2 · Le fort noir
La portière grillagée de leur inhospitalière diligence s’ouvrit brusquement. Deux soldats, l’épée au fourreau, les firent descendre une à une tandis que plusieurs autres les tenaient en joue avec des arbalètes, comme si elles avaient été de dangereuses criminelles. Quant à la dénommée Dricielle – qui était restée parfaitement mutique à l’exception de quelques tristes soupirs épars –, elle fut évacuée de force sous le regard outré mais impuissant de ses infortunées camarades.
Eldria, courbaturée par la station assise sur ces bancs de fortune qu’elle quittait enfin, profita de cette semi-liberté retrouvée pour étirer dos et jambes. Elle observa tout autour d’elle : on les avait menées dans une sorte de vaste camp fortifié à l’aspect martial, ceinturé d’un épais mur d’enceinte et de hautes et menaçantes tours de granit noir. Au sein de la cour centrale et sur les hauteurs, des dizaines de soldats, arborant les couleurs écarlates typiques de l’Empire d’Eriarh, s’affairaient bruyamment. Certains s’interrompaient brièvement pour observer avec un intérêt furtif les quatre captives fraîchement ramenées, perdues dans cet environnement propre à les déstabiliser.
Au grand désespoir d'Eldria, ce fut à l’intérieur de l’une de ces tours d’aspect sinistre qu’elles furent toutes quatre conduites, sans autre forme d’explication. On leur fit longer un grand couloir, long et triste, qui débouchait en son extrémité sur une simple porte en fer aux allures carcérales. Sans la moindre idée de ce qui pouvait bien les attendre derrière, elles furent alignées l'une derrière l'autre sans un mot. Le hasard fit de Salini la première, suivie de Dricielle, la tête baissée, les yeux rougis par les larmes. Venaient ensuite Karina et, pour fermer la marche, Eldria. Un des hommes qui les escortait frappa à la porte tandis que ses acolytes tournaient les talons en s'esclaffant. Le battant s'ouvrit bientôt dans un grincement sonore et Salini fut rapidement entrainée dans la pièce attenante. Avant de disparaître de l’autre côté, la jeune femme blonde lança, dans son dos, un regard connivant à l’attention d'Eldria, tout en esquissant un faible sourire, comme si elle cherchait à la rassurer. Il n’en fut malheureusement rien : Eldria était mortifiée par la terreur.
Quelques longues minutes s’écoulèrent dans un silence pesant et glacial, seulement brisé par Karina qui, courageusement, demanda au militaire qui faisait le piquet devant l’entrée la raison de leur présence indue en ce lieu. Sèchement, celui-ci lui intima cependant de se taire, et Karina n’eut d’autre choix que d’obtempérer.
Ce fut alors au tour de Dricielle d'être traînée sans ménagement de l’autre côté. Eldria tendit l'oreille, mais ne discerna aucun son en provenance de la pièce mitoyenne. Au moins, songea-t-elle, personne n'avait crié, ce qui s’avérait quelque peu rassurant. Ce qui l’était beaucoup moins en revanche, c’était que Salini n’était pas reparue. Eldria aurait voulu lui demander discrètement ce qu’elle avait vu et ce qui lui avait été demandée – ou à tout le moins le lire sur son visage –, mais cela ne lui serait de toute évidence pas possible. Peu importait ce qui se tramait derrière cette porte, elle ne le saurait qu’à la toute dernière seconde.
Après une insoutenable attente, Karina disparut à son tour dans un vacarme de métal, laissant Eldria seule dans le couloir autrement désert, en compagnie du garde qui lui lançait de temps à autres des regards en coin, achevant de la mettre mal à l’aise. Son cœur, battant la chamade, semblait avoir pour projet de remonter dans sa gorge. Elle se trouvait dans une sorte de grande prison militaire loin de chez elle et, à bien y réfléchir, il était peu probable qu'on l'y ait transportée de force pour simplement prendre une tasse de thé ! Tout ceci paraissait pour le moins suspect... En quoi quatre jeunes Séléniennes, a priori sans histoire, pouvaient-elles bien intéresser l’armée eriarhie ?
Eldria ignorait tout de la politique, et donc de la guerre qui faisait rage depuis maintenant plusieurs mois entre Eriarh et le Val-de-Lune – et elle était à peu près certaine qu’il en allait de même pour Salini, qu’elle côtoyait au quotidien depuis l’enfance. Sur quels sujets allait-on bien pouvoir les interroger ? Et surtout : combien de temps allait-on les retenir contre leur gré ? En avaient-ils seulement le droit ?
Soudain, la porte s'entrouvrit pour la quatrième fois et Eldria fut la dernière à être conduite au travers de l’embrasure en fer forgé. La pièce qu’elle découvrit de l’autre côté était petite et sombre, seulement baignée d’une lueur orangée projetée par deux torches pendues aux murs. Elle se serait attendue à retrouver les autres, mais fut surprise de constater que ses compagnes d’infortune avaient disparu. Sans doute avaient-elles été évacuées par une autre ouverture, visible en face.
Devant ladite ouverture, au milieu de la pièce, se tenait assise à un bureau sommairement ouvragé une vieille femme de grande taille, les lèvres retroussées, les yeux plissés, l'air sévère. Sa chevelure était grise et parfaitement rabattue en un chignon, et elle fixait Eldria avec dédain, comme si elle avait été face un sac de pommes de terre avariées. Dans le dos d’Eldria, deux gardes étaient également postés autour de l’ouverture que leur innocente captive venait tout juste de franchir.
– Avancez ! aboya la femme à l'air sévère.
Elle considéra froidement Eldria, qui effectuait un pas timide dans sa direction, puis s’empara d’une plume et d’un encrier.
– Votre âge ? interrogea-t-elle d'un ton qui s'apparentait davantage à une affirmation qu'à une question.
– Heu... d-dix-neuf ans, répondit Eldria d'une voix fluette, son cœur tambourinant de plus en plus intensément contre sa cage thoracique.
La femme griffonna en hâte dans une sorte d’épais registre.
– Votre nom ?
– Calann. Eldria Calann.
La curieuse inspectrice continua d’agiter sa plume. En tendant le cou, Eldria parvint à déchiffrer à l'envers : « 19 ans, Eldria Calann, peau blanche, environ 1m60, cheveux châtains ambrés, mi-longs, yeux bleus clairs », ce qui constituait une parfaite description de sa propre personne. Mais à peine eut-elle fini de lire que la femme se leva brusquement pour la dévisager de bas en haut, puis de haut en bas. Elle ordonna alors d'un ton ferme :
– Très bien, déshabillez-vous.
Eldria ouvrit de grands yeux consternés et la fixa sans comprendre.
– Qu-... quoi ?
– Déshabillez-vous, répéta-t-elle sans s’amadouer.
– Mais je...
– Exécution, l’interrompit-elle avec un regard las qui ne laissait guère de place à la négociation. Ou bien c'est moi qui m'en occupe et, croyez-moi, vous risquez de ne pas apprécier.
Sur ces mots, elle défit de son ceinturon une petite dague recourbée et la pointa vers sa victime d'un geste menaçant. Eldria se figea en rougissant et en faisant son possible pour de ne pas se figurer en pensée les deux gardes dans son dos qui observaient probablement la scène avec un subit intérêt. Tétanisée par l’indicible peur qui l’envahit soudainement, elle n’entrevit aucun moyen de se sortir de cette situation plus que désastreuse. Cette odieuse femme allait, en toute impunité et sans raison apparente, porter atteinte à son intimité.
Au terme d’un précipité conciliabule interne, elle prit cependant une profonde inspiration en tentant, tant bien que mal, de faire preuve de rationalité. Tout ceci n'était qu'un gigantesque malentendu et, à n’en pas douter, on allait bientôt la relâcher. Peut-être la prenait-on pour une terroriste, ou quelque autre ennemie de l’Empire d’Eriarh, aussi était-elle bien placée pour savoir qu’il n’en était rien. Menacée de la sorte, elle saisit pourtant sans mal que l’heure n’était plus à la défense mais à la coopération, aussi devait-elle préserver le semblant de dignité qui lui restait et, si cela était nécessaire, se dévêtir seule. Par-dessus tout, elle redoutait que l’on portât atteinte à son intégrité physique et elle souhaitait éviter à tout prix que ses ravisseurs en viennent à de telles extrémités.
Les mains tressaillantes, elle commença par se déchausser et eut bientôt la désagréable sensation de la pierre froide venant lui lécher la plante des pieds. Puis, lentement, elle entreprit de défaire, dans son dos, les lacets de sa robe. Se faisant, elle se demanda si Salini, Dricielle et Karina avaient dû, elles aussi, se déshabiller l’une après l’autre devant ce même bureau. D’un geste malhabile, elle souleva l’étoffe par le dessous jusqu’à la retirer entièrement, puis elle la déposa délicatement à ses pieds dans l’espoir de pouvoir la réenfiler rapidement. Tout ceci n’était, indubitablement, qu’une curieuse mais inéluctable consultation médicale, qu’elle aurait bien vite oubliée.
De fait, elle se retrouva bientôt en sous-vêtements dans cette lugubre et inappropriée salle d’examen, scrutée par six yeux étrangers. Elle espérait d’ailleurs que par "déshabillez-vous", cette dame à l'air revêche entendait qu'elle puisse à tout le moins conserver cette tenue décente.
Seulement, à son plus grand désarroi, ladite dame – qui la fixait toujours d'un regard inquisiteur – s'approcha soudain, la lame au clair.
– C'est trop lent, fustigea-t-elle en dardant hargneusement sa dague.
Pendant un fugace un instant d’effroi, Eldria présuma qu'elle s’apprêtait à la lui planter en plein dans la poitrine. Dans un réflexe affolé, elle eut un mouvement de recul, qui intervint malheureusement trop tard : la vielle femme était déjà sur elle. Contre toute attente cependant, l’agresseuse se servit de son funeste outil de mort pour sectionner d’un coup de poignet précis la brassière de sa victime impuissante, avant d’arracher le délicat vêtement d'un geste vif, presque impatient, et de le jeter à terre.
Eldria, prise de panique, poussa un petit cri de stupeur et, dans un automatisme pudique, plaqua instinctivement les bras devant son buste désormais à l’air libre, manquant de tomber à la renverse. En l’espace d’un clignement de paupière, elle se retrouva vêtue d'une simple culotte et sentit, telles des mains inconvenantes qui viendraient la souiller sans son accord, les regards des deux hommes derrière elle se poser avec insistance sur son dos et sur ses cuisses exposés.
Elle crut un instant que se tourmenteuse en resterait là, mais celle-ci ne lui octroya par malheur aucune forme de répit. Avec vigueur, elle écarta brusquement les bras de sa victime pour examiner, sans se gêner, ce qu’elle dissimulait derrière, avec un regard empreint d’expertise. Eldria, en état de choc, ne trouva pas la force de résister.
– Pas trop gros... peut-être un peu petits, murmura-t-elle, semblait-il davantage pour elle-même que pour les autres.
Elle lui lâcha les poignets, puis se pencha en avant afin de, cette fois-ci, lui passer des mains indélicates le long de la taille et des hanches. Eldria, pétrifiée comme si on lui avait jeté un sort, crut pendant un instant qu'elle allait définitivement la dénuder mais l’ignominieuse femme se contenta de lui effleurer rapidement l'entre-jambe. Sentant le contact insupportable de ses doigts décharnés et glacés au travers du fin tissu de sa culotte, elle ne put empêcher un terrible frisson de lui parcourir l'épine dorsale, tandis qu'elle resserrait machinalement les jambes, comme si ce mouvement protecteur suffirait à mettre sa plus stricte intimité à l'abri.
– Bien, pas d'arme dissimulée, marmonna la vieille femme en retirant la main.
Elle ramassa nonchalamment les chaussures, la robe, et les restes de la brassière déchirée d'Eldria, puis alla les fourrer dans une armoire près de la porte du fond. Sa jeune martyre, qui avait de nouveau enlacé les bras autour de sa poitrine comme si elle avait froid – alors qu'il faisait plutôt chaud dans la petite pièce éclairée par les flammes –, reconnut à l'intérieur du meuble les vêtements de Salini et de Karina. Plus de doute, elles aussi avaient eu, avant elle, à subir cette épreuve si humiliante. Où que ses compatriotes aient pu être emmenées, elle devait s’attendre à les rejoindre sous peu.
Nullement émue par la vision de son innocente captive à moitié nue, tremblante de peur et le dos voûté, la femme au chignon produisit depuis l’armoire un pagne grisâtre à la propreté douteuse. Elle le jeta avec dédain à celle qui aurait pratiquement pu être sa petite-fille, et qui ne se fit pas prier pour l'enfiler, prenant bien soin de ne pas exposer davantage ses formes aux regards masculins indiscrets dans son dos. L'idée de devoir sortir de cette salle partiellement dénudée la révulsait largement plus que de devoir s’affubler de ce haillon crasseux, aussi malodorant soit-il.
Sans ajouter un mot, la vieille femme au chignon toqua à l’autre porte et un nouvel homme armé se présenta. L’endroit était si bien gardé ! Puis, comme si tout ceci avait été répété à maintes reprises, il restreignit, pour la seconde fois ce jour, les poignets d’Eldria à l’aide d’une chaînette en métal froid, avant de l’inciter à le suivre sans autre commentaire. Transie par la crainte de l’inconnu qui se profilait, Eldria ne rechigna cependant pas à l’idée de quitter l’autorité malsaine de cette abominable femme.
Le garde lui fit traverser quelques sinueux couloirs sombres menant à un étroit escalier en colimaçon, qui descendait sous la terre. À mesure qu’ils s’y enfonçaient, le malaise insondable que ressentait Eldria allait grandissant. Faisant halte dans une autre petite pièce menant à plusieurs portes bardées de fer forgé, le mutique militaire se servit d’un tintant trousseau de clés pour ouvrir la plus reculée d’entre elles. Au bout d’un énième corridor baigné dans l’obscurité, Eldria eut le temps d’apercevoir une petite pièce faiblement éclairée, depuis laquelle des voix rauques et des rires gras s’élevaient. Elle craignit un instant qu’il s’agisse de leur destination, mais son geôlier la fit s’arrêter devant ce qui ressemblait à une cellule isolée, plongée dans la pénombre.
Les jambes flageolantes, Eldria n’osait plus émettre le moindre son, de peur que ce soit retenu contre elle. Jamais de sa vie elle ne s’était sentie si rabaissée, humiliée, traitée telle une prisonnière de guerre alors qu’elle n’avait jamais fait de mal à qui que ce soit. L’ignoble inspectrice, là-haut, n’aurait-elle pas pu se contenter d’une simple fouille au corps au travers de ses vêtements ? Une éventuelle arme ne serait de toute évidence pas passée inaperçue sous une simple robe en soie. De même, que l’avait-il motivée à lui examiner la poitrine de si près ? Ce n'était guère comme si quelque chose de dangereux aurait pu s'y dissimuler... à moins qu’une paire de seins soit considérée comme une arme, auquel cas Eldria aurait représenté une bien piètre menace !
Le garde déverrouilla la large grille pivotante puis, sans ménagement, poussa sa détenue à l'intérieur de la cellule poussiéreuse. Sans mot dire, il lui défit ses chaînes d’un mouvement pressé, puis tourna les talons et repartit par là d’où ils venaient, prenant bien soin derrière lui de verrouiller la lourde grille grinçante.
Il fallut quelques secondes à Eldria, le souffle court, pour s'habituer à l'obscurité ambiante. L'endroit était miteux, humide et exigu. Il y régnait une ambiance de mort, seulement ponctuée par le faible clapotis des gouttelettes chutant depuis le plafond irrégulier, formant, au fil des années écoulées, de petites stalactites de calcaire. Ce sinistre fort devait dater de bien avant la guerre.
Ce ne fut qu'après un moment où elle n’entendit plus que le sifflement nerveux de son souffle, qu'elle aperçut une forme sombre dans l’un des recoins de la pièce, recroquevillée sur l’une des deux paillasses jaunâtres posées à même le sol terreux. Eldria eut d'abord un mouvement de recul en voyant la forme bouger doucement. Elle s’inquiéta de prime abord de découvrir avec quoi elle avait été enfermée, puis ce fut seulement en entendant de maigres gémissements qu'elle consentit à s'approcher prudemment.
– Dricielle ? fit-elle à voix basse.
La jeune fille aux cheveux foncés ne réagit pas. Elle portait toujours le haillon marron dont elle était fagotée plus tôt dans le chariot. Apparemment, la vieille dame au chignon n'avait pas jugé opportun de lui en confier un nouveau.
– Dricielle ? Tu m'entends ? répéta Eldria en lui touchant précautionneusement l'épaule.
L’intéressée ne réagit pas. Ses gobilles étaient grandes ouvertes, et elle fixait le vide en se mordillant nerveusement le bout des ongles. On aurait dit qu'elle se trouvait dans un état de traumatisme avancé. Eldria, impuissante, se releva et la considéra longuement. Qu'avait-il bien pu lui arriver pour qu’elle soit ainsi affligée ?
Afin de s’assurer que personne ne viendrait les déranger, elle se dirigea vers les barreaux désespérément clos de la cellule et jeta un coup d'œil dans le couloir. Celui-ci était vide et il y régnait un silence absolu. Provisoirement rassurée qu’on les laisse enfin seules, elle revint s'agenouiller auprès de Dricielle :
– Que t'est-il arrivée ? Je t’en prie, réponds-moi.
Elle n’obtint aucune réaction.
– Dricielle... Dricielle ! recommença Eldria, en cherchant à attirer son attention.
Finalement, la jeune fille consentit à lever des yeux enflés. Elle ne pleurait plus, cependant son regard laissait nettement transparaître l’affolement et la peur.
– Comment te sens-tu ? s’empressa de l’interroger Eldria. Ils ne t'ont pas fait de mal ?
Dricielle entrouvrit la bouche, mais ne semblait pas en mesure d'articuler le moindre mot. Pour autant, Eldria ne se démonta pas et dut renouveler ses efforts pendant de longues minutes. Il fallait à tout prix qu'elle sache ce qui avait mis sa consœur dans un tel état de choc ! Avec un geste vain, elle lui prit le visage entre les mains et la fixa de nouveau dans les yeux.
– Dricielle, j'ai... j’ai besoin de savoir, répéta-t-elle une nouvelle fois, d'une voix qu'elle essayait de maîtriser malgré son agitation intérieure.
Pour toute réponse, l’intéressée se laissa choir en arrière, en reprenant ses sanglots étouffés. Eldria soupira. Résignée, elle s'adossa contre le mur de pierre brute, à la texture moite. Après tout, se figura-t-elle, Dricielle était peut-être simplement démente. Peut-être ne comprenait-elle pas ce qu'Eldria lui disait ? Pourtant, alors que cette dernière commençait à perdre tout espoir d’en apprendre davantage sur leur situation, Dricielle se mit enfin à murmurer :
– Ils... ils sont venus me chercher chez moi, à la ferme, dit-elle en déglutissant péniblement et en détournant le regard.
Eldria se précipita auprès d’elle.
– Tout le monde dormait à cette heure-là. Ils nous ont demandé de... de sortir de chez nous, tous sans exception.
Jusque-là, l'histoire concordait parfaitement avec ce qui s’était déroulé à la ferme de Soufflechamps, quelques heures plus tôt.
– On est sortis, b-bien sûr.
Dricielle déglutit une nouvelle fois. Elle semblait éprouver des difficultés à respirer convenablement. Eldria l’écoutait avec compassion.
– Un des soldats, le c-capitaine, nous a ordonné de nous aligner. Après quelques protestations, il a sorti son épée et a menacé de... de tuer quiconque n'obéirait pas. Alors on s'est alignés. Et puis, je ne sais pas p-pourquoi, il m'a sortie du rang et a voulu m'emmener.
Elle marqua une légère pause, comme si elle revivait la scène.
– Mais... les autres ont protesté. Tout le monde s'est agité. Ils... ils voulaient me protéger. Les militaires ennemis ont sorti leurs armes et ont essayé de contenir leur colère mais... ils ne se calmaient pas. Alors le capitaine a fait une ch-chose... Il a... il a...
D’épaisses larmes commençaient à couler le long de ses joues diaphanes, tandis qu’elle avait de plus en plus de difficulté à s'exprimer. Eldria la prit doucement par les épaules.
– Il a ? l’encouragea-t-elle.
Mais Dricielle s'était de nouveau mise à pleurer.
– Il... n'a pas fait tuer les autres au moins ? s’enquit Eldria avec horreur.
La jeune femme s'empressa de faire non du chef.
– Il... il m'a violée, lâcha-t-elle enfin en reniflant. Il a d-déchiré tous mes v-vêtements avec son épée, puis m'a mise face contre terre, n-nue, dans la boue. Je... je me suis débattue mais... deux autres soldats m'ont agrippée et m'ont empêchée d-de bouger. Je... j'étais moins forte qu'eux, je ne pouvais r-rien faire. Puis il a défait sa ceinture et...
Elle s’interrompit. Il n’y avait aucunement besoin d’entrer dans de plus de révoltants détails.
– Il m'a v-violée devant ma famille et mes... amis, pendant que les autres soldats les retenaient, éluda-t-elle. Puis ils m'ont frappée et ont menacé de m'égorger si les autres ne se calmaient pas.
Dricielle se redressa sur les genoux dans un mouvement qui sembla douloureux, puis souleva le côté de son haillon jusque sous l’aisselle, exposant son flan contusionné à Eldria. Sa peau à vif était contusionnée des mollets jusqu’à la taille, et des marques coagulées de griffures lui tailladaient cuisses et fesses.
Eldria porta la main à sa bouche. Ainsi, voilà de quoi ils étaient capables. Comment pouvait-on, décemment, faire subir une telle ignominie à une jeune femme sans défense, et ce pour aucune raison apparente ? L’effroi, puis le bouleversement la submergea. Il paraissait plus qu’évident désormais que les gens qui les avaient capturées toutes les quatre ne comptaient pas leur témoigner le moindre respect.
– C'est... horrible, haleta Eldria, dont le vocabulaire manquait pour qualifier un tel acte.
Soudain, des bruits de pas se firent entendre dans le corridor attenant, suivis par le tintement métallique caractéristique d'un trousseau de clés que l’on agite. Sur le sol humide, une lumière vacillante et menaçante semblait annoncer la venue de quelqu’un.
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