Chapitre 49 : Corde fragile

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Le cœur broyé comme la cendre,

des trous dans ma chair comme offrande,

la tête inclinée, je quémande.

Requiem pour l’aube, 8ème strophe.


L’aura des flambeaux qui peuplaient la place traversaient faiblement les vitraux en projetant leurs couleurs chimériques sur la pierre froide. C’était l’unique lueur que Kamu percevait. Il écoutait les battements, puisqu’il ne pouvait rien faire d’autre. Ils s’agitaient, là-dehors, ils attendaient. Tout comme lui, puisqu’il ne pouvait rien faire d’autre.

À quoi bon pleurer ? À quoi bon se battre ?

Il ne restait plus rien à quoi s’accrocher. La perspective des lendemains éternels, quels qu’ils soient, le paralysaient. Il restait prostré dans un coin de la pièce, là où les flaques de lumière léchaient ses pieds.

Qu’avait-il fait pour être maudit des dieux ? Qu’avait-il fait pour mériter cette existence amputée de son sens ? Un nom tournait dans sa tête. Un nom qu’il avait entendu quelques années plus tôt, chuchoté par dessus le chaos d’un incendie.

« Je t’entendrai » lui avait dit l’homme.

— Murphy, murmura Kamu.

Il attendit, sans trop savoir quoi attendre. Il attendit, jusqu’à ce qu’un bourdonnement parasite son ouïe.

Kamu sursauta violemment quand il vit la silhouette. Elle baignait dans la pénombre, presque indissociable de l’atmosphère, devenue anormalement lourde.

L’homme approcha d’un pas lent et silencieux. C’était le même, il n’avait pas changé. Il revêtait ce costume blanc immaculé qui épousait ses gestes amples et précis, dévorant Kamu de son regard reptilien.

— Faust… regarde dans quel état le monde t’a mis.

Il semblait s’en délecter.

— C’est… à cause de vous, répliqua Kamu.

— De moi ? Dit l’homme en faignant l’étonnement.

— Faust m’a raconté. Tout ça, c’est la faute des dieux. Tout.

— Les Hommes aiment tant rejeter leurs fautes sur les forces pourtant invisibles à leurs yeux…

Kamu déglutit. La vue de cette personne hérissait tout ses poils d’un profond malaise.

— Est-ce-que… est-ce-qu’il y a une solution ?

— Tout dépend de ce à quoi tu fais référence.

— Je parle de tout ça !

L’homme écarquilla les yeux.

Tout ça ? C’est très ambitieux.

— Ce jour là, au marché, vous avez dit que… que la fin des Visages était peu probable, mais pas impossible. Ça veut dire qu’il y a une solution ?

— Encore une fois, tout dépend de ce à quoi tu fais référence… mais souviens-toi, le désordre ne peut jamais régresser. Résoudre ton problème nécessitera d’en créer d’autres.

Kamu replia ses genoux contre sa poitrine et y posa sa tête, les mains menottées dans le dos.

Sous le bourdonnement de Murphy, les cœurs pulsaient.

— Qu’est-ce-que que je peux faire ? Demanda-t-il d’une voix rauque. Qu’est-ce-que… est-ce-que vous allez m’aider ?

— T’aider ?

Kamu releva la tête pour surprendre le sourire carnassier de son interlocuteur.

— Vous avez dit que…

— Je t’ai dit que tu allais devoir ramer, petit homme, souviens-toi.

— Mais ça ne rime à rien…

— Tu auras tout le temps de réfléchir à mes métaphores. D’ailleurs, nous allons bientôt nous quitter.

— Mais je…

— Si tu cherches un coupable, tu le trouveras en Ouroboros. Votre rencontre était un peu trop hâtive à mon goût, mais il finira par te retrouver… à moins que ce ne soit l’inverse.

— Le… le serpent ?

— Il prend souvent cette forme, oui.

— Qui est-il, exactement ?

Le sourire de l’homme s’élargit encore – bien plus que ce que son corps n’aurait dû le permettre.

— On pourrait dire qu’il s’agit de votre Dieu, dit-il en reculant dans l’obscurité.

— Attendez ! J’ai besoin de savoir… le Léviathan, il existe ?

— Qui causerait votre chute, sinon ?

L’éclat de ses yeux et de son sourire démesuré persistèrent dans le noir, puis le bourdonnement disparut avec eux. Kamu remarqua alors les battements arpentant le couloir, couplés aux pas qui s’approchaient de la porte. Celle-ci ne tarda pas à s’ouvrir sur tout un cortège de Garde-pleurs.

— Pas de mouvement brusque, avertit l’un d’eux. Debout.

Kamu progressa dans les couloirs déserts sous la menace inutile de huit lances pointées sur lui et piquant sa chair à outrance. Chaque pas le rapprochait des milliers de cœurs qui l’attendaient sur la place. Mais même en sachant cela, il ne put s’empêcher de se figer à sa sortie du Dôme Savant.

Jamais une exécution n’avait regroupé tant de monde. Les milliers de skiaciens s’agglutinaient sur les pavés. Leurs torches luisaient telle une myriade d’îlots chatoyants, flanchant sous le souffle de Vultur. Des hommes, des femmes, de toute condition et de tout âge… ils l’attendaient. Derrière eux, les décombres fumants s’érigeaient en une montagne de gravats, de cendres, et de suie. Kamu contempla cette désolation, le cœur lourd et les yeux humides. Les Gardes-pleurs le pressèrent d’avancer de plusieurs coups de lances.

Ils longèrent la coursive en provocant une montée de cris et de murmures, si nombreux qu’ils concurrençaient les hurlements de Vultur. Leur cœur, eux, hurlaient bien plus fort que tout.

Kamu et son escorte tournèrent à gauche pour emprunter la coursive du pendu qui menait jusqu’à l’échafaud, apparemment intact. Lorsqu’ils la quittèrent, ses cheveux s’agitèrent en fouettant ses joues, trempées par la pluie. Sur l’estrade, des figures sombres l’observèrent grimper les marches, tandis qu’une nuée de sifflements et d’insultes se propageait dans la foule.

Les Gardes-pleurs placèrent Kamu au centre de cette scène sans même qu’il ne résiste. Un rudit de justice à la moustache grisonnante et à la cape pourpre lui passa une corde autour du cou. Il en serra le nœud jusqu’à ce que les fibres de la corde appuient douloureusement contre sa peau. Le système de poulie dépendant de la tour du Carillon s’était effondré avec celle-ci, en même temps que le Palais, et on l’avait remplacé par un système de fortune fait à la dernière minute.

De là où il était, Kamu contemplait l’entièreté de l’assemblée. La masse compacte de capuches et de chapeaux s’étendait jusqu’au delà de la place. Des décombres jonchaient le sol, certains presque aussi hauts que des Hommes. Quelques spectateurs avaient grimpé à leur sommet, sans doute pour profiter d’une meilleure vue.

Enfin, deux visages connus montèrent sur l’estrade. Celui de la Seconde, qui ne lui accorda même pas un regard, et celui du vieux salopard qui, lui, prit tout son temps pour saluer Kamu, ses lèvres fines retroussées dans un sourire triomphant.

Le rudit de justice s’avança sur le devant de la scène et une partie du brouhaha faiblit. Il déroula un parchemin, s’éclaircit la gorge, puis déclara d’une voix forte :

— L’accusé ci-présent, nommé Kamu, juste Kamu, s’est rendu coupable des charges suivantes : meurtres prémédités sur les personnes de Monsieur le Second Edric Mredi, Norst Serina, Amro Kilm, Armana Cirk, Nerim Alecti, Merida Larn, Greki Trest, Jahil Chad…

Kamu ne put empêcher ses larmes de couler en écoutant l’énumération des noms.

Encore tous morts…

Les huées tombèrent plus nombreuses que les gouttes de pluie, plus bruyantes que le vent.

— … et enfin, son Excellence Normon Rida le troisième, quarante-septième Château de Merica, ainsi que de conspiration contre le gouvernement, et d’attentat public !

La foule scandait « pendaison », « exécution », « monstre ».

Kamu les écoutait. Il s’imprégnait de toute la haine qu’ils lui versaient, jusque dans les battements des cœurs les plus lointains.

— L’accusé, reprit le rudit, est condamné à la pendaison dans le refus du salut accordé par Vultur ! Cette condamnation prendra effet dès que la dixième heure sera passée !

La foule approuva le châtiment par des sifflements et des huées, accompagnés de poings furieux brandis en l’air. « Mort au meurtrier », qu’ils criaient.

Peut-être à cause du soulagement que lui procurait cette issue, peut-être à cause du désespoir que lui inspiraient les décombres, ou peut-être encore à cause de cette folie meurtrière absurde qui animait la foule, un rire sec et froid remonta le long de sa gorge. Kamu le laissa éclater. Les larmes de chagrin mouillaient encore ses yeux, mais il riait.

Le Requiem pour l’aube s’éleva dans l’air. Kamu ne chanta pas. Jamais plus Vultur n’aurait sa voix. À la place, il continua de rire – si longtemps que dans le silence déférent qui suivit les chants, sa voix résonna sur la vaste place, aux oreilles de tout les visages consternés. Il semblait que Vultur portait son rire.

— Derniers mots ? Siffla le rudit en se plantant devant lui.

Kamu se tourna vers Cotard, se forçant à garder son sourire malgré la nausée provoquée par la vue de ce visage.

— J’espère que vous vivrez longtemps, lui cracha-t-il.

Le rudit commença à s’éloigner, mais Kamu le retint :

— Attendez ! La corde… elle a l’air fragile.

— Vous verrez qu’elle ne l’est pas.

Le rudit disparut de son champs de vision.

Kamu plongea la tête en arrière afin d’observer la corde encore leste, les yeux plissés par la pluie. La corde se tendit. Kamu rabaissa la tête, reposant ses yeux sur la foule enragée. Puis la corde enserra son cou de plus belle, et le vide remplaça le sol sous la semelle de ses chaussures.

La foule ne bougeait pas, mais elle s’éloignait. Kamu sentait son cœur s’agiter sous l’effet du manque de souffle. Très vite, il contempla la place de ses yeux écarquillés, hissé à plusieurs mètres de hauteur, tandis que ses poumons se contractaient en quête désespérée d’oxygène.

La pluie et le vent ne suffirent pas à éteindre le feu qui le consumait ; c’était comme si ses poumons s’embrasaient et que son cerveau bouillonnait. Kamu avait vaguement conscience de ses pieds qui s’agitaient dans le vide et battaient l’air dans une sinistre frénésie. Le monde tanguait tout autour de lui. Il devenait fade, lointain. De la foule, il ne restait plus que ces petites lueurs persistantes disséminées dans l’obscurité – une obscurité qui l’envahit complètement.

La dernière chose à subsister fut les battements.

Mais même eux finirent par s’éteindre entièrement.

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