait son corps alors qu'il n'y était pas – ou pire, si jamais on le découvrait alors qu'il se réveillait –, il n'osait pas imaginer ce qui adviendrait de lui.

Respirer devenait compliqué. Et un goût de fer commençait à teinter sa bouche.

Il accéléra en longeant les allées ténébreuses. Cet endroit n'était pas plus rassurant qu'à sa dernière visite. L'obscurité lui renvoyait l’écho de sa respiration laborieuse et de ses grognements.

Kamu avait depuis longtemps dépassé le point qu'il avait atteint avec Merida, mais sa lumière ne cessait de lui révéler d'autres couloirs d'étagères et de papiers. Finalement, il parvint à atteindre le fond de cette immense salle. La petite porte en métal était là, incrustée dans le mur. Sans savoir qu’elle s’y trouvait, il ne l’aurait sûrement jamais remarqué.

Il reprit brièvement son souffle et s'y engouffra sans hésiter.

Un étroit couloir lui faisait face. Il retrouva la pierre et les arches des tunnels qu'il avait emprunté avec Jahil. Soudain prit de panique, il retint son souffle pour écouter.

Le râle persécuteur avait disparu. L'air était encore plus glacial que celui des archives, mais rien n'indiquait de présence indésirable.

Kamu s'engagea dans le couloir. Maintenir sa lampe en l'air l’éprouvait de plus en plus : les poings ainsi liés, il devait lever les deux bras ce qui, avec cette blessure en plein dans l'abdomen, revenait à remuer le couteau dans la plaie. Et sans ses mains pour contenir l'hémorragie, la tâche de sang poisseux ne cessait de croître, et son état d'empirer.

À sa grande surprise, le couloir déboucha sur un espace au plafond voûté et remarquablement spacieux. Une forme y était tapie. Kamu fournit un effort pour lever mieux sa lumière, craignant de retrouver la présence qu'il cherchait tant à éviter. Mais une fois les ombres dissipées, il se fit l'effet d'un fou en découvrant de simples barils. Soulagé, il continua de se traîner sur quelques mètres pour quitter l'endroit. Et se figea.

Le cœur bousculé par une terrible intuition, il retourna péniblement auprès des barils.

Il y en avait une vingtaine, tous scellés par un couvercle, tous regroupés.

Kamu passa un doigt sur la surface du bois. Aucune poussière.

Cette entrée des souterrains avait été découverte en début de semaine, mais personne n’avait mentionné la présence de ces barils – foutrement curieuse quand même.

Kamu gratta maladroitement le rebord d'un baril pour en soulever le couvercle. Aussitôt ouvert, il s'en dégagea une odeur pestilentielle – quoique familière.

Kamu hoqueta. Puis bondit en arrière quand il reconnut l'odeur.

— Oh, merde…

Les lueurs de sa lampe miroitaient à la surface du liquide. Il recula encore.

De l'huile de baleine. La plus communément utilisée pour les lampes – hautement inflammable. Et ici, il y en avait assez pour faire sauter tout le Palais, si ce n'était plus.

Comme pour rajouter à l'urgence de la situation, il prit en même temps conscience des milliers de cœurs qui se massaient, non loin. À peine un peu au nord, au dessus de lui.

La Place du Pendu.

— Merde !

Kamu s'appuya contre le mur, les mains tremblantes.

Aujourd'hui était un daymin. Aucune chance, donc, pour que les quelques rudits à encore explorer les souterrains ne déboulent ici. Et quelqu'un en avait profité pour installer ce merveilleux foutoir.

Il soupira en se laissant glisser au sol. Jura. Puis, au prix d'un effort, il se releva.

Et reprit la direction du Carillon.

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