Chapitre 47 : Les mêmes erreurs

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La maison avait regagné une partie de son calme d’antan. L’effervescence des premières semaines s’était lentement muée en langueur – à croire que les yvils s’ennuyaient de leur liberté. Gaïla, elle, commençait tout juste à dépasser la monotonie de sa captivité.

La plancher grinçait doucement sous ses pas tandis qu’elle arpentait sa chambre, passant distraitement son doigt sous son lien pour le détendre. La démarche qu’elle avait adopté pour supporter l’inconfort de sa ceinture lui venait à présent naturellement.

La requête de ses domestiques insurgés, leur exigence qu’elle porte le titre de Maître des yvils en tant que Conseiller – Conseillère ? – était si absurde, si naïve… Et pourtant, pour la première fois, Gaïla ne percevait plus cette demande comme une folie irréalisable, mais comme un échappatoire. Une solution.

Déjà, les yvils lui mangeraient dans la main si elle obtenait effectivement le pouvoir de décider du sort de tout leurs semblables, et cette révolte minable cesserait aussitôt. Ensuite, et surtout, les conditions liées à son veuvage n’auraient plus lieu d’être – si elle siégeait au Conseil, qui oserait lui reprocher quoi que ce soit ? Eux aussi, ils lui mangeraient dans la main… Quand à son honneur, elle doutait de pouvoir le restaurer un jour ; devenir une seconde épouse ne serait qu’une piètre illusion de son retour.

Assumer son titre : c’était la solution. Et même si elle n’avait aucun pouvoir en tant que Lana, il y avait bien quelque chose qu’elle pouvait essayer…

Le domaine Naïlen était toujours leur prison. Certes, ils n’y étaient plus esclaves, mais ils n’étaient pas libres pour autant. Le temps filait en emportant l’euphorie de cette première victoire, la remplaçant par les doutes et l’inquiétude de celles qu’il restait à accomplir.

Layn n’avait pas prévu que l’abattement les gagne si vite.

— À quoi tu penses ? Demanda Milo en caressant son dos nu.

Ses doigts effleuraient doucement les cicatrices en secouant Layn de petits frissons. Tout deux allongés sur l’épais matelas chargé d’étoffes et de coussins, ils se languissaient – non plus avec la délectation des premières semaines, mais habités par l’angoisse des lendemains incertains.

— Je sais pas ce qu’on doit faire, murmura Layn. Je croyais qu’elle aurait plus de pouvoir que nous, mais c’est juste une gamine. Son veuvage ne durera pas pour toujours… et si la situation change pas… tout ça n’aura servi à rien.

— Chut, fit doucement Milo en la prenant dans ses bras. Bien sûr que ça aura servi. En plus, je sais pas si elle aurait vraiment pu siéger au Conseil… Je veux dire, elle discute avec son miroir, pas vrai ?

Layn pouffa et nicha sa tête dans le creux de son cou.

— C’est pas ce que j’ai promis aux autres…

— Ça reste les plus moments de ma vie, et c’est grâce à toi.

— Ouais, mais… c’est pas assez. C’est pas encore… ça, que je veux.

Elle soupira, puis grimpa sur Milo pour l’embrasser. Tout deux étaient encore en train de profiter de leur intimité quant la porte de la chambre s’ouvrit à la volée.

— Julil, merde ! Tu pourrais frapper, quoi…

— Puis quoi encore ? Maugréa le jeune homme. C’est elle, ajouta-t-il avec un signe de tête désignant le couloir.

— Qu’est-ce-qu’elle a ?

— Elle veut qu’on l’emmène au Capitole. Elle dit qu’elle va convaincre les Conseillers.

***

La vue d’un mobilier soigné et rangé lui avait tant manqué ! Comme la Tour d’Horizon, le Capitole s’inspirait du style classique post-Azur avec ses tableaux champêtres, ses hauts plafonds et ses grandes fenêtres souvent accompagnées de miroirs afin d’en rehausser la luminosité. Le carrelage lustré renvoyait d’ailleurs tout autant l’éclat du soleil que l’écho de ses pas dans les longs couloirs que Gaïla traversait. Des rudits pressés la croisaient sans lui prêter attention, mais le passage se raréfiait à mesure qu’elle approchait de sa destination. Enfin, Gaïla finit sa course devant la double porte en bois massif derrière laquelle elle avait vu son oncle disparaître si souvent.

Aucun son n’en échappait, mais les Conseillers étaient bien là, comme quasiment chaque jour à cette heure-ci.

Gaïla s’efforça de calmer sa respiration qui n’avait cessé de s’affoler depuis son entrée au Capitole. Elle passa un doigt tremblant sous son lien, lissa les plis de sa robe noire. Souffla. Puis tourna la poignée.

Neufs têtes se tournèrent vers elle au grincement de la porte. Les Conseillers étaient tous attablés dans la salle de délibération, relativement petite, puisqu’elle ne contenait que le mobilier nécessaire à sa fonction : une grande table ovale et les dix chaises qui l’accompagnaient. Dont une vide.

— Gaïla, s’enquit Lano Golytlie, visiblement troublé. Je ne me souviens pas avoir prévu d’audience avec vous…

— Lano, salua Gaïla en inclinant la tête. C’est parce qu’elle n’était pas prévue.

— Vous n’êtes pas sans savoir qu’une prise de rendez-vous est obligatoire…

— Comme je doutais que vous me l’accorderiez, j’ai préféré me présenter de moi-même.

Elle s’avança sans attendre de retour jusqu’à la chaise vacante pour y prendre place en provocant une cascade d’expressions sidérées autour de la table.

— Gaïla ? Que faites-vous ?

— Je… prends la place qui me revient de droit.

Le silence appuyé créa un afflux de salive difficile à déglutir.

— Et par quel… Mmm, prodige, cette place vous reviendrait-elle ?

— Ne rentre pas dans son jeu, Phillius, dit Lano Beneï en plaquant ses doigts boudinés sur le bois laqué. Gaïla, je vous ordonne de rentrer chez vous immédiatement. Nous oublierons cet incident si vous obéissez sans…

— Comme j’ai tenté de vous le faire comprendre, le coupa Gaïla en élevant la voix, mes yvils ont pris possession du domaine – c’est à vous que je parle, Lano Dolly. Vous m’avez parfaitement ignoré chez les Da…

— Taisez-vous. Petite ingrate… la discrétion est-elle si douloureuse pour vous ? Je ne pensais pas que vous en viendrez à inventer de tels mensonges pour retrouver…

Gaïla se releva d’un bond en soulevant ses jupons. Tout les regards convergèrent vers son attirail métallique.

— … pour retrouver… l’attention que…

Les lèvres furieusement pincées, elle les lâcha en redirigeant ainsi les regards choqués vers son visage.

— Hum, donc, fit-elle en se rasseyant. Je disais que les yvils avaient pris possession du domaine. Ils exigent de moi que j’use de mon titre pour les aider à se libérer.

— C’est insensé, commenta Lano Golytlie.

— Et, fort heureusement, vous ne pouvez pas user du titre, fit remarquer Lano Dalid.

— Sans une telle insubordination de votre part, j’aurais eu pitié de vous… ajouta Lano Talïa.

— Écoutez-moi ! S’écria Gaïla en abattant son poing sur la table.

— Non, vous, écoutez. Il vous reste encore plusieurs semaines de veuvage et, passée cette période, il vous sera permis de vous remarier avec l’un d’entre nous. Mais en attendant… vous allez rentrer chez vous et y rester bien sagement, c’est clair ? Je me moque que vos yvils vous obligent à porter une ceinture. Vous allez rester avec, et réfléchir à toutes vos actions… considérez cela comme le prix à payer pour votre affront.

Gaïla inspira vivement ; elle s’efforça à soutenir les regards satisfaits qui se complaisaient de son sort. Dans leurs yeux, les reflets dansaient.

Ils ne voulaient pas écouter ? Très bien. Ils l’avaient forcé à se donner en spectacle, ils l’avaient forcé à exhiber ses faiblesses et son intimité. Elle les forcerait à l’écouter.

Gaïla plongea dans les reflets de leurs désirs. Les lignes argentées apparurent entre elle et les neuf Conseillers, tandis qu’elle découvrait leurs rêves et leurs fantasmes. Lano Dalid… désirait un bon bain chaud – ah, c’est tout ? – ; Lano Salana désirait l’un de ses yvils ; Lano Beneï désirait… elle – ce vieux chauve dégoûtant a apprécié la ceinture – ; Lano Golytlie désirait une part de tarte à la cerise ; Lano Dolly désirait siéger seul au Conseil…

Gaïla pouvait changer ces désirs, comme elle l’avait fait avec son oncle.

— Écoutez-moi, dit-elle d’un ton ferme.

Les neufs Conseillers acquiescèrent, les yeux flous et la bouche entrouverte.

— Je ne partirai pas tant que je n’aurais pas obtenu ce pourquoi je suis venue, et vous allez me le donner. Je pourrais vous y forcer, mais je ne le ferai pas. En fait, je pourrais vous forcer à faire tout un tas de choses dont vous n’avez pas vraiment envie, comme porter cette maudite ceinture, ou… ou un lien trop serré – ou même des robes et du maquillage ! ( Elle retint de justesse un petit rire à cette idée, puis se ressaisit ) Mais je ne le ferai pas, parce que je n’en ai pas besoin. Vous n’êtes que des hypocrites. Vous vous moquez bien des autres, tout ce qui vous intéresse, c’est vous-même ! Alors je vais prendre la place de Conseiller que mon cher oncle m’a légué – ça fera au moins une personne honnête à cette table.

Gaïla relâcha son emprise sur eux aussi naturellement que si elle relâchait son souffle. Certains demeurèrent tout aussi choqués et d’autres gesticulèrent avec malaise, mais la réaction la plus singulière fut celle de Lano Salana qui pressa ses mains l’une dans l’autre en faisant craquer ses articulations. Ses yeux brillaient d’une folie furieuse.

— Vous n’êtes qu’une gamine de dix-sept ans, même pas bonne à se faire marier ou à gérer une maison ! Cingla-t-il. Menacez-nous autant que vous le souhaitez, cela ne vous donnera pas les compétences pour siéger au Conseil.

— C’est drôle, mais je n’ai pas entendu vos protestations lorsqu’on m’a marié à mon oncle et exigé de moi que je m’occupe seule du domaine, répliqua froidement Gaïla. D’ailleurs, Lano Salana, vous qui avez tant voulu faire passer cette loi contre les couples homosexuels, je ne crois pas que vous ayez non plus les compétences pour siéger au Conseil – ou du moins, je crois que vous vous montrez un peu trop émotif pour cela. Votre frustration semble décider pour vous, de toute évidence.

— Et qu’est-ce-que ça veut dire ? Hurla-t-il dans une explosion de postillons.

— Lano Salana… ( Gaïla fit réapparaître le lien par lequel elle l’influençait ) Et si vous délestiez votre esprit de cet inavouable secret que vous nous cachez ?

— Je force Olly à coucher avec moi, déclara-t-il d’une voix neutre. J’aime quand il me mordille les…

— Assez ! Assez. Voyons…

— Jill ? Vous n’êtes pas sérieux ?

Lano Salana se tourna vers Lano Dalid, tout aussi médusé par ses propres mots que le reste des Conseillers.

— Lano Dalid, s’enquit Gaïla. Je vous en prie, partagez-nous votre secret à votre tour.

— C’est ma femme qui décide de tout à la maison, avoua-t-il. Elle prend toutes les décisions, parfois même celles qui se rapportent à la politique. Je la laisse faire parce qu’elle a raison.

— Ça, c’est inattendu ! Se réjouit Gaïla. Et vous Lano Dolly, que cachez-vous ?

— J’ai déjà projeté de faire assassiner le Conseil…

Les secrets se dévoilèrent comme les bourgeons éclosent, apportant un doux parfum de honte au dessus des neufs têtes affaissées. Plus aucun homme n’osait regarder ses comparses, ils fixaient tous la table, la mine défaite. C’était le plus beau tableau que Gaïla ait jamais contemplé.

— Vous voyez, ronronna-t-elle, mes menaces n’ont nul intérêt. Je n’ai pas besoin de vous pousser dans la disgrâce, vous vous y plongez déjà très bien vous-même. Seulement, pour cette fois, tout cela restera entre nous… mais si il vous prendrait un jour d’oublier votre hypocrisie, je me ferai une joie de vous la rappeler en révélant tout vos secrets.

— Espèce de putain, cracha Lano Beneï.

— Vous vous enfoncez, très cher. Bien, soupira Gaïla, voilà – pour commencer – mes exigences : je veux récupérer l’accès à mes comptes bancaires, et je veux réemployer les rudits qui étaient au service de mon oncle. Puisque je serai le nouveau Conseiller, cela me paraît logique. Je respecterai ma période de veuvage, bien entendu, mais je me réserve le droit de décider si je souhaite me remarier ou non après celle-ci. Tout cela restera notre petit secret à tous, évidemment. Et pour finir… je trouve que le Château est une personne tout à fait décente avec qui traiter de politique. Nous allons reprendre les négociations du pacte de coalition. Et ensuite… non, ce sera tout. Pour le moment.

Quand elle sortit du Capitole, Neil, l’yvil qui se chargeait de conduire la voiture, se détourna des chevaux dès qu’il l’aperçut mais garda le soin de baisser les yeux quand elle se présenta devant lui.

— Alors ? Dit-il.

— Vous…

« Vous allez payer », voulut dire Gaïla.

Mais à la place, elle se contenta d’un :

— En route.

L’yvil tressaillit, puis lui ouvrit docilement la portière.

Durant tout le trajet, Gaïla observa la ville d’un œil nouveau. L’euphorie de la victoire contractait les muscles de son visage en un sourire qu’elle ne parvenait pas à effacer, et qu’elle ne voulait pas effacer. Elle passa un doigt pour détendre son lien noir, mais il ne lui semblait plus si serré.

Cette fois, les mêmes erreurs ne se sont pas répétées, songea-t-elle en faisant tourner sa perle. Pour une fois, le petit jeu de pouvoir auquel se prêtaient ces hypocrites allait enfin changer de main.

C’était comme l’avait dit cet homme.

Les mêmes erreurs…

Oui, il allait changer de main. Et pour de bon.

À son arrivée, Gaïla retrouva Layn arpentant le salon chaotique, avec ce qui semblait être un verre de whisky à la main. Le reste des yvils affluèrent aussitôt, les traits tirés par l’angoisse de leur liberté à nouveau en équilibre précaire.

— La clef, dit Gaïla d’un ton ferme.

— Pas avant que…

— Je suis le nouveau Conseiller, Maître des yvils – ce qui veut dire que j’ai le sort de tout vos semblables entre les mains – alors tu ferais mieux de m’enlever cette atroce ceinture, Layn.

Son yvile la toisa un instant. Son austérité forcée ne suffisait pas à masquer le doute sur son visage, et Layn finit par défaire Gaïla de sa ceinture. Le soulagement fut tel qu’il embua ses yeux.

— Donc, s’enquit Gaïla en se tournant vers ses yvils sagement assis, les choses vont changer, ici. Je pourrais vous dénoncer, vous faire torturer et exécuter… mais je choisis de me montrer clémente.

— Si c’est pour redevenir esclave, je préfère me faire tuer ! S’écria un jeune homme.

— Non, non, non, ce n’est pas ce que j’ai dit. En revanche… j’attends de votre part une aide et un respect à la hauteur de mon pardon. Les rudits vont souvent venir ici, et si vous espérez garder votre condition, il faudra au moins jouer le jeu lorsqu’ils seront là. Et pour cela, il faudra commencer par réparer le bazar que vous avez fichu !

— Ça veut dire… qu’on reste libres ? Demanda la vieille yvile à la cicatrice.

— Ici, et avec moi, oui. À condition que vous respectiez mes règles : je ne veux plus que vous saccagiez ma maison, je ne veux plus que m’imposiez quoi que se soit, et je vous défends formellement d’approcher ma chambre. Pour le reste de la maison, je verrai des réaménagements – mais souvenez-vous, il faudra faire profil bas quand nous aurons des visiteurs. Respectez-moi et ma maison, et vous pourrez faire tout ce que vous voudrez sous mon toit. Mon toit, c’est clair ? Ah oui, et je tiens quand même à ce qu’on me prépare de bons repas.

— Et les autres ? Fit Layn.

— Vous pourrez aussi vous en préparez.

— Non ! Les autres yvils. Vous deviez faire passer une loi qui…

— Pour ça, c’est une autre affaire. Même en étant Conseiller, je ne peux pas prendre de décision aussi drastique à échelle nationale. Cette requête… mérite réflexion. Et sûrement des compromis.

— Mais…

— C’est tout ce que je peux vous promettre pour l’instant.

Layn serra ses lèvres tremblantes.

Nom-d’azur… finalement, Gaïla ne la haïssait pas. La jeune femme ne réveillait rien d’autre qu’un peu de pitié, à flotter dans sa jolie robe et à larmoyer.

Layn s’apprêta à répliquer, quand Gaïla lui prit son verre des mains.

Maintenant que je suis Conseiller, songea-t-elle en trempant ses lèvres.

Elle faillit recracher le breuvage, la bouche et la gorge en feu.

— Tiens, dit-elle en rendant son verre à Layn. Tu as l’air de l’apprécier mieux que moi. Hum, fit-elle en l’observant. Tu pourras garder mes robes, je ne tiens plus à les récupérer. Mais si tu veux les porter, je préfère que tu les portes bien. Le vert n’est vraiment pas ta couleur… il te faudrait plutôt du mauve. Et cette coupe a besoin d’être ajustée…

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