Chapitre 46 : Certaines choses ne veulent décidément pas mourir

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Jour de larmes, que ce jour là,

en cendres, le vent nous portera,

jamais plus, l’aube tu ne verras.

Requiem pour l’aube, 16ème strophe.


Kamu était bel et bien enseveli sous les décombres.

Une forte odeur de fumée lui prit la gorge avant même qu’il n’ouvre les yeux. Un poids considérable ployait sur son corps ; il était allongé face contre terre, le nez plongé dans la poussière et les brisures de pierre. Cependant, il sentait que ses épaules et sa tête étaient relativement dégagées. Kamu s’aida de ses mains encore menottées pour dépêtrer le haut de son corps. Préparé pour faire face à la désolation qui l’attendait, il contempla, stupéfait, la faible lumière qui nimbait les souterrains. Une flammèche subsistait à sa torche, posée au milieu des décombres ; le sol en était entièrement recouvert sur une bonne couche d’épaisseur. Des particules de poussière stagnaient dans cette aura inespérée, au milieu desquelles se découpait une silhouette en train de lutter contre des éboulis obstruant le passage.

Sur le point de parler, Kamu fut pris d’une quinte de toux. La silhouette fit brusquement volte-face, à peine deux mètres devant lui.

— Vous êtes vivant ! Réussit-il à dire en toussotant. Par Vultur, vous êtes vivant !

Un rire soulagé remonta le long de sa gorge endolorie. Les traits sidérés de Jahil, maculés de sang et de crasse, ne firent qu’accroître son euphorie.

— Aaah ! Par tout les vents, Jahil, vous êtes vivant, répéta Kamu en tentant d’extirper ses bras de sous les débris.

— V-Vous… mais vous…

— Ouais, je sais.

— Mais que… comment… cette pierre…

Kamu tourna la tête vers la droite, pour se retrouver nez-à-nez avec un rocher légèrement plus gros qu’une tête humaine, couvert de sang.

— Ah… J’ai eu la tête explosée, c’est ça ?

Jahil acquiesça, les yeux ronds comme des billes.

— Vous pourriez… ( Kamu essaya de regarder derrière lui : des fragments de pierre de tailles diverses le recouvraient jusqu’à composer un mur de gravas au niveau de ses pieds ) Vous pourriez m’aider à me sortir de là ?

Sans un mot, Jahil boitilla jusqu’à lui en grimaçant, et manqua même de perdre l’équilibre lorsque le tapis de débris s’affaissa sous ses pieds. Kamu remarqua alors sa jambe sanguinolente.

— Vous êtes blessé, dit-il tandis que le rudit s’accroupissait à ses côtés.

— Je… ça va. Mais vous…

— Jahil, je me sens en pleine forme. Vraiment.

Vraiment.

— Mais comment…

— J’essaierai de vous expliquer. Si nous arrivons à sortir d’ici…

Jahil entreprit de déblayer les débris qui immobilisaient Kamu. Tandis qu’il s’affairait, le regard du rudit ne cessa de glisser sur la pierre ensanglantée.

Finalement, Kamu parvint à sa dégager du monticule sous les yeux ébahis de Jahil. Celui-ci le dévisagea intensément, en quête des blessures dont il souffrait avant le désastre – à présent disparues.

— Je vais bien, assura Kamu. Regardez.

Il souleva sa chemise. Jahil déglutit en constatant son abdomen intact. Plus de plaie, plus d’ecchymoses : il n’y avait que les traces de sang séché pour attester de leur existence passée.

— J’ai encore besoin de vous, dit Kamu en écartant ses poignets liés.

Toujours sans un mot, Jahil martela sans relâche la chaînette avec une pierre, jusqu’à ce que les mailles s’en retrouvent assez malmenées pour que Kamu puisse retrouver sa mobilité. Il se dégourdit les bras et tapota ses vêtements chargés de poussière en observant les décombres. Des fragments de pierre chutèrent de ses cheveux quand il y passa une main.

— Comment ces pierres se sont-elles retrouvées là ? Demanda-t-il en désignant le monticule qui obstruait le passage devant eux.

Il n’avait pas l’air très robuste, et laissait en plus un espace libre jusqu’au plafond – néanmoins trop mince pour pouvoir s’y glisser.

— Je crois que les pierres viennent de là, expliqua Jahil en montrant le mur de gravas derrière Kamu. Elles ont dû vous… vous passer dessus… je me suis réveillé sous les décombres et… Kamu, vous étiez mort.

— Je sais. Essayons de sortir de là, d’accord ? En libérant un peu d’espace, nous pourrons grimper et ressortir de l’autre côté. Cette partie des tunnels doit être encore empruntable.

— Et… et les autres ?

Des milliers de palpitations affolées parvenaient jusqu’à l’esprit de Kamu, pulsant au dessus de sa tête. Mais à l’endroit où se trouvaient les barils… c’était le silence absolu.

— Le Carillon a dû être détruit mais la place n’a rien eu, je crois.

Jahil s’humecta les lèvres, le regard flou.

— Sortons d’ici, dit Kamu en s’attelant à dégager les débris.

Lui et Jahil s’en saisirent et les jetèrent derrière eux pour élargir l’espace entre le sommet du monticule et le plafond. Le rudit tressaillit plusieurs fois au cours de l’opération, prenant surtout appuie sur sa jambe saine.

— Vous pourrez passer ? Demanda Kamu.

Il fit signe que oui, visiblement toujours sonné.

— J’y vais en premier, et je vous aiderai depuis l’autre côté, d’accord ?

Kamu grimpa sur les gravas et usa de ses coudes pour se frayer un chemin dans l’étroit passage, le dos quasiment collé au plafond. Mais comme soupçonné, le barrage paraissait plus imposant qu’il ne l’était vraiment et, passé le premier mètre, une pente abrupte descendait jusqu’au sol presque entièrement dégagé, à l’exception de quelques fragments de pierre. La majorité de l’éboulement s’était produit derrière eux.

— Passez-moi la torche, dit Kamu.

Il tira le rudit de son trou et le soutint pour le remettre sur pied, tout deux enfin libérés des entrailles du palais. Une main portant la torche et l’autre sous l’aisselle de Jahil, Kamu les fit s’engager dans les tunnels familiers.

— C’est la rudite Samra, n’est-ce-pas ? Demanda Jahil tout bas.

Il avançait tant bien que mal, boitant et haletant tout en s’agrippant à Kamu.

Au moins ici, l’air était plus respirable.

— Oui. Je l’ai vu lancer cette torche sur les barils.

— Mais pourquoi ? Gémit Jahil.

— Je… J’imagine que c’est lié à l’Ordre des Choses.

— Je l’ai croisé quand je suis sorti du Carillon… elle était sensée vous amener au Puits.

— Je crois que c’était une excuse, Jahil. Je crois qu’elle voulait faire sauter le Carillon, et moi avec.

— Comment… Kamu, vous étiez mort, je l’ai vu, et maintenant vos blessures ont disparu… comment est-ce possible ?

Kamu inspira un grand coup alors qu’ils arrivaient à un croisement.

— On pourrait dire que je suis maudit des dieux.

— Mais ça n’a aucun…

— Je sais, le coupa doucement Kamu. Ça me dépasse autant que vous, je vous l’assure.

— Le Père Cotard… il vous croyait mort, dit Jahil d’une voix blanche. Il… vous…

— Jahil, je vous expliquerai tout, je vous le jure, mais nous devons sortir d’ici. Où est la sortie la plus proche, à votre avis ?

— Vous devriez vous enfuir tant qu’il en est encore temps, dit Jahil après un instant.

Il voulut se dégager de Kamu, mais manqua de s’écrouler et se rattrapa in extremis sur lui.

— Quand je vous aurais conduit en lieu sûr.

Les deux hommes tournèrent à gauche et s’engouffrèrent dans un autre couloir obscur. Après plusieurs mètres éprouvants, la petite porte de fer qu’ils connaissaient bien apparut devant eux. C’est Jahil qui en tourna la poignée. Mais quelqu’un d’autre ouvrit la porte à sa place.

— Halte-là !

Des Garde-pleurs. Évidement.

Avant que Kamu ait pu songer à un quelconque échappatoire, Jahil bondit dans l’ouverture de la porte tout en le repoussant en arrière – le message était clair : « fuyez ».

Kamu lâcha la torche et s’élança en sens inverse tandis que des pas lourds se pressaient déjà derrière lui. Le retour à l’obscurité lui fut fatal. Pourtant, il avait à peine ralenti en arrivant face aux ténèbres, mais cela suffit pour qu’une masse se jette sur son dos et lui fasse ployer les genoux. L’instant d’après, son visage était plaqué au sol, la masse toujours sur lui. Il se débattit en grognant lorsque quelqu’un voulut ramener ses mains derrière son dos. Quatre bras robustes finirent par le maîtriser et une seconde paire de menotte rejoignit la première.

Les deux Garde-pleurs le traînèrent jusqu’à la sortie en dépit de ses coups de pieds et de ses gesticulations désespérées. Sorti du tunnel, il rencontra de nouveau le sol la tête la première sans pouvoir s’empêcher de crier lorsque son nez tout juste guéri émit un craquement significatif.

Le visage endolori et les dents serrées, Kamu s’échina à se relever malgré ses mains liées dans son dos. Il se pétrifia quand, encore à moitié étalé au sol, ses yeux se posèrent sur les pans d’une robe de velours violette.

— On dirait que certaines choses ne veulent décidément pas mourir, grinça le propriétaire de la robe.

Glacé d’effroi, Kamu leva les yeux.

Le Père Cotard se dressait de toute la hauteur de sa maigre silhouette, le dardant du mépris qu’il lui avait toujours réservé.

La semelle de sa chaussure lui écrasa violemment le visage. Kamu retomba au sol du peu qu’il s’en était levé, cette fois dans un cri muet.

— Au moins, nous avons nos coupables, soupira Cotard.

Kamu se retourna sur le dos en gémissant. Un sang épais coulait de son nez tuméfié. Puis, il put enfin se mettre sur ses genoux, respirant par a-coups saccadés. Lui et Jahil, également à terre, étaient entourés de Garde-pleurs dans la partie souterraine du Dôme Savant qu’ils avaient découvert une semaine auparavant. Elles ressemblaient aux archives du Carillon, bien qu’utilisées pour entreposer de vieux meubles drapés.

— Vous savez aussi bien que nous qui est le coupable, dit Jahil d’une voix faible.

Cotard lui accorda à peine un regard. Il se tourna vers les Garde-pleurs et dit :

— Emmenez l’yvil dans une salle d’étude du second. Quand à l’autre, tuez-le.

— NON ! Hurla Kamu.

Les gardes le saisirent sans sommation.

— Non ! Continua-t-il en résistant.

Jahil retomba dans un bruit mat. Les gardes emportèrent Kamu, qui contempla en s’éloignant la gorge béante du rudit recracher son bouillon de sang. Il hurla et lutta avec l’énergie du désespoir tandis qu’on le traînait dans les couloirs, des larmes de rage roulant sur ses joues.

— Meurtrier ! Salaud !

Un garde lui assena un coup de poing en plein visage. Kamu se débattit encore, puis ses mouvements et sa voix faiblirent jusqu’à devenir totalement vains. Finalement, les Gardes-pleurs le jetèrent dans une salle plongée dans le noir. Il venait tout juste de se remettre sur pied, pantelant, quand Cotard l’y rejoignit.

Le vieil homme ordonna qu’on les laisse seuls et entreprit d’allumer les bougeoirs.

— Espèce de salaud…

— Assis, siffla Cotard.

La pièce était meublée de rangées de pupitres et de chaises ; Kamu s’assit sur l’une d’elles, son cœur battant à un rythme effréné. Les milliers de pulsations hurlaient si fort dans son esprit qu’il les crut sur le point de céder. Il respira. Encore. Et encore, le regard brûlant de larme et de fureur à l’adresse de Cotard.

Il songea soudain qu’il n’aurait aucun remord à le tuer, si ce n’était qu’une telle mort soit bien trop douce pour cet enfoiré.

Mais à quoi bon ?

— Vieux salopard… vous les avez tous tué. Les rudits de paix, les Garde-pleurs, le Château, Jahil…

— C’est bien toi, n’est-ce-pas ? S’enquit Cotard.

Il prit une chaise pour lui même, à quelques mètres de Kamu. Les ombres des flammes dansaient sur sa peau ridée.

Kamu lui envoya un mollard ensanglanté.

— Oui, c’est bien toi, fulmina Cotard en essuyant sa joue.

— Je vous emmerde.

Cotard pinça ses lèvres.

— Je t’ai tué. Ça, j’en suis certain. Alors pourquoi respires-tu encore ?

— Pourquoi eux ne respirent plus ? Répliqua Kamu en se penchant vers lui. C’est la Seconde qui vous a manipulé ? Comme elle l’a fait pour accéder à son poste ?

— Mmm. Je vois. La vérité se mérite, mon garçon, dit Cotard en se penchant à son tour.

Les battements devenaient plus supportables, bien qu’encore trop forts.

— Je suis vivant, c’est tout. Je me suis réveillé dans une tombe, en train d’être enterré. C’est tout ce que je sais.

Cotard grimaça un sourire narquois.

— Personne ne me manipule. Et certainement pas une telle catin. Arkaline ne sait rien, elle était juste là au bon moment.

— Alors vous vouliez juste vous débarrasser du Château. Pourquoi ? C’est à cause de cette guerre contre Amalys ?

— Où sont passés les autres Murmures ? Où sont passés les rudits de paix restés à Claire-voix, ce jour là ?

— Vous avez menti ! Vous alliez les envoyer au Puits…

— Où sont-ils passés ? Articula Cotard.

— Envolés, souffla Kamu. Emportés par Vultur, comme il aurait dû m’emporter depuis longtemps. Cette guerre… C’est pour l’Ordre des Choses ? Pour le retour du Léviathan ? Ces… conneries qu’on nous enseignait… Hein ? Tout ça pour un foutu monstre qui n’existe pas ?

— Personne ne s’envole comme ça. Tu les as tué ?

— C’est à vous de répondre.

— Tu es les a tué comme tu as tué Amra ?

— Répondez !

— Je réponds quand j’en ai envie, martela Cotard. Alors, tu les as tué, n’est-ce-pas ?

— Ouais ! Hurla Kamu. Ouais, je les ai tué, comme j’ai tué Amra !

Cotard se redressa lentement.

Kamu s’écroula sur lui-même.

— Répondez-moi, sanglota-t-il. Vous voulez faire revenir le Léviathan ?

— Petit con. Le Léviathan n’est jamais parti… toi, en revanche… Il est temps que tu payes. Pour tout. Si seulement tu avais fermé les yeux sur Amra, j’aurais pu fermer les yeux sur toi. Mais de toute évidence, tu es aussi incapable de te taire que de mourir.

— Fermer… les yeux ?

Cotard renifla.

— Amra était une excellente formatrice, et elle ne le demeurait pas moins malgré ses fâcheux penchants.

— Vous… saviez ? Vous… l’avez laissé…

— Mon garçon, si seulement tu étais conscient de l’étendue de ton ignorance…

— Salaud ! Hurla Kamu. Tout ces morts… tous… c’est vous qui les avez tué ! C’est vous le meurtrier !

— Mais non, voyons. C’est toi. Et c’est pour cette raison que tu vas enfin connaître le sort que tu mérites.

— Oh, je vous en prie ! Allez-y, essayez un peu de me tuer.

— Chaque chose a une fin, siffla Cotard en se relevant. Et toi, mon garçon, tu n’aurais jamais dû avoir de commencement. Mais rassure-toi, la dixième heure approche à grands pas et je compte m’assurer que, cette fois, tu ne puisses plus causer de soucis. Qu’importe combien de fois il faudra que tu meures, tu finiras par rester mort, comme chaque homme doit l’être un jour.

— Attendez ! Cria Kamu, le faisant se retourner à deux pas de la sortie. Les… les yvils, quand ils ont pris la ville au début du Règne d’Azur… Amra m’a expliqué que personne n’a jamais su comment ils ont fait.

Cotard haussa les sourcils, l’air d’être agréablement surpris.

— Ils ont utilisé les tunnels, c’est ça ? C’est encore en rapport avec l’Ordre ? Combien… Combien de morts, combien de désastres doivent se produire pour satisfaire vos idéaux malades ?

— Tu sais ce qu’on dit, soupira Cotard en ouvrant la porte. La raison nécessaire…

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