Chapitre 43 : Inquiétez-vous d'elle

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Pleure, le feu du ciel,

pleure, le sang éternel.

Requiem pour l’aube, 12ème strophe.

— Vous… êtes de service ? Demanda Jahil.

— Tout à fait. Je suis chargée d’acheminer l’yvil jusqu’au Puits. J’allais me rendre à mes devoirs quand j’ai croisé nos collègues.

La place fourmillait de monde. Le brouhaha s’amplifiait sans relâche à mesure que de nouvelles têtes rejoignaient la foule, parsemée dans toute son étendue du halo de centaines de torches.

Les rudits se tenaient légèrement à l’écart, abrités sous la coursive du Carillon. La masse compacte de skiaciens formait un mur de discussion chaotique et impatiente, devant eux. Derrière, les Gardes-pleurs de service sondaient la place d’un œil vif.

— D’ailleurs, ajouta Samra, je croyais que vous passiez les chants en famille, rudit Trest ? Et vous aussi, rudit Brenan.

— Hum…

— Pas ce soir, répondit Jahil. Je les ai tous invité à les passer chez moi ; en fait, ils m’accompagnaient dans la dernière étape de cette affaire. Mais nous allons repartir.

La porte par laquelle il venait de sortir s’ouvrit à la hâte, suivie du claquement de bottes propre aux Garde-pleurs.

Ils viennent sûrement de remarquer la fuite de Kamu, nous ferions mieux de…

— L’yvil s’est échappé par les souterrains, marmonna prestement le garde à son collègue. Il vient de revenir, il dit qu’il a découvert une installation suspecte. Toujours aucune trace de l’assassin, on reste en surveillance accrue. Personne ne sort, personne ne rentre ; faites passer l’ordre.

Le désarroi frappa Jahil comme un coup de poing en plein dans l’estomac. Il dévisagea tour à tour les gardes et les rudits, aussi ahuris que lui.

— Rudite Samra, intervint sa collègue. Je dois récupérer l’yvil. Ai-je bien entendu ? Vous l’avez laissé s’échapper ?

— Il est revenu de lui même, répliqua le garde sur la défensive.

— Et… cette installation suspecte ? S’enquit Jahil. Que voulez-vous dire ?

— C’est sûrement un de ses tours, dit Samra sans laisser le temps au garde de répondre. Menez-moi à lui, je vais nous débarrasser de ce problème une bonne fois pour toute.

— Nous devrions prendre cette menace au sérieux…

— Rudit Chad, je crois que vous en avez fait assez. Bien, amenez-moi à…

— Je crois qu’il reste encore à faire, insista Jahil. L’intrusion d’un assassin et cette histoire d’installation méritent bien un peu d’aide.

— Vous avez raison, approuva le garde.

— Vous pourriez avertir l’Hôtel de paix ? dit Jahil à ses trois collègues.

Ils acquiescèrent avant de disparaître dans la foule.

— Suivez-moi, dit le garde à l’adresse de Jahil et de Samra.

Par Vultur, Kamu, les mauvaises nouvelles vous suivent comme le vent…

— J’apprécie votre prudence, rudit Chad, mais tout cela ne serait-il pas un peu de trop pour un simple individu ? Demanda Samra tandis qu’ils traversaient les couloirs grouillant de Gardes-pleurs.

— Dois-je vous rappeler que notre coupable est mort dans d’étranges circonstances ?

— Bien sûr… quelle déception. Mais vous avez sûrement raison, finalement : nous devrions prendre cette menace au sérieux.

Le garde les ramena tout droit vers les quartiers des Garde-pleurs. Le seuil à peine franchi, les intonations d’un conflit aux nombreux participants montèrent autour de Jahil. Il dut se retenir pour ne par se précipiter sur Kamu dès qu’il aperçut le jeune homme. Il était le seul assis dans cette petite pièce qui ressemblait à une salle de pause, entouré d’une dizaine de Gardes-pleurs contre lesquels il tentait d’appuyer des arguments à la seule force de sa voix défaillante. Même avec son teint de ropien, il paraissait effroyablement pâle, et Jahil lui trouva plus de sang et de blessures que lorsqu’il l’avait quitté.

Kamu se tût subitement en le voyant. Il cligna plusieurs fois des yeux, la mine désolée mais surtout, l’air de pouvoir succomber d’un instant à l’autre.

— Eh bien, notre menace à l’air d’avoir été convenablement maîtrisée, commenta Samra en lorgnant le jeune homme mal en point.

— Personne n’a appelé de rudit de santé ? Ne put s’empêcher de relever Jahil.

Tout les regards se tournèrent vers lui, incrédules.

Il souffla bruyamment pour expulser son angoisse et sa détresse, puis se dépêtra de sa cape en s’agenouillant devant Kamu.

— Je ne connais pas grande-chose à la santé, mais il me semble que perdre du sang n’est pas très bon, dit il en plaçant sa cape roulée en boule entre ses mains sanguinolentes et menottées. Tenez, appuyez.

Kamu s’exécuta en le remerciant d’un faible hochement de tête.

— Alors, et cette histoire d’installation suspecte ? Reprit Jahil. Quelqu’un va nous expliquer ?

— Des barils d’huile, souffla Kamu.

— Combien ?

— Au moins une vingtaine. Assez pour faire sauter le Carillon.

— Au moins, personne ne se trouve à l’intérieur, dit Samra. Tout le monde assiste à la pendaison. Il n’y a que nous est la garde, n’est-ce-pas ?

— Le Château, articula Kamu entre deux râles inquiétants. Il n’assiste pas à la pendaison, il doit être dans les jardins…

— C’est lui qui les a placé là ! Beugla un Garde-pleurs. Il vise son Excellence ! Comment aurait-il pu savoir où il se trouve ?

— Il me l’a dit…

— Quoi qu’il en soit, il est en sécurité avec une équipe de gardes, déclara un autre Garde-pleurs.

— Et depuis quand les gardes peuvent-ils arrêter les explosions ?

— Les barils sont toujours en place ? Demanda Jahil.

Les gardes hochèrent la tête.

— Renri et Kem les surveillent.

— Il faut les évacuer sans tarder, grimaça Kamu en se levant.

Il vacilla, encore à moitié replié sur lui-même.

— Kamu, vous avez besoin de vous faire soigner, protesta Jahil en voulant le faire rasseoir.

— Ça ira.

— On dirait que tu vas échapper au Puits, hein ? Ronronna un garde.

— Laissez-moi vous aider…

— Les rudits de paix ne vont pas tarder, vous devriez-vous…

— Jahil, le coupa Samra, s’il veut passer ses derniers instants ainsi, nous ne pouvons pas lui refuser. Aidez-le plutôt à tenir debout.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, lui murmura Kamu à l’oreille. Inquiétez-vous d’elle.

C’était de loin la pire façon qui lui ait été donnée de mourir. Non pas que ce soit la plus douloureuse ; c’était, en revanche, la plus longue.

— Vous auriez dû rester là-haut, déplora Jahil.

— Jahil, je suis désolé… tout vos efforts…

— Taisez-vous. Essayez plutôt de rester en vie.

Agonisant contre la pierre humide des souterrains, Kamu n’était évidement pas en mesure d’apporter son aide. Le rudit le soutenait tout en compressant sa cape contre la plaie qui continuait de vider ses maigres forces écarlates. Mais Kamu n’avait jamais compté participer à l’évacuation des barils ; si il était là, c’était pour surveiller cette Kerine Samra. Pour l’instant, celle-ci conversait avec l’un des Garde-pleurs qui faisaient office de porte-torche, accolés au mur afin de garantir le maximum de distance entre les flammes et les dizaines de litres de substance inflammable. Pendant ce temps, les rudits de paix tout juste arrivés examinaient les barils en rapportant leurs observations sur un support pourvu d’un encrier. Le silence entrecoupé du grattement des plumes et des rares conversations chuchotées alourdissait la tension qui pesait déjà sur toutes les têtes – sans parler du danger des torches à proximité, malheureusement nécessaires.

— Peut-être que si vous vous échappiez discrètement, vous pourriez trouver de l’aide et vous faire soigner, suggéra Jahil tout bas. Vous pouvez encore marcher ?

Kamu acquiesça. Il voulut se débarrasser d’un mollard sanguinolent, qui s’échoua sur ses propres vêtements.

— Merde… maugréa-t-il.

— Je suis sérieux, Kamu, votre état… vous devriez vous inquiéter…

— C’est inutile.

— Écoutez-moi, insista Jahil en jetant des coups d’œil furtifs autour d’eux. Personne ne fait attention à vous, ils sont convaincus que vous êtes déjà mort. Nous pourrions nous enfoncer dans les tunnels et…

— Jahil…

— Et vous pourriez vous enfuir.

Ils étaient tout deux postés à l’opposé de la sortie débouchant sur les archives, occupée par les rudits de paix. Seuls quelques mètres les séparaient de l’entrée d’un couloir qui s’enfonçait dans l’obscurité.

— Je vais réquisitionner une torche en prétextant devoir examiner vos blessures, déclara Jahil sans attendre de réponse.

Après un échange tendu avec un Garde-pleurs, le rudit rapporta le moyen d’éclairage.

— Ça va toujours ?

— Mmm.

C’était lui, ou sa vision se brouillait ?

À présent, les rudits de paix s’apprêtaient à évacuer les premiers barils par petits groupes. Kerine Samra s’entretenait toujours avec un Garde-pleurs – comme l’avait remarqué Jahil, plus personne ne se souciait de lui. Mais, en effet, les silhouettes sur les bords de son champ de vision semblaient étrangement floues.

— Venez, dit Jahil en le tirant vers lui.

Il passa le bras derrière son dos pour le soutenir, tout pantelant. Alors qu’ils s’engageaient prudemment dans l’issue ténébreuse, Kamu tourna la tête.

— Attendez…

Déjà bien enfouis dans le tunnel, Jahil l’arrêta et Kamu se retourna un peu plus, encore soutenu par le rudit, afin de mieux se concentrer sur les silhouettes qui se fondaient peu à peu dans l’obscurité de sa vision.

— Jahil, souffla-t-il.

Le bruit d’un choc étouffé lui confirma ce qu’il avait cru voir.

D’après la tâche de lumière mouvante et les exclamations, Samra s’était emparée de la torche du Garde-pleurs.

La tâche de lumière décrivit un arc chatoyant en direction des barils.

Kamu sentit le sol se dérober sous ses pieds tandis qu’il plaçait ses derniers efforts pour pousser Jahil plus loin dans le tunnel.

Le son des bottes mordant la poussière, ainsi qu’une prise ferme autour de sa taille le précipitèrent dans les ténèbres. Un souffle assourdissant l’enveloppa.

La dernière chose dont il eut conscience fut qu’une vive douleur heurtait sa tête.

***

Faust était là. Comme toujours.

Il était assis en tailleur derrière l’échiquier, sa figure impassible fixait Kamu.

— Tu joue les blancs.

— Je sais, murmura Kamu.

Rien n’avait changé. Les flots calmes et les cadavres flottant à leur surface les entouraient, comme figés à jamais. Sur l’îlot, et derrière Faust, les hauts arbres pointaient leur cime vers le plafond à la blancheur éclatante. Au niveau de leur tronc, la paroi rocheuse qui entourait cette partie de l’îlot laissait apparaître son gouffre insondable creusé par le réseau de racines anarchiques.

— Ils sont encore tous morts, n’est-ce-pas ?

La douleur physique avait disparu.

— Tu le verras quand tu y retourneras. Joue.

Kamu avança un pion en ravalant un sanglot.

— Je suis fatigué…

— Je sais, dit Faust en jouant à son tour.

— Pourquoi… pourquoi ça m’arrive à moi ? Pourquoi je me retrouve là ?

— C’est encore à toi.

— Réponds-moi ! Hurla Kamu en posant violemment un pion.

L’écho lui renvoya sa voix en une infinité de supplications faiblissantes.

— Pourquoi moi ? Et pourquoi toi ? Est-ce-que… tu es mort, toi aussi ?

Faust baissa les yeux sur le plateau de jeu. L’ombre d’une émotion passa dans le fond de son regard.

— Je suis mort il y a longtemps, répondit-il.

Puis il déplaça un pion à son tour, les yeux à nouveau vides.

Kamu l’imita sans se soucier de la partie.

Ils sont encore tous morts…

— Il y a combien de temps, exactement ? Reprit-il d’une voix éraillée.

— Je ne sais pas.

Les deux hommes enchaînèrent les coups.

— Pourquoi te retrouves-tu ici ?

Encore tous morts…

— Je ne le suis pas vraiment.

— Qu’est-ce-que ça veut dire ?

— Je n’existe plus. Je t’ai dit que j’étais mort.

— Et alors ? Moi aussi, non ? Pourtant, je… j’existe.

— Je ne suis plus que le vague souvenir d’une personne, dit Faust en prenant sa reine.

— Qu’est-ce-que ça a à faire avec moi ? Faust, implora Kamu sans pouvoir retenir ses larmes plus longtemps, j’ai besoin de réponses. J’ai besoin de savoir pourquoi. S’il te plaît…

Pour l’encourager, Kamu bougea son cavalier.

Faust resta immobile, tête baissée.

— Tu es né un jour de pluie, dit-il enfin en déplaçant sa reine. Les dieux t’ont choisi parce que tu es né à l’instant précis où ils ont eu besoin de toi. Si tu étais né un instant plus tôt, ou un instant plus tard, les choses auraient été différentes. Mais tu es né un jour de pluie, en cet instant.

« Parce que les Hommes les ont déçu, parce qu’ils se sont sentis trahis et trompés, les dieux ont voulu riposter avec une dernière tentative pour calmer leurs ardeurs. Il ont fait de toi leur pièce maîtresse, leur arme ultime pour les punir. Alors, contrairement aux autres, tu n’as pas eu droit à la vie. Tu n’y étais pas destiné. Les dieux t’avaient déjà réservé un chemin tout tracé, mais le temps qu’ils réalisent leur erreur, il était trop tard. Tu existais déjà.

« Ils t’ont laissé pour seules compagnies la perte et l’éternité. Il t’était interdit de quitter ta prison, interdit de transmettre ton fardeau. Tu devais être celui vers qui convergeaient tout les cœurs, toute la vie qui ait jamais existé et qui existerait jamais. Celui qui pouvait l’effacer comme la mort efface les rires et les regrets, et tu ne devais quitter ce monde que lorsque le souffle du dernier mortel s’éteindrait.

« Alors, tu as attendu. Tu as attendu que ce dernier souffle vienne te délivrer. Mais il n’est jamais venu. Tout ce temps durant, tu n’as eu d’autre choix que d’observer tes semblables. Alors que, toi, tu attendais ce dernier souffle salvateur, eux, ils s'aimaient. Ils riaient. Ils pleuraient. Ils se transmettaient tout leurs regrets et tout leurs rêves à travers des générations d'esprits et de cœurs éternellement insatisfaits, et pourtant si accomplis. Tu les observais, tu les enviais. Tu les enviais.

« Tu voulais entendre les rires. Tu voulais sentir les larmes sur tes joues, ressentir la chaleur de l'amour et les frissons de la haine. Tout ce qui t’était interdit, tout ce que les dieux t’avaient pris, tu le voulais. Mais il n’est jamais salutaire de défier les dieux. Et toi, c’est ce que tu as fait. Tu as quitté ta prison. Tu as rejoint tes semblables. Tu as connu les chagrins et les rires, une vie comme tu en voulais. Tu as eu une femme, une femme que tu as terriblement aimé, et tu lui a donné un fils. Tu es mort à l’instant où il est né. C’était un jour de pluie. Quand il a reçu la vie, il a aussi reçu le fardeau qui t’accablait.

« Maintenant, c’est toi qui porte ce fardeau. Tu as perdu. Échec et mat en trois coups.

— Q-Quoi ?

Kamu prit conscience de ses joues ruisselantes. Il les essuya fébrilement tout en tâchant de calmer sa respiration.

— Qu’est-ce-que ça veut dire ?

— Regarde, là, ma tour menace ton roi et ma reine…

— Non, gémit Kamu, pas ça. Le… le reste, tout le reste. Qu’est-ce-que ça veut dire ? Des… Des dieux, et… et…

Sa gorge nouée engloutit sa voix.

— Tu vas bientôt repartir, déclara Faust.

— À quoi bon ? Tout le monde est mort, là-bas. Je… je suis sûrement enseveli sous les décombres, et je… à quoi bon, Faust ?

— Tu ne peux rien faire d’autre.

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