1 · Aube
Une cinquantaine d'hommes armés fit irruption à la ferme au petit matin, les réveillant toutes et tous en sursaut.
Cela faisait maintenant plus d'un an qu’une partie du pays était occupée par les troupes ennemies et la guerre n'avait pas fini de faire rage. Par miracle, les habitants de la petite exploitation agricole de Soufflechamps, pourtant isolée au nord du Val-de-Lune, proche de la frontière avec l'envahisseur, avaient plus ou moins été épargnés jusque-là. Bien sûr, les hommes valides avaient tous été contraints de s'engager aux premiers jours du conflit, afin de défendre la patrie. Personne à la ferme ne les avait revus. Depuis, tout le monde vivait avec le mince espoir que ces proches conscrits continuaient de se battre quelque part, et qu'ils finiraient par reparaître un jour, si possible vivants.
En ce début d'automne, le répit accordé à la modeste ferme lovée au cœur des vastes plaines ocres septentrionales semblait pourtant prendre fin. Ce fut un militaire des forces occupantes qui, dans un porte-voix, ordonna depuis le milieu de la cour centrale :
– Par ordre de l'armée d'Eriarh, sortez de vos maisons ! Il ne vous sera fait aucun mal si vous coopérez. Vous pouvez prendre le temps de vous habiller.
Il ne serait venu à l'esprit d’aucun des occupants de la ferme de tenter de résister. Désarmée et largement inférieure en nombre, l'inoffensive communauté était en majeure partie composée de femmes d’âges divers, de quelques vieillards infirmes, ainsi que d’une poignée d’innocents enfants. Moins de trois minutes plus tard, à peine sortis du lit, voilà qu'ils étaient tous rassemblés dans la vaste cour extérieure, à la lueur orangée de l'aube. Personne n'avait osé émettre ne serait-ce qu’une once de protestation.
Le gros du détachement eriarhi s'était rassemblé à l'entrée de l’exploitation, bien en rang derrière une diligence close à l’allure sinise, tirée par deux chevaux caparaçonnés. Au milieu de la cour, en face d’eux, un soldat à l'allure importante accompagné de deux autres de ses collègues, la main sur le fourreau, les considérait toutes et tous d'un œil mauvais.
– Alignez-vous ! ordonna-t-il d'une voix impérieuse.
La petite troupe de civils demeura figée, incapable de s'organiser si promptement face à cette si matinale démonstration d'autorité.
– Nous ne sommes que de simples fermiers vivant de notre nourriture, supplia une femme de grande taille en tête de l'attroupement, le dos légèrement voûté par l'appréhension, ses mains tremblantes serrées l'une contre l'autre. Nous ne faisons de tort à personne.
– Silence ! Alignez-vous !
Tout le monde s'empressa de s'exécuter et, bon an mal an, une ligne d'une vingtaine de civils fut bientôt formée.
– Bien.
Celui qui aboyait les ordres tendit son porte-voix à l'un de ses camarades, puis s'avança vers le regroupement apeuré.
– Toi, cracha-t-il en attrapant une jeune femme aux longs cheveux blonds bouclés et en la projetant vers ses deux acolytes, restés en retrait.
– Non ! sanglota la femme à ses côtés. Pitié, pas ma fille !
– Silence !
Pour la faire taire, le militaire lui infligea un brusque coup de coude dans le bas ventre et elle s'étala misérablement dans la boue.
– Maman, il n'y a rien à faire, on ne peut pas résister ! scanda la jeune femme aux cheveux dorés.
Loin d’être amadoué, son kidnappeur avait déjà repris son inspection et atteignait presque le bout de la ligne que formaient les fermiers. Toutes et tous retenaient leur souffle.
– Et toi, lança-t-il de nouveau en saisissant une autre fille à la chevelure ambrée, au teint pâle et à l’allure svelte, presque frêle, le visage fin et le nez retroussé.
Eldria fut quelque peu secouée quand l'homme l'empoigna par le devant de la robe, mais elle parvint à garder l'équilibre tandis qu'il l'envoyait valser vers les deux autres soldats. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, comme s’il cherchait à s’échapper. Elle ignorait pourquoi elle avait été choisie, elle qui n'était qu'une simple fille de ferme. Tout en jetant un coup d'œil craintif à sa tante restée en retrait, elle fut dirigée vers sa comparse, qui avait été sélectionnée comme elle.
– Eldria, ça va ? s’enquit cette dernière en chuchotant.
– Oui ça va, Salini, marmonna Eldria à mi-voix.
– Que nous veulent-ils ?
– Je... n'en ai pas la moindre idée.
Eldria nourrissait une certaine antipathie à l’égard de Salini. C’était une jeune fermière de vingt ans – d’un an son aînée – à la physionomie gracile et aux yeux d’un mauve irisé. Derrière ses airs faussement innocents, la voisine d’Eldria lui paraissait souvent trop exubérante, toujours prête à s'afficher et à se mettre en valeur. Ces dernières années, les deux jeunes filles ne se côtoyaient plus beaucoup en dehors du travail à la ferme. Néanmoins, malgré ces inimitiés de fin d’adolescence, Eldria se sentait, en cet instant, rassurée de ne pas se retrouver tristement seule dans cette situation aussi délicate qu’inédite pour elles.
Les soldats à côté entreprirent, à leur grande détresse, de leur ligoter les mains dans le dos. Eldria aurait voulu se débattre, ne pas se laisser faire, mais Salini lui fit remarquer que c'était futile, que résister ne ferait qu'empirer la situation, à la fois pour elles mais aussi pour tous les leurs qui les fixaient d’un regard confondu. Après tout, cela n'était sûrement qu'un gigantesque malentendu !
Une fois leurs liens correctement serrés, on les dirigea vers le véhicule un peu plus loin. Derrière elles, le gradé avait repris la parole à l'adresse des autres fermiers abasourdis :
– Ne vous en faites pas, ceci n’est qu’un contrôle de routine. En attendant, retournez à vous occupations.
Eldria et Salini furent contraintes de monter l'une après l'autre dans le petit coche, à l’intérieur duquel on les fit asseoir sur des étriqués bancs en bois, avant de finalement défaire leurs liens. En plus de ces nouvelles arrivantes, deux autres jeunes femmes se trouvaient déjà parquées au fond de la modeste diligence. L'une d'elles, une fille aux cheveux foncés d’à peu près leur âge et vêtue d'un simple haillon marron, était recroquevillée dans un coin de l’habitacle et sanglotait en silence. L'autre, en habits civils plus classiques, paraissait à peine plus âgée et arborait une longue et scintillante chevelure rousse. Elle était accroupie aux côtés de la malheureuse, prostrée à même le plancher vermoulu, comme si elle cherchait à la réconforter.
Après avoir lancé un regard sombre aux soldats Eriarhis qui refermaient la porte sur leurs désormais quatre prisonnières, elle adressa à Eldria et Salini une moue compatissante. Les deux fermières, sous le choc, n’eurent cependant pas le loisir de prononcer le moindre mot car déjà, elles entendirent le cocher agiter son fouet tandis que le véhicule se mettait en branle, suivi de très près par le funeste détachement ennemi. Eldria, totalement défaite, jeta un ultime coup d'œil au travers des barreaux en fer qui les maintenaient enfermées, et observa s'éloigner, à la lumière de l’aube, la ferme au sein de laquelle elle avait vécu toute sa vie. Sa tante Dona, un mouchoir sur le nez, lui fit un dernier signe de la main, avant de disparaître pour de bon derrière un talus.
– Je suppose que vous non plus on ne vous a rien expliqué ? finit par demander la femme rousse à ses nouvelles compagnes de cellule ambulante.
Son visage, d’une finesse sculpturale, était illuminé par deux yeux d’ambre perçants, et pourtant ses traits semblaient tirés. Sa crinière éclatante, qui participait de sa beauté incendiaire, était ébouriffée par endroits. Le haut de sa chemise déboutonné, le bas à moitié débraillé, elle avait l’air tout juste arrachée à son sommeil, comme si on l’avait extirpée du lit pour la jeter dans le jour sans ménagement.
– Non, effectivement, confirma Salini d’une voix éteinte. Nous... nous ne sommes une menace pour personne.
Leur interlocutrice se redressa péniblement tant l’espace était exigu, et elle leur tendit une main amicale.
– Je m’appelle Karina, se présenta-t-elle en esquissant un maigre sourire.
– Moi c’est Salini. Et voici Eldria.
Toutes trois se serrèrent mutuellement la main, comme si cela les rassurait de pouvoir préserver un semblant de civilité en opposition à la flagrante injustice de leur interpellation.
– Toi aussi, ils t’ont emmenée sans ton consentement ? s’enquit Salini à son tour. D’où est-ce que tu viens ?
– Je vis en périphérie de Brillétoile, au sud d’ici. Ils ont tambouriné chez moi en pleine nuit et m’ont forcée à les suivre. J’avais entendu des rumeurs expliquant que l’envahisseur emportait des Séléniens innocents au hasard et en secret, mais ce n’étaient justement que ça : des rumeurs. Il y a bien eu quelques disparations étranges ces dernières semaines en ville, mais dans les circonstances actuelles cela pouvait s’expliquer. Avec toutes celles et ceux qui fuient la guerre et l’occupation... Jamais je n’aurais pensé que ça pourrait me tomber dessus.
– Donc toi non plus tu ne sais pas ce qu’ils attendent de nous ? questionna cette fois-ci Eldria.
La jeune femme fit non du chef. Dans le même temps, Salini considéra longuement leur autre consœur allongée par terre, qui paraissait pour sa part bien mal en point.
– Je l’ai trouvée comme ça tout à l’heure, expliqua Karina en lisant l’interrogation dans le regard inquiet de ses compatriotes. Elle n’a pratiquement pas bougé depuis. J’ai essayé de lui parler mais elle ne me répond pas, je pense qu’elle est choquée. À force de le lui demander, elle a tout de même fini par me répondre "Dricielle" d’une petite voix. Je crois qu’il s’agit de son prénom.
– La pauvre.
Au moins deux ou trois heures s’écoulèrent. Le convoi avait rejoint la route pavée principale depuis un long moment déjà, moins cabossée heureusement que le chemin de terre reliant la ferme de Soufflechamps aux grands axes du Val-de-Lune.
– Où peuvent-ils bien nous emmener comme ça ? s’impatienta Salini, qui semblait de plus en plus inquiète à l’idée de s’éloigner autant de chez elle.
– Je l’ignore totalement, répondit Karina. J’ai essayé de le demander à l’un des Eriarhis quand on s’est arrêtés devant votre ferme ce matin, mais il a préféré m’ignorer.
– J’imagine que ça a un rapport avec cette foutue guerre. Ils veulent peut-être nous interroger, au sujet de je ne sais quoi ?
– Peut-être. En tous cas moi je n’ai rien à voir avec tout ça. Je suis juste une couturière sans histoire. J’espère qu’ils nous ramèneront vite chez nous. Après tout nous n’avons rien fait de mal !
L’estomac noué par l’appréhension, les passagères malgré elles échangèrent peu pendant le reste du voyage. Il devenait en effet inutile de se confondre en conjectures, au risque de nourrir leur inquiétude qui se faisait déjà grandissante à mesure que les mornes paysages d’automne défilaient derrière les minces ouvertures de leur inconfortable cariole.
Finalement, au terme d’un éreintant voyage de plus d’une demi-journée, elles parvinrent en vue d’un vaste fort de pierre sombre, juché au sommet d’une large colline dominant une forêt de pins. Quelque chose, dans sa silhouette immobile et obscure qui tranchait avec les sommets enneigés au loin, inspirait un malaise difficile à nommer.
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