0 · Prologue

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Pour au moins la soixantième fois ce soir-là, la double-porte de cette auberge populaire s’entrouvrit, laissant l’opportunité à une bourrasque glacée de s’engouffrer depuis les ruelles enneigées, jusqu’à faire brièvement danser les flammes du grand âtre central. C’était une soirée comme une autre : les nécessiteux quémandaient vainement un coin auprès du feu, tandis que les soifards suffisamment chanceux pour justifier d’un travail honnête venaient dépenser les quelques piécettes engrangées ici, en quête d’une bière bien trop mousseuse et, pourquoi pas, d’un peu de chaleur humaine.

L’homme aux yeux et aux cheveux gris était l’un d’eux, de ceux qui sont suffisamment nantis pour se payer les maigres plaisirs que la vie leur a concédés, mais à la fois trop indigents pour s’offrir le luxe de se nourrir à leurs faims, dans des établissements plus recommandables. Comme tous ses compagnons d’infortune qui étaient venus noyer leur amertume dans l’alcool bon marché, il pivota d’un mouvement agacé vers l’entrée, s’apprêtant à meugler depuis sa tablée isolée sur l’importun qui venait de lui refroidir les arpions, en se permettant d’entrouvrir les battants en grand. Il se figea pourtant d’admiration, comme une bonne dizaine de ses confrères tout aussi avinés : l’importun était en fait une importune, vers laquelle tous les regards s’étaient dirigés, comme happés par une force invisible. Pourtant, la nouvelle venue ne parut nullement décontenancée, comme si attirer l’attention lui était aussi naturel que respirer. D’un geste gracieux, elle repoussa sa capuche et libéra sa chevelure longue et lisse, d’un noir de jais, qu’elle secoua doucement en balançant la tête de gauche à droite. Son visage de nacre, finement sculpté comme dans un nuage, irradiait une beauté de jouvencelle, presque irréelle. Toutes et tous la suivirent des yeux, tandis qu’elle gagnait le comptoir d’un déhanché envoûtant, s’y installant d’une assise assurée. De mémoire de clients – mais aussi de tenancier – jamais aussi séduisante créature ne s’était aventurée dans ce bouge.

Passée cette momentanée interruption, les conversations reprirent pourtant peu à peu, reléguant cet évènement inédit et hors du temps au rang de simple distraction passagère, comme cela survenait souvent dans cette auberge, entre les bagarres de poivrots et les sérénades de fin de soirée, beuglées à l’adresse de l’audience féminine par des militaires égarés ayant un peu trop forcé sur l’alcool. L’établissement n’était effectivement pas fréquenté que par des hommes assoiffés, mais aussi par plusieurs femmes peu farouches, qui avaient la fâcheuse tendance de siphonner les bourses de ces messieurs aussi rapidement que ces derniers siphonnaient le fût à bière, en échange d’un moment privilégié – et souvent très court – dans l’une des chambres du dessus. C’était ainsi que s’était établie l’économie du quartier et, à la fin de la journée, tout le monde y trouvait plus ou moins son compte.

La nouvelle venue, toutefois, demeurait désespérément seule au comptoir, la plupart des clients se contentant de lui lancer de temps à autres des regards intéressés, mais non moins réservés. Aucun, pas même les plus téméraires, ne semblait trouver le cran de l’aborder. Peut-être se dégageait-il d’elle une aura si hors du commun que même ces hommes d’âge mûr, le visage buriné par l’expérience, redoutaient la seule idée de tenter leur chance ? Ou bien, plus prosaïquement, tous avaient sans doute conclu que la belle s’était trompée d’établissement, et qu’il paraissait impensable qu’elle accepte de ne serait-ce que leur adresser un regard – à moins d’exiger pour ses services un tarif à faire pâlir leurs rombières respectives. L’homme aux yeux et aux cheveux gris ne faisait pas exception à la règle : certes, il aurait rêvé pouvoir se payer les bons soins de cette sublime donzelle... tout autant qu’il aurait aimé devenir Empereur ! Aussi préféra-t-il se réintéresser à sa bière qui, elle, acceptait sans broncher qu’il y trempe lèvres et langue.

Il pensa rêver lorsque, au détour d’un ultime coup d’œil à ses formes avantageuses, il remarqua que la superbe inconnue s’intéressait à lui. Il commença par détourner la tête comme un enfant qui se serait fait prendre à voler dans la boîte à friandises, puis récidiva pour en avoir le cœur net. Pas de doute, elle venait de planter ses pupilles de brume, tels deux joyaux obscurs, dans les siennes. Il se sentit soudain redevenir adolescent, alors que ses joues rosissaient d’elles-mêmes. Heureusement, sa consommation déjà bien avancée de boisson fermentée avait entamé de lui repeindre la face en violet, aussi les couleurs sur sa peau se mélangèrent-elles dans un curieux amalgame pourpre. Il reprit cependant contenance et, poussé par une montée d’adrénaline qui lui rappelait sa puberté, il leva sa choppe en direction de la jeune femme. Qu’avait-il à y perdre ? Son porte-monnaie était déjà vide de toute façon.

Ce fut une fois de plus à son grand étonnement qu’il la vit se lever avec raffinement, emportant avec elle son verre de spiritueux qu’elle dégustait avec élégance. En un instant fugace, elle s’était déjà installée à sa table, entretenant malgré elle un sentiment de jalousie alentours. Bien heureusement, le soupirant esseulé n’en avait cure.

– Je n’ai pu m’empêcher de remarquer que vous m’observiez, fit la jeune femme d’une voix chaude et séduisante. Je dois bien avouer que, de tous ces hommes, vous êtes le seul à me voir comme je suis vraiment, n’est-ce pas ?

– Et qu’êtes-vous vraiment ? rétorqua l’homme, en faisant de son mieux pour ne pas s’exprimer comme un ivrogne s’apprêtant à descendre sa quatrième pinte.

Elle lui sourit et devint plus ravissante encore.

– Une amie. Je vous connais.

L’homme aux yeux et aux cheveux gris plissa les yeux et la dévisagea plus attentivement. Maintenant qu’elle le soulignait, il lui semblait en effet reconnaître vaguement les traits fins de son visage opalescent. Mais d’où ? Il avait beau se creuser la cervelle, rien ne lui revenait. Sans doute l’avait-il déjà croisée au cours d’une patrouille, dans des quartiers plus huppés.

Avec tout de même le sentiment que cette gamine se fichait de lui, il eut un rire narquois. Mieux valait l’éconduire sur le champ plutôt que faire traîner le supplice, et ainsi passer pour un moins que rien aux yeux des habitués qui ne manqueraient pas de se moquer de lui ces prochains soirs.

– J’ai plus un rond ma jolie, alors si t’es vraiment une amie, tu vas bien me payer un petit verre en plus, non ? J’ai la gorge sèche. Ah ah !

Les autres autour qui, bien sûr, écoutaient attentivement sans en donner l’air, éclatèrent du même rire gras, convaincus eux aussi que la belle allait se relever d’un bond, en quête d’un autre pigeon un peu plus solvable. Seulement, à la surprise générale, elle se contenta de lever la main en quête du serveur, à qui elle tendit une pièce d’or qui sembla presque apparaître entre ses doigts délicats. Une telle pièce s’avérait largement suffisante pour offrir une tournée à toute l’auberge, si l’envie lui en prenait.

– Garçon, servez à ce brave homme votre meilleure bière, autant de fois qu’il en réclamera.

– B-Bien madame, bredouilla le serveur, qui n’avait probablement jamais vu d’or véritable de toute sa vie.

Abasourdi, l’homme aux yeux et aux cheveux gris vit bientôt apparaître devant lui une nouvelle chope à la robe agréablement marbrée. Avant que son inespérée bienfaitrice ne change d’avis, il leva prestement le coude et la descendit cul-sec, se délectant de son incomparable saveur maltée, qui lui rafraîchit le gosier comme rarement un breuvage l’avait fait auparavant.

– Une autre, commanda aussitôt sa nouvelle et inespérée amie.

Il enchaîna ainsi quatre nouvelles chopines, toutes plus succulentes les unes que les autres. Jamais son faible solde de vétéran ne lui aurait permis de consommer en de telles quantités cette délectable cervoise.

La commissure des lèvres encore recouverte de mousse tiède, il s’accouda à table, repus et heureux. Il remarqua qu’entretemps, sa mécène avait délassé nonchalamment le devant de son manteau, lui donnant à apprécier son décolleté évocateur. Trop alcoolisé pour convenir aux règles de bienséance, il se permit un regard appuyé.

– Eh bien, ma jo-... ma jolie, merci pour t-tout ça, bégaya-t-il sans chercher à cacher la lubricité qui le gagnait soudain.

Nullement effarouchée, elle lui sourit en retour puis, gracieusement, se leva en lui tendant la main. Elle aussi le considérait maintenant avec une certaine envie, qu’elle semblait désireuse d’assouvir.

– Venez.

Il lui prit gauchement la main et elle le fit se lever. La tête lui tournait, mais il se sentait maintenant d’attaque pour les pires folies.

– Je... heu... ma jolie, j-j’ai pas un radis j’t’ai dit, balbutia-t-il dans un éclair de lucidité.

Elle ne s’interrompit pas pour autant et l’entraîna avec elle dans l’escalier, sous le regard stupéfait de toutes et tous.

– Pour qui me prenez-vous ? fit-elle mine de s’offusquer. Je vous ai dit que j’étais une amie.

Le sang lui tambourinait encore à la tempe lorsqu’elle ouvrit la porte de l’une des chambres, qu’elle avait apparemment déjà eu le temps de réserver. Ce n’était pas la première fois que l’homme aux yeux et aux cheveux gris s’aventurait à l’étage. À plusieurs reprises par le passé, lorsqu’il avait pu épargner assez pour se les payer, il s’était retrouvé en compagnie de diverses prostituées sous ces mansardes à l’abris des regards indiscrets. Il avait ainsi été avec de nombreuses femmes, de tous âges et de tous physiques. Quelques-unes l’avaient vaguement attiré, d’autres, au contraire, l’avaient franchement répugné et, avec le recul, c’était uniquement par l’entremise de l’alcool qu’il avait réussi à passer à l’acte.

Après tout, quels choix avait-il ? Comme lui, les femmes qui se dévoyaient dans cette auberge miteuse n’avaient guère été épargnées par la vie. Il avait eu des édentées, des éclopées, des enveloppées, des maigrichonnes, des borgnes, des vieilles et des moins vieilles. Certaines, pressées par le temps, ne prenaient même pas la peine de se nettoyer après la passe précédente, et seul son amour-propre, ainsi que son envie inextinguible de primauté, lui faisaient préférer ces conditions précaires plutôt que l’infinie tristesse de devoir se vider lui-même, tachetant au passage les draps usés de son lit, irrémédiablement vide depuis de trop longues années.

Cette fois-ci cependant, c’était différent. La jeune femme qui se tenait miraculeusement devant lui aurait pu être sa fille, et c’était justement à cet âge – qu’il estima autour de la vingtaine – qu’il les appréciait le plus, du fait de leur ingénuité qu’il pouvait aisément exploiter à son avantage. Jamais il ne s’était retrouvé en ces lieux avec une aussi sublime créature. Et par-dessus tout, jamais il n’aurait cru pouvoir le faire gratuitement !

Ladite créature referma derrière eux puis, avec un sourire espiègle, tourna la clé dans la serrure avant de la jeter par-dessus son épaule avec désinvolture.

– On ne sort pas d’ici tant qu’on n’a pas pris du bon temps tous les deux, lança-t-elle d’un ton taquin, qui jurait avec ses manières plus policées d’en bas.

Sur ces mots, elle acheva de se départir de son seyant manteau et, sans le quitter des yeux alors qu’il était resté chancelant et les bras ballants sur le tapis froissé près de l’unique lit étriqué au centre de la chambre, elle se dévêtit intégralement, en ce qui lui sembla être un claquement de doigts. Bouche bée, l’homme aux yeux et aux cheveux gris ne se priva pas de la contempler dans cette nudité qu’elle lui exhibait sans contrepartie aucune. Ses jambes jointes étaient sveltes, ses cuisses et ses hanches savamment arrondies, son buste fièrement porté vers l’avant, mettant en valeur sa poitrine ferme et délicate, dont le décolleté lui avait donné un bref aperçu plus tôt. Sa longue chevelure noire tombait en cascade autour de ses épaules effilées, et venait effleurer sa taille gracile. Son pubis, arborant un fin duvet foncé, lui donnait à deviner une seyante fente, disparaissant hors de se vue. Il lui tardait de l’explorer de plus près.

Il dut déglutir tant il n’avait jamais vu si somptueuse femme, mais fit de son mieux pour se maîtriser malgré l’ivresse : elle était vulnérable désormais, et il comptait bien en profiter ! Il se sentait rajeunir et redevenir capable de la besogner toute la nuit, jusqu’à la faire le supplier de la laisser partir. Alors il continuerait, encore et encore, autant qu’il en aurait envie. Il ne la délivrerait de son tourment que lorsqu’il l’aurait décidé, et pas une seconde auparavant. Après tout, c’était peut-être la seule et unique fois qu’il aurait l’occasion de profiter d’un tel corps de déesse. Son heure arrivait enfin ! Sa conquête aurait peut-être dû y réfléchir à deux fois avant de se débarrasser si volontiers de la clé vers à sa liberté.

Ce fut pourtant elle qui, la première, lui intima d’un ton impérieux, empreint de lascivité :

– Déshabille-toi.

Il grogna mollement, comme pour signifier que cette dynamique ne lui convenait guère et que, désormais, il escomptait donner les ordres et prendre le contrôle de la situation. Elle, elle n’avait qu’à se laisser faire comme toutes les précédentes avant elle. Payée ou pas, elle était la femme et il était l’homme, c’était à elle de se plier à sa volonté. Il consentit pourtant, une dernière fois, à exaucer ses souhaits : elle voulait voir un mâle, un vrai, elle allait être servie ! Ensuite, il disposerait enfin de ces charmes offerts en pâture comme il l’entendrait.

Les doigts balourds, il déboutonna sa chemise et défit son pantalon, puis son caleçon. Son sexe hirsute pendit bientôt mollement entre ses cuisses épaisses, mais ce ne fut rien que des lèvres habiles ne pourraient améliorer. Voilà, elle était contente ? De toute façon, il allait bientôt faire en sorte qu’elle lui tourne le dos, alors elle ferait bien de profiter de la vue.

– Bon, commença-t-il d’un timbre rauque, maintenant, tu vas t’accroupir bien sagement et...

Il n’eut pas le loisir de terminer ses instructions que déjà, elle s’était rapprochée de lui. D’un geste bien plus ferme que prévu, elle le repoussa en arrière et l’homme aux yeux et aux cheveux gris se retrouva propulsé sur le matelas, presque sonné. Il devait être vraiment très ivre pour se faire ainsi maîtriser par une frêle gamine d’une tête de moins que lui. Qu’à cela ne tienne, il allait lui montrer de quoi il était capable !

Mais à peine eut-il pour velléité de se redresser que déjà elle avait bondi sur lui en laissant échapper un rire cristallin, qui raisonna longuement entre les murs recouverts de tapisseries jaunies. Il sentit aussitôt des doigts agiles s’emparer de son membre, et se mettre à le masturber sans vergogne. Dans le même temps, la jeune inconnue se pencha sur lui et l’embrassa d’un baiser passionné, presque dérangeant, sans cesser de lui stimuler l’entrejambe. Alors qu’elle se redressait finalement pour le dominer de toute sa hauteur, une lueur lubrique se refléta dans son iris foncé. Il poussa un soupir honteux et aigu, comme jamais cela ne lui était arrivé. En moins de quinze secondes, son érection était devenue si intense qu’il crut que sa peau allait se déchirer sous l’effet de cet étirement si soudain. Jamais il n’avait atteint ce stade aussi vite, habitué qu’il était, du fait de sa consommation déraisonnable d’alcool et de son âge allant avançant, de mettre quinze minutes plutôt que quinze secondes avant de devenir suffisamment vigoureux – quand il ne s’endormait tout simplement pas avant ! Mais cela, il se gardait bien de s’en vanter auprès de ses camarades de beuverie.

Profitant de ce bref moment d’absence, sa conquête, d’un mouvement félin, se plaça au-dessus de lui et, sans plus de préliminaires, se laissa glisser sur son phallus nouvellement érigé. La vulve qui l’enveloppa était tiède et suffisamment humide pour l’accueillir dans toute sa glorieuse entièreté. Depuis qu’il était en âge d’avoir des rapports, toutes ses prises lui avaient en effet chanté les louanges de son membre si puissant et viril, qui leur avait procuré tant de plaisir. Évidemment, c’était plus facile d’être élogieux quand on était rémunérée. Au fond de lui, sans se l’avouer, l’homme aux yeux et aux cheveux gris savait qu’il n’était pas si bien pourvu que ça par la nature.

Bientôt, son entreprenante partenaire s’employa à onduler du bassin pour contrôler son propre plaisir, au détriment du sien. Cela n’était pas censé se dérouler ainsi ; il l’avait laissée prendre confiance en elle, il lui incombait désormais de rétablir l’ordre naturel des choses. D’un mouvement autoritaire, il la souleva sans effort puis la fit basculer sur le côté, la laissant atterrir sur le dos. Dans son impulsion, il se propulsa sur elle avant qu’elle ne puisse réagir, de sorte à la contraindre définitivement sous son poids. Puis, il lui écarta diligemment les cuisses et, profitant de cette érection divine qu’il n’avait plus connue depuis ses trente ans, il la pénétra sans ménagement. D’ordinaire, il préférait prendre ses partenaires par derrière mais celle-ci, du fait de sa pugnacité, avait bien mérité de le regarder pendant qu’il la martelait de ses coups de reins pressants.

Contre toute attente, alors qu’il se serait attendu à lire la surprise, puis la crainte sur son visage angélique, la jeune imprudente poussa plutôt de vibrants cris de satisfaction, riant à gorge déployée, comme si elle s’amusait de le voir si prompt à s’imposer à elle. Pour la faire taire, il intensifia ses pénétrations et lui plaqua la paume sur la bouche, cherchant pratiquement à la faire suffoquer, jusqu’à pouvoir discerner dans ses yeux paniqués les supplications pour qu’il cesse enfin. Il n’en fut malheureusement rien : à peine avait-il entamé depuis une petite minute ce missionnaire improvisé que, déjà, sa proie prétendument sans défense usa du même tonus insoupçonné dont elle avait fait preuve à l’entame de leur coït. Avec la déroutante impression d’être pour elle aussi lourd qu’un vulgaire tas de branchettes, il demeura impuissant lorsqu’elle le repoussa à nouveau. Il bascula encore à la renverse, comme si un régiment entier venait de le soulever dans les airs pour le retourner et, enfin, le faire lourdement retomber sur le matelas grinçant. Il avait beau être largement éméché, il réalisa tout de même que quelque chose clochait. Comment cette frêle gamine – qu’il pourrait sans difficulté étrangler même avec cinquante bières dans le museau – trouvait-elle la force de lui résister ? Pire encore : comment trouvait-elle l’énergie de la maîtriser, lui qui était plus grand et bien plus costaud qu’elle ?

Étourdi par ce mystère, il ne put guère davantage l’empêcher de reprendre sa chevauchée, dont elle avait été l’instigatrice. Sa verge dressée fut réengloutie sans perdre un instant entre ses jambes espacées et elle se remit à lui faire l’amour avec la même désinvolture. L’homme aux yeux et aux cheveux gris sentit les chaudes parois de ce vagin impétueux lui enserrer le gland, lui procurant des plaisirs défendus, qu’il ne se pensait plus capable d’éprouver. Avec les années, en effet, il lui arrivait de ne pas jouir au terme d’un rapport – ou bien seulement quelques malheureuses gouttelettes. Là, c’était comme s’il reprenait soudainement vie dans sa peau d’antan, et qu’il revivait sa toute première fois. Il aurait pu s’en réjouir – après tout il n’avait jamais été autant performant que dans sa prime jeunesse – mais il n’en fut rien. Le souffle court, presque coupé, il tentait vainement de contraindre sa partenaire à se retirer. Il la saisit par la taille et poussa de toutes ses forces, mais celle-ci lui agrippa plutôt les poignets et guida sans peine ses mains hardies jusqu’à ses propres seins gonflés par l’excitation, qu’elle lui fit caresser malgré lui. Cette sorcière, qui qu’elle fût, lui avait de toute évidence jeté un sort ! Sur le visage contrit de l’homme aux yeux et aux cheveux gris, pourtant proche de l’extase, s’ajouta bientôt une expression d’indicible inquiétude, puis de peur.

Il tenta d’appeler à l’aide mais, tout en intensifiant ses mouvements de hanches, sa bourrelle le prit de court et se pencha sur lui avec un sourire malicieux. Elle lui déposa un doigt sur les lèvres, et l’homme ne réalisa que bien trop tard qu’il ne pouvait plus émettre le moindre son. Même gémir lui était devenu impossible, tant et si bien que le flot de sensations qui se déversait dans ses veines depuis son entrejambe occupé, sans pouvoir s’évacuer, devenait inconfortable, voire douloureux. À l’inverse, la mystérieuse inconnue ne se privait pas de faire savoir à toute l’auberge qu’elle prenait du bon temps, ses cris appuyés allant jusqu’à faire vibrer les carreaux recouverts de givre des fenêtres. Mais qui s’inquiéterait des cris pourtant virulents d’une femme dans cet endroit de passe, peu réputé pour la préservation des droits du sexe supposément faible ?

Au-dessus de lui, l’homme aux yeux et aux cheveux gris ne pouvait plus qu’observer avec effroi les orbites sombres de celle qui le retenait en otage, et qui le fixaient telles deux flammes coruscantes se soulevant par intermittence. Très vite, comme envoûté, il ne vit plus que ces deux pupilles menaçantes qui semblaient le sonder, le reste du décor s’estompant pour devenir noir comme la nuit. Des images défilèrent alors devant lui : ses propres souvenirs.

Il entrevit d’abord fugacement son enfance, son père absent et sa mère alcoolique, qui le maltraitait. Puis ce furent ses années d’école militaire qui resurgirent, comme dans un rêve trop réaliste. Ses joies, mais aussi et surtout ses peines, s’imposèrent à son esprit tandis que ses perceptions purement charnelles, issues de la réalité, étaient reléguées au second plan, hors de sa portée. Sans comprendre, emporté dans cette soudaine fièvre qui l’envahissait, il revécut une scène pourtant anodine survenue près de seize ans auparavant, dont il ignorait avoir gardé le souvenir.

C’était ce fameux soir de printemps, lorsque le feu s’était déclaré dans Noxeriah, la capitale de l’Empire – évènement dont on parlait encore aujourd’hui. Ce jour-là, l’homme aux yeux gris mais aux cheveux encore cuivrés avait été affecté à la surveillance de la majestueuse entrée sud de la cité, et on venait de leur ordonner, à ses camarades et lui, de ne laisser entrer ni sortir personne. Alors qu’ils s’organisaient à peine tandis que la foule inquiète s’agitait en tous sens, un homme solitaire à cheval, encapuchonné, avait forcé leurs rangs, se glissant de justesse sous l’imposante grille qui s’abaissait. Il se souvenait désormais nettement de son visage déterminé, aux mâchoires serrées et au front saillant, dissimulé sous une cape grise, qu’il avait alors été le seul à entrapercevoir dans le tumulte. À la faveur d’une bourrasque, il revoyait maintenant, comme s’il y était, l’étoffe de la cape se soulever brièvement, dévoilant nul autre qu’un minuscule nouveau-né, s’époumonnant tristement au creux des bras du cavalier, dans l’indifférence générale. Un tout petit bébé, un garçon, à la peau noire. L’enhardi inconnu, passant au travers des mailles du filet, avait alors cavalé à bribe abattue en direction des montagnes, disparaissant pour de bon, hors de leur portée. Il ne l’avait jamais revu, ni n’avait jamais su de qui il s’agissait, cela ne revêtant par ailleurs à ses yeux qu’une maigre importance au regard du brasier qui consumait peu à peu, tel un funeste acharnement du destin, les quartiers les plus défavorisés de la capitale.

L’homme aux yeux et aux cheveux gris ignorait pourquoi ce souvenir précis lui était revenu à l’esprit dans cette situation pourtant si peu propice aux divagueries. Toutefois, il ne put s’empêcher de soudainement ressentir une satisfaction immense, qui lui déchira presque les entrailles, comme si ces détails jaillissant de son passé ne pouvaient guère le rendre plus extatique. Il réalisa cependant bien vite que cette satisfaction n’était aucunement la sienne, mais plutôt celle de son agresseuse qui avait, d’une manière ou d’une autre, pénétré ses pensées. Ou bien était-ce subitement lui qui avait été absorbé par les siennes ? Malgré lui, ses songes s’amalgamèrent à d’autres, et il fut bientôt le témoin de fragments de mémoires qui n’étaient pas les siens.

Depuis les contreforts de ce qu’il reconnut immédiatement comme étant le palais de l’Empereur, il observait cette fois-ci une figure solitaire – très semblable au cavalier qu’il avait échoué à intercepter – qui descendait dangereusement en rappel la façade ouest du château, tenant à bout de bras ce qui s’apparentait, à cette distance, à un amas de tissus. S’agissait-il de ce fameux bébé, dissimulé sous un linge ? C’était en tous cas le même terrible soir que dans son propre souvenir, car les terribles flammes dansantes sur les chaumes au loin projetaient une sinistre lueur orangée sur la façade abrupte de l’immense édifice.

D’une voix rocailleuse qui n’avait jamais été la sienne, il s’entendit aboyer des ordres à d’autres gardes du palais, visant à faire interpeler cet intrus inconscient avant qu’il ne disparaisse hors de vue. À qui pouvaient bien appartenir ces souvenirs ? Et qui donc se dissimulait derrière cette silhouette encapuchonnée, pour que cela revête une si grande importance ? Une importance pour qui, d’ailleurs ? Était-il encore seulement lui-même ?

Nouveau maelstrom de couleurs et de sensations. Il déambulait désormais dans un immense palais richement décoré, baigné de lumière froide. À la faveur d’un miroir, il contemplait son propre reflet : une peau diaphane, de longs cheveux noirs comme l’onyx, un corps élancé semblant flotter au-dessus d’un immense tapis carmin, ces mêmes yeux de brume qui le scrutaient encore, en cet instant précis, dans la réalité... Pas de doute, il l’avait déjà vue maintes fois représentée sur des toiles. Il la reconnaissait, désormais. Tout le monde la connaissait : l’énigmatique épouse de l’Empereur... la régente de l’Empire d’Eriarh !

Sans qu’il puisse se contrôler, il se sentit éjaculer et, dans le même temps, il perçut son orgasme à elle, éprouvant comme s’il était dans cet autre corps relié au sien les effets de son propre sperme s’épandant par à-coups au fond de ses entrailles ardentes. Complètement désarçonné, il fit tout à la fois l’expérience de la jouissance masculine comme féminine, et la sensation fut de l’ordre du divin, comme si le commun des mortels n’était guère digne de profiter d’une telle extase. Ce fut d’ailleurs peut-être là la raison qui fit de cette expérience inédite la toute dernière qu’il ressentit : en quelques secondes, comme s’il implosait sous un déluge d’informations nouvelles, son cœur s’arrêta de battre et son âme-même fut comme aspirée par le néant, dans un ultime râle implorant.

La mystérieuse femme qui l’avait leurré en ce lieu, satisfaite, se désolidarisa enfin de sa macabre chevauchée et se rhabilla tranquillement. Se couvrant de son manteau sombre, elle s’éclipsa sans un regard à sa victime gisante, la peau largement desséchée comme s’il avait été évidé de l’intérieur, une expression d’ineffable terreur lui déformant à jamais le visage.

Dehors, se fondant tel un souffle furtif dans la froideur de l’hiver, elle fut rejointe par son complice – un homme grand, au regard perçant et à la balafre lui scindant le visage en deux –, qui était resté posté à l’extérieur de l’auberge.

– Brûle tout et tout le monde, lui commanda-t-elle dans un murmure.

Le complice hocha révérencieusement la tête, puis elle s’éloigna d’un pas aérien, s’éclipsant telle une ombre dans le blizzard nocturne.

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