Chapitre 44 : Un chemin tracé

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5 ans plus tôt


Le corps de Mama reposait sur le tapis, tel qu'il était tombé. Son sang avait grignoté les fibres du tissu en une immense tâche de rouille. Les flammèches suffoquaient dans la cire fondue des quelques bougies encore allumées, insuffisantes pour éclipser la pénombre du bureau.

— Alors, tu vas nous dire ce qu'il s'est passé, oui ? fit Kob.

Assis par terre contre les étagères, Kamu fixait les motifs du tapis. Il ne pouvait pas regarder Mama. Il ne pouvait pas regarder ses amis. Molly, Costa, et Kob attendaient ses explications. Mais il ne pouvait pas leur en donner. Il n'en avait pas.

— Je… on parlait… commença Kamu d'une voix chevrotante. Et puis…

Un sanglot l’empêcha de finir sa phrase.

Kob fondit sur lui et le gifla.

— Arrête de pleurer, merde à la fin !

— Kob ! S’écria Molly.

— Quoi ? Si tu penses que tu peux réussir à le faire parler, vas-y, j'en ai marre de l'entendre pleurer !

Kamu, qui s'était figé sous le choc de la gifle, se remit lentement debout.

Kob l'observa d'un œil méfiant, toujours planté devant lui.

— Je suis désolé, parvint à dire Kamu, la gorge nouée. On discutait juste…

— Et puis quoi ? Elle est tombée toute seule sur le coupe papier ?

— Non… on… on s’est un disputé et puis… Mama, elle… et moi, je….

— C’est à cause de moi, le coupa Molly.

— N-Non !

— Qu’est-ce-que tu veux dire ? Intervint Costa.

Molly fuit son regard. Elle tordait ses mains tremblantes, les joues mouillées.

— Il n'y est pour rien, reprit-t-elle. Il voulait juste… nous protéger. Pas vrai, Kamu ?

Il hocha la tête avec quelques secondes de retard.

— Ce n’est pas de sa faute. Alors, Kob, arrête de le frapper !

— Il en avait besoin, répondit le grand blond en allant s'appuyer contre le bureau. ( Il croisa les bras et haussa les sourcils en toisant Kamu ) Ça va mieux ?

Kamu ne répondit pas. Son regard déviait toujours vers le corps inerte. Il se sentait si vide. Si impuissant. Pourquoi fallait-il que les choses aient aussi mal tourné ? Une petite voix lui murmurait que c'était entièrement de sa faute. Et il ne pouvait pas lui donner tort.

La porte du bureau s'ouvrit brusquement.

— Les petits sont couchés, fit Iria en rentrant avec Irana.

Elle contempla le corps de Mama, les traits crispés. Un bref silence s'installa dans la pièce, puis Iria éclata en sanglots. Sa sœur la serra dans ses bras, le regard aussi vide qu'eux tous.

— Kamu, dit doucement Costa. Tu agis bizarrement depuis quelques temps. Est-ce-que c’est lié… à tout ça ? Tu as dit que Mama et toi vous disputiez. Pourquoi ? Et Molly, elle a dit que tu voulais nous protéger.

À son tour, Kamu fuit le regard de son ami.

— Et si vous nous expliquiez, tout les deux ? Qu’est-ce-que vous cachez ? Fit Irana.

— Je vais vous expliquer, dit soudain Molly. Ne t’en fais pas, rajouta-t-elle devant le regard affolé de Kamu, ça ira.

Après une longue hésitation, Molly finit par raconter comment ils avaient découvert les sombres secrets que renfermait le bureau de Mama, sans mentionner sa propre expérience dans celui-ci. Le visage de leurs amis se décomposa au fil du récit. Quand elle se tut, tout les yeux restèrent braqués au sol en silence.

— Qu'est ce qu'on fait, maintenant ? Murmura Iria. Est ce qu'on ne devrait pas avertir quelqu'un ?

— Un rudit de justice ? Proposa Costa. Si Kamu n’y est pour rien, il comprendra sûre…

— Pfff ! Toi, alors ! Lança Kob. Les gens s’en ficheront bien que Kamu soit innocent… c’est un yvil, tu te rappelles ? Il est déjà coupable.

— Le Père Cotard ? Dit Irana.

Costa gémit.

— Il vient demain, se rappela Kamu d’une voix blanche.

La frayeur de sa venue lui fit l'effet d'une seconde gifle.

— Comment tu sais ça, toi ? Demanda Kob.

— C'est Mama qui me l'a dit.

— Alors qu’est-ce-qu’on va faire ?

— On va sortir de cette pièce, déclara Costa, rester ici n'est pas bon.

— Et quoi, ensuite ?

Costa rajusta ses lunettes et inspira un grand coup.

— On va préparer la venue du Père Cotard.


***


— Vous ne savez pas ? Vous ne savez pas ?

Les rides creusées du Père Cotard tremblaient furieusement sur son visage anguleux.

— On s’est réveillés et elle n’était pas là, répéta Kob. On a remarqué qu’il manquait un cheval, mais on ne sait pas où elle a pu aller avec.

Tout les six se serraient craintivement dans le bureau. Kamu faisait son possible pour éviter de croiser le regard du vieil homme, assis à la place de Mama. Il avait l’impression que le Père Cotard aurait pu y lire sa culpabilité jusque dans ses moindres lignes – pour peu qu’il ne la déduise pas déjà à son regard fuyant. Ou bien, par simple principe.

— Et voilà que ce cheval revient ici tout seul, qui plus est sans Amra. Il n’a pas dû aller bien loin.

Personne ne broncha. Des éclats de voix leur parvinrent de la salle à manger, où les plus jeunes avaient été rassemblés sous la surveillance de deux rudits de paix accompagnant le Père Cotard.

— Kamu, mon garçon, lève donc la tête, ordonna ce dernier d’une voix doucereuse.

Il fut forcé de s’exécuter.

— Amra a-t-elle eu le temps de t’annoncer les raisons de ma venue avant cet… étrange incident ?

— O-Oui, Monsieur.

— Bien, bien.

Le Père Cotard tapota l’enveloppe qui avait tant réjoui Mama.

— Tu comprends bien qu’après cet évènement, et tant que nous n’aurons pas retrouvé Amra, ta sortie du pays doit être retardée.

— Oui, Monsieur.

Kamu déglutit alors que tout ses amis se tournaient brusquement vers lui.

Le Père Cotard poussa un soupir exagéré tout en continuant de tapoter l’enveloppe de ses doigts bagués.

— J’ai voyagé à Haffris, il y a de cela plusieurs décennies. Vous n’êtes pas sans savoir que les haffriens excellent dans le tissage, et tout particulièrement les tapis. À mon retour, j’ai offert un tapis haffrien à Amra – tapis qu’elle a, depuis ce jour, toujours gardé dans son bureau. Hors, je ne le vois nulle part ici.

— Je… je crois que Blake a fait une tâche d’encre et que Mama l’a enlevé pour le laver, dit Molly.

— Les tapis haffriens ne se lavent pas. Et cette enveloppe, ajouta le Père Cotard, n’a pas dû s’ouvrir toute seule. Je suppose qu’Amra a voulu nettoyer le coupe papier ?

— Peut-être que quelqu’un l’a emprunté ? Suggéra Kob.

— Décidément, il semble qu’il y ait beaucoup de disparitions. Cela dit, une autre hypothèse me vient à l’esprit – hypothèse, certes, invraisemblable, mais qui expliquerait cette série d’évènements de façon plus cohérente. Prenons ce cheval, par exemple. Il paraît très étrange que cette bête, prétendument utilisée par Amra pour quitter Claire-voix, revienne sans elle. À part si Amra n’a jamais quitté Claire-voix. Mais si Amra est toujours ici, où se trouve-t-elle, me diriez-vous ? Où… se trouve-t-elle ? Répéta lentement le vieil homme en les sondant tour à tour. Invraisemblable, oui, reprit-il après un instant, et pourtant, Amra pourrait se trouver ici, enroulée dans un magnifique tapis tâché de son sang, et en compagnie de la lame qui aurait servi à la tuer. Mais ce ne peut pas être le cas… ce ne le peut pas. N’est ce pas ?

— Monsieur, bredouilla Kob, jamais nous ne…

— Silence.

— Mais…

— « Mais » quoi ? « Mais » n’est pas une phrase. « Mais » n’est qu’un geignement dont on pourrait grandement se passer !

Le Père Cotard les balaya de ses yeux flamboyants.

— À quoi vous attendiez-vous ? Pensiez-vous que je serais assez dupe pour croire à vos mensonges ? ( Il se pencha lentement vers eux ) Ai-je l’air d’être dupe ?

— N-Non, protesta Iria d’une petite voix, Monsieur, nous n’avons pas… nous n’avons pas menti.

— M’ait d’avis que je dois avoir l’air d’un fou ou d’un idiot, puisque vous persistez à me mentir effrontément.

Encore une fois, personne ne broncha.

— Bien, fit le Père Cotard en se relevant. Bien, bien… je ne pensais pas devoir en arriver à de telles extrémités, mais, puisque vous m’y forcez… Savez-vous ce qu’est le Puits des Oubliés ?

À la droite de Kamu, Molly hoqueta. À sa gauche, Costa pleurait silencieusement.

— Il s’agit d’un trou sans fond où croupissent les criminels qui n’ont pas eu la chance de rejoindre Vultur. Il en ressort tout juste assez de personnes pour rapporter les immondices que les criminels endurent ici-bas… Et c’est là que vous serez d’ici la fin de la journée, tous autant que vous êtes.

— Je ne veux pas y aller ! S’écria Irana en éclatant en sanglots.

— Hélas, mon hypothèse est plus cohérente que la vôtre, et si aucune autre explication ne vient élucider ces disparitions mystérieuses, je devrai vous considérer comme tous coupables de ce meur…

— Monsieur, s’étrangla Kamu.

Molly prit sa main dans la sienne pour la serrer avec force.

— Je pourrais vous parler… seul à seul ?

— Non, souffla Molly.

Le Père Cotard se fendit d’un sourire affable.

— Bien sûr, mon garçon. Vous autres, rejoignez le reste du groupe.

Quatre d’entre eux se détournèrent avec hésitation, mais Molly resta figée.

— Ça ira, murmura Kamu à son oreille. Je ne dirai rien.

La jeune fille resserra sa prise autour de sa main, les yeux brillants. Kamu serra sa main tout en hochant la tête pour l’encourager à partir. Finalement, Molly quitta la pièce avec les autres.

— Alors, s’enquit le Père Cotard, je t’écoute, qu’as-tu à me dire qui nécessite autant d’intimité ?

— J’aimerais que vous m’écoutiez jusqu’à la fin, dit Kamu. Sans m’interrompre, s’il vous plaît.

— Si tu fais des phrases correctes, cela ne devrait pas poser problème.

Kamu lui raconta. Toutes les heures que Molly avait passé dans le bureau de Mama tandis qu’ils pensaient qu’elle travaillait sa lecture. Toutes les heures que les autres pensionnaires y avaient également passé. Comment la conversation de la veille s’était déroulée, comment Mama avait invité Kamu à lui planter cette lame.

Le Père Cotard écouta patiemment. Il hochait parfois la tête sans quitter des yeux ses bagues massives qu’il faisait tourner à ses doigts.

— Je vais vous dire où se trouve le corps, acheva Kamu.

— Bien évidement.

— Mais seulement si vous me promettez de laisser les autres tranquilles.

— Je te demande pardon ? fit le Père Cotard en haussant un sourcil.

— Ils n’y sont pour rien, ils n’ont rien fait. Je… je suis le seul coupable. Je suis celui qui doit aller dans ce puits ; eux, ils n’ont fait que me protéger.

— Et tu apprendras qu’il s’agit de complicité. Un crime pour lequel…

— Je m’en fiche, cracha Kamu. Si vous voulez que je vous dise où se trouve le corps, promettez moi qu’ils seront sains et saufs. Et qu’ils deviendront rudits.

Le Père Cotard renifla, le nez froncé.

— Très bien, finit-il par dire. Je te fais la promesse que tes amis seront sains et saufs, et qu’ils deviendront rudits.

Il avait expulsé ces mots de sa bouche comme si ils s’étaient s’agit de vinaigre.

— Et maintenant, montre moi le corps.

Sans même prendre la peine de se couvrir, Kamu mena le Père Cotard à l’extérieur. À chaque pas dans le froid, son avenir se révélait devant lui. Il jeta un regard au ciel cendreux, les yeux à demi-clos pour supporter les bourrasques et la pluie.

Le Puits des Oubliés… alors c’est le chemin que tu me réserves, Vultur ?

L’esprit fiévreux, il guida le vieil homme jusqu’à l’abri à bois. Ce dernier se contentait de le suivre en grimaçant, sa maigre silhouette fermement enserrée dans sa cape de velours. Là, derrière l’abri, une parcelle de terre fraîchement retournée lui offrit la réponse que le vent ne lui avait jamais donné.

Non, songea Kamu. Ce chemin, c’est moi qui me le suis tracé tout seul.

Vultur n’avait fait que le porter de mauvaise décision en mauvaise décision.

— Creuse, ordonna le Père Cotard en indiquant la terre de son doigt osseux.

Muni d’une pelle, Kamu répéta les mêmes gestes qu’il avait déjà exécuté la veille.

Tchak. Entre chaque coup, les rafales lui rapportaient les tintements du carillon de la tourelle. Tchak. Le Père Cotard l’observait. Tchak. Kamu entendait les battements de son cœur, calmes et réguliers. Tchak. Il entendait également ceux de Claire-voix. Tchak. Trente-deux pouls qui résonnaient entre la brume et son esprit. Tchak. Les couleurs du tapis apparurent sous la boue. Tchak. Ce chemin, c’est lui qui l’avait tracé, oui. Tchak. Et il le méritait.

Kamu jeta la pelle sur le côté. Il releva ses cheveux ruisselants, les yeux rivés sur les souliers de Mama qui ressortaient du tapis.

— L’arme, dit le Père Cotard, va la chercher.

Kamu rejoignit Mama, manquant plusieurs fois de glisser dans la boue lors de sa descente. Les pieds empêtrés dans la terre meuble et les franges du tapis, il s’agenouilla et avança une main tremblante vers le cadavre. Même en ne soulevant qu’une partie du tissu, la main de Mama se révéla à l’air libre et à sa vue. Une main gonflée et à la peau diaphane. Froide. Il ignorait qui des larmes ou des gouttes de pluies étaient les plus nombreuses sur ses joues.

Le coupe-papier empoigné, Kamu se retourna vers le Père Cotard. Le vieil homme se saisit de la lame qu’il lui tendait. Et alors que Kamu s’apprêtait à remonter, celui-ci s’accroupit devant lui.

Kamu leva les yeux.

— Vois-tu, mon garçon, il y a des fois où je préférerais avoir tort.

Le Père Cotard examina le coupe-papier bruni de sang.

— Malheureusement, soupira-t-il, cela n’arrive jamais.

Kamu aperçut le faible éclat de la lame.

Puis le Père Cotard lui trancha la gorge.

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