Chapitre 45 : Celui qui accompagnait toutes ces guerres

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La cadence d’une armée, ça, c’était quelque chose. On racontait que celle des légions zianaises se ressentait dans les vibrations du sol qu’elles martelaient avant même de se faire entendre. La cadence d’une armée, c’était ce qui imposait le rythme et le moral ; c’était ce sur quoi les soldats se reposaient pour guider leurs pas et leur esprit sur le chemin d’une bataille. La cadence d’une armée, c’était ce qui indiquait l’humeur des troupes, les effectifs, la détermination ; c’était ce qui annonçait la victoire avant même d’avoir engagé le combat. La cadence d’une armée, c’était le pouls de la guerre.

Et c’était un bruit spongieux.

Le monde connaissait Merica pour ses intempéries sans merci, aussi, les soldats zianais s’étaient parés de fourrures et de bottes montantes pour en affronter les retours. Mais finalement, ce n’était pas le froid qui avait eu raison d’eux – ou du moins, pas seulement.

Les pieds d’Ixam plongeaient dans la boue. La seule cadence qu’il entendait était celle des gouttes de pluie s’écrasant sur son casque.

En trois semaines, ils n’avaient croisé que des villages où les habitants avaient vite eu fait de se réfugier dans leur bicoque en bois – et du bois, ça, il n’en manquait pas dans ce pays. Quand l’horizon n’était pas obscurcie par ces immenses forêts d’arbres épineux, c’était son rideau de pluie qui vous masquait les alentours. Et malgré l’effectif doublé des éclaireurs pour palier à cet aveuglement, aucun d’eux n’avait rapporté de signe de riposte à leur entrée en territoire ennemi. Pourtant, trois semaines, c’était moins de temps qu’il n’en fallait pour préparer une défense, même sommaire. L’armée mericienne devait être plus qu’affaiblie pour ne pas réagir.

Ou alors, elle leur réservait autre chose.


***


— La route de l’est est dégagée, le terrain nous donne l’avantage de les voir arriver, dit Mezden.

— C’est un avantage qu’ils auront aussi, répliqua Xadyl.

— Ils savent qu’on arrive, autant favo…

— La route de l’est est trop évidente, coupa Ixam.

Il tapota la carte. Même avec une toile tendue au dessus de leur tête, le papier humide flanchait sous les rafales intempestives.

— Ils ont dû préparer leur défense sur toutes les entrées de la ville, reprit-il. Mais leurs effectifs sont si réduits qu’ils ne peuvent pas nous attaquer de front, sinon, ils l’auraient déjà fait.

— Qu’est-ce-que tu proposes ?

— La route nord.

— Mais… la forêt…

— Aucun éclaireur n’est revenu, ils nous attendent de tout les côtés, c’est certain. Mais ils ont quand même dû en favoriser un, ça aussi c’est certain.

— La forêt, c’est parfait pour tomber sur des troupes cachées !

— Et la route est, c’est trop prévisible, dit Ixam. C’est sûrement là qu’ils ont posté la majorité de leurs troupes. Alors que la forêt…

— Ça va ! J’ai compris, maugréa Mezden.

— Mais les rangs ne pourront pas tenir sur ce type de terrain, commenta Xadyl.

— Pas si on réorganise les troupes.

— Qu’est-ce-que tu proposes ?


Les cinq mille soldas se repartissaient en escouades de quarante hommes ; à cinq cent mètres d’eux s’agitaient les silhouettes des troncs épais qui avaient avalé les éclaireurs. La forêt bruissait, si dense qu’on n’apercevait que l’ombre de ses entrailles derrière les premières branches. La formation de déploiement permettrait d’avancer sûrement et prudemment. Les escouades progresseraient assez éloignées pour couvrir le maximum de terrain, mais suffisamment proches pour communiquer rapidement en cas d’embuscade. Passée l’orée broussailleuse, les légionnaires découvriraient à quel point l’armée mericienne avait préparé leur accueil.

Pour cela, ils n’attendaient plus que l’ordre d’Ixam.

Le général, en tête de sa propre escouade, scruta le terrain. Pas de retour des éclaireurs, pas de cadence ; juste de la pluie et du vent qui giflaient ses joues. Même Cladio, fermement serré dans son poing droit, restait silencieux.

Ixam jeta un regard à Maze : l’officier gueulait encore sur des soldats, à deux lignes derrière lui. Il soupira, redressa la tête. Puis hurla :

— Pour le Créateur ! Puisse-t-il nous accorder une place dans son royaume !

Les cinq mille soldats hurlèrent en retour. Et se mirent en marche.

Ixam avança avec son escouade. La terre humide absorbait leurs pas et les herbes hautes entravaient la marche. Il ne restait plus qu’une centaine de mètres avant l’entrée de la forêt quand les premières lignes tombèrent sur un avant-goût de l’accueil tant redouté.

Pas moins d’une dizaine d’escouades disparurent sous terre dans un fracas métallique et de cris stridents.

— Halte !

Quelques rescapés résistaient en bordure d’une fosse géante, apparue soudainement. Ixam s’y précipita, puis comprit avec effroi la nature des broussailles agglutinées sur le terrain. Elles s’étaient dérobées sous les pas des soldats, les emportant avec elles au fond de cette fosse érigée de piques en bois. Tous n’étaient pas morts : les rares survivants gémissaient dans la boue, les herbes, et les cadavres, leurs membres tordus dans un angle qui ne rendait pas nécessaire d’aller les secourir.

Loin derrière Ixam, d’autres hurlements retentirent parmi la brusque agitation des dernières lignes.

Ils sont là, ronronna Cladio.

— C’est quoi, ça ? Paniquèrent les soldats, dont l’attention se tournait entièrement vers l’arrière de la formation.

— Fait chier… On inverse la formation ! Beugla Ixam. On inverse la forma…

Une vague d’acier percuta les lignes arrières au même moment où une pluie de flèches fendit le vent dans leur direction.

— BOUCLIERS !

Les hommes tombèrent dans une cohue d’armures et de cris étranglés. Au loin, le jaune des étendards s’érigeait dans le ciel, où l’ours de Merica ondoyait au vent. Autour d’Ixam, les soldats au visage transfiguré d'horreur contemplaient l'arrivée funeste de leurs assaillants, et dans le désespoir de leur regard se reflétait la vision de la mort qui cavalait vers eux.

La fosse était trop large pour songer à la sauter. Dans la panique, certains soldats l’oublièrent et s’ajoutèrent aux victimes des pieux effilés tandis que d’autres, encore, plus loin dans le chaos, poussaient leurs compagnons dans une vaine tentative de fuite en les précipitant malgré eux dans la fosse.

— CLADIO ! Hurla Ixam.

Tu n’apprécie pas ?

Ixam se chargea de la frénésie et du chaos qui rongeaient son armée. Il inspira à grand coup. Son sang bouillonnait, ses doigts démangeaient, la rage le dévorait tout entier. Il hurla, puis fonça dans la mêlée.

Il tomba en un rien de temps sur les soldats ennemis les plus avancés ; un instant plus tard, leur gorge béante éclaboussait l’herbe tendre. Ixam se fraya un chemin à coup d’épée et de bouclier, plantant, fracassant, tranchant tout ceux qui n’étaient pas des siens. Le sang fusait en gerbes écarlates sur l’acier des armures. Tout ces hommes, résolus à mourir… Ixam était résolu à les tuer. Son sang battait si fort dans ses tempes qu’il sonnait comme sa propre cadence – Ixam tuait, les autres mourraient : c’était la cadence de la Guerre qui hurlait dans ses veines, et elle lui hurlait de ne jamais s’arrêter. Encouragés par son assaut, les zianais avaient délaissé leur crainte pour s’emplir de la même fureur qui animait leur général. La formation n’existait plus, mais ils n’en avaient pas besoin. Le Fléau des Hommes était leur seul salut.

Les ennemis se précipitaient sous les lames, leurs cadavres retombaient par dizaines, et par dizaines, et encore par dizaines. Alors qu’il se battait, Ixam distingua des ombres rougeâtres s’adonnant au combat. Dans l’effervescence, il crut rêver. Et pourtant, les silhouettes semblaient guider les gestes de ses soldats.

Ixam se battait ailleurs. Les bottes des soldats crissaient sur le tapis de neige recouvrant la plaine, mais ce n’était pas ses soldats. Ils revêtaient des pantalons blancs et des vestes marines, ainsi qu’une coiffe hérissée de poils rouges tachetés de flocons. Dans ses mains, Ixam tenait une arme en bois, longue et lourde, agrémentée d’une lame à son bout. Les ombres sanguinaires habitaient également ces soldats. Ixam eut juste le temps de distinguer quelqu’un venant vers lui que, déjà, le ciel mericien recrachait à nouveau sa pluie sur son visage. Il para un coup d’épée et trancha la gorge d’un soldat ennemi. Le sang tombait autant que la pluie.

Puis la chaleur l’écrasa. Une chaleur portée par une nuit lourde et épaisse. Dans cette ville aux remparts et bâtiments de pierre, les torches éclairaient des tas de cadavres. Une cloche retentissait dans l’air poisseux. Des hordes enragées poignardaient ou enfonçaient leur épée dans des civils – hommes, femmes, enfants – certains richement vêtus, d’autres ne portant que des haillons. Les silhouettes écarlates étaient encore présente, et celle qui s’avançait vers Ixam l’était également.

Le champ de bataille, à nouveau. Ixam, n’avait pas encore retiré sa lame du corps d’un soldat qu’il était déjà ailleurs.

Des objets tombaient du ciel en sifflant. Des chocs assourdissants projetaient les hommes dans les airs sous une vive et brève lumière. Dans ses mains, Ixam tenait une arme d’où jaillissaient des étincelles meurtrières. Et au milieu de ces soldats aux uniformes gris et de leur double fantomatique, un homme venait vers Ixam. Le temps qu’il puisse distinguer le visage de celui qui accompagnait toutes ces guerres, la terre sous ses pieds fut remplacée par du sable.

Les yeux de l’homme brillaient d’un éclat ardent, celui-là même qui auréolait ses hommes sur le champ de bataille. Un instant, Ixam combattait les mericiens ; celui d’après, c’était cet homme. Il portait un plastron doré ainsi qu’une jupe de légionnaire, et son casque assorti s’agrémentait d’une frange de poils rouges, comme ses yeux.

Pour le reste, Ixam jurait d’avoir à faire avec son propre reflet.

— Cladio ?

Il manqua de peu le tranchant d’un soldat mericien. Ixam para le coup avec son bouclier et enfonça sa lame sous l’aisselle de l’ennemi. Celui-ci tomba à genoux. Alors qu’Ixam retirait son glaive avec un coup de pied en pleine poitrine, l’homme réapparut devant lui.

— Pourquoi tu me ressembles ? S’écria Ixam.

Cladio plaça plusieurs coups habiles qu’il eut du mal à esquiver dans sa confusion.

— C’est toi qui me ressembles !

Au terrain venteux, se superposait comme un voile une arène où il devait sans cesse répondre des attaques – ou celles de Cladio, ou celles des soldats mericiens hurlant sous la pluie.

— Du nerf ! aboya Cladio.

Ixam ne parvint pas à éviter son coup de lame – à moins que ce ne soit celui du soldat qu’il combattait ? – qui lui entailla le bras.

— Qu’est-ce-que ça veut dire, tout ça ?

— Tu veux entendre l’histoire derrière ton visage ? Demanda Cladio en enchaînant avec une autre attaque.

Ixam bloqua son coup. Leurs deux lames échangèrent les cris stridents du métal qui s’entrechoque. Face à lui, c’était un soldat. Face à lui, c’était la fureur de la guerre. Elle le berçait mieux que sa propre mère l’eut jamais fait.

— Les Hommes, cingla Cladio avec un coup d’épée, sont pathétiques !

Le champ de bataille s’étendait dans une mer d’acier et d’agonie où les vagues des silhouettes rougeoyantes et enragées se déchaînaient entre elles. Épée contre épée, soldat contre soldat, homme contre homme ; le Léviathan n’avait pas besoin de les traîner jusqu’en enfer. Ils y étaient déjà.

— Si pathétiques, enchaîna Cladio en même temps que ses coups, que les dieux ont eu pitié d’eux. De tout les animaux, l’Homme était le plus faible, sans griffe, ni pelage, ni défense, ni venin pour se défendre. La seule chose qui permettait aux Hommes d’avancer, c’était ce souhait illusoire qui perdure en chacun d’eux. Le désir d’éternité.

Ixam inspira vivement tandis qu'il enfonçait son glaive dans une gorge sans visage.

— Pour parer leurs faiblesses, les Hommes ont inventé des outils, des armes, et se sont élevés au rang de prédateur par leur seule ingéniosité. Les dieux les ont observé : lorsqu'ils étaient heureux, les hommes riaient. Lorsqu'ils étaient tristes, les hommes pleuraient. Lorsqu'ils se détestaient, les hommes devenaient aussi féroces et impitoyables qu'un tigre ou qu'un ours, mais lorsqu'ils s'aimaient, ils pouvaient devenir aussi doux et délicats que l'éclosion d'un bourgeon. Fascinés et charmés par ces créatures, les dieux ont béni cette espèce par un présent. Ils leur ont offert le feu pour qu'ils puissent améliorer leurs outils et leurs armes, et les saisons pour qu'ils puissent cultiver la terre.

La voix de Cladio résonnait dans les cliquetis des lames et dans les hurlements de rage. La lueur ardente de son regard brillait dans les yeux de tout les hommes qui combattaient.

— Mais un mal semblait les abattre, rugit Cladio, un mal qui gagnait en intensité à mesure que ces créatures s'appropriaient cette terre et ses ressources. C'était ce désir d'éternité qui les poussait à ne jamais s'arrêter, à vouloir toujours plus. Pour l'assouvir, ils étaient prêts à tout, quitte à mettre en danger les leurs dans cet unique but.

Le chaos le dévorait. Ixam s'y frayait un chemin à coups de lame frénétiques. Le champ de bataille s'était transformé en abattoir impitoyable où les hommes frappaient ce qu'ils pouvaient, les leurs comme les autres.

— Pris de peine pour ces animaux et leur nature auto-destructrice, les dieux ont fait un autre présent. La colère, le conflit, la soif de sang qui les rongeaient seraient portés par un seul Homme qui se battrait pour l'humanité. Le désir, l’envie, et la passion qui dévoraient leur cœur et leur esprit seraient également portés par un seul de ces êtres qui assouvirait les rêves de ses semblables. Le mensonge, la fourberie, la ruse, la perfidie qui brisaient la confiance seraient le fruit d'une seule personne qui mentirait pour tout ses frères et sœurs. La peur, la crainte, les frissons du noir et de l'inconnu ne seraient aussi éprouvés que par un seul Homme qui tremblerait à la place de l'humanité. Ces personnes, érigées par les dieux au rang de sauveurs divins, seraient les gardiens du salut des Hommes, et leur intention renaîtrait chez leur enfant, ou se frayerait un chemin parmi les esprits à naître pour s'y accrocher jusqu'au prochain.

La voix de Cladio bourdonnait dans les oreilles d’Ixam, la pluie et le sang recouvrait sa vision. Il ne reconnaissait ni ses ennemis, ni ses alliés. Ses frères d’armes n’étaient plus qu’une cohue bouillonnante de sang, et Ixam en était le cœur : il absorbait et recrachait la violence pour chaque homme tombé.

— Satisfaits et convaincus d'avoir procuré aux hommes les clefs de leur salut, les dieux les observèrent, pressés d'assister aux merveilles auxquelles ils pourraient s'adonner sans être rongés par leur nature… Mais ce fut pire ! Hurla Cladio. Le rythme de la guerre qui pulsait dans leurs veines n'en devint que plus assourdissant, la passion qui ébranlait leur cœur se changea en un brasier ardent capable de tout brûler au seul nom du désir, le mensonge qui voilait leur visage se transforma en un masque de pierre insondable et inébranlable, et la peur qui les gardait dans leur confort familier devint la crainte de toute chose et s'empara de leur esprit.

À chaque bouffée d’air, Ixam retrouvait l'adrénaline et l'euphorie qui l'animaient si intensément lors des batailles, décuplant une force qui aurait dû être épuisée depuis longtemps déjà.

Parer, trancher, planter, esquiver. Recommencer.

Il ne s'était jamais senti aussi vivant.

— Alors c’est à cause de toi si la Guerre existe ? Cria Ixam.

— NON ! Tu n’as rien compris ! Cracha Cladio.

Il fonça sur Ixam. Au moment où leur armure entrèrent en collision, Ixam trébucha sur le champ de bataille et parvint tout juste à se rattraper sur un tas de cadavres.

— C’est à cause des Hommes si j’existe ! Acheva Cladio.

Ixam se retrouva paralysé tandis que son double onirique levait sa lame au dessus de lui.

L'arrivée soudaine d'une ombre dans son champ de vision lui donna un choc d’adrénaline, mais la douleur fulgurante sur toute la partie droite de son visage lui apprit qu’il était trop tard.

Le sol le heurta, du côté droit, celui-là même que la douleur venait de plonger dans les ténèbres. Puis ils finirent par l'engloutir entièrement.

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