9 · Débauche

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L’enlèvement de Dricielle avait considérablement fait chuter le moral – déjà peu élevé – d’Eldria, Salini et Karina. Leur pauvre amie n'avait clairement pas mérité ce sort et toutes trois songeaient, sans oser l’exprimer à haute voix, qu’il était fort possible qu’elles ne la revoient jamais. Toutefois, l’heure n’était pas encore au désespoir.

Une dizaine de minutes s’était écoulée et Eldria commençait à éprouver de désagréables crampes aux cuisses et aux mollets, ainsi que des douleurs lancinantes aux poignets, là où elle était solidement ligotée. Elle n'escomptait désormais plus qu'une seule chose au terme de ce terrible calvaire qu’était l’attente : qu'on les ramène toutes en cellule et qu'on les laisse tranquille le plus longtemps possible. Elle s'était bien comportée, aussi se laissait-elle aller à espérer que Madame Martone l'avait noté et qu'elle la renverrait peut-être bientôt chez elle. De là, elle pourrait réfléchir à une solution visant à faire sortir Salini, Karina, et toute ses autres compatriotes de cette fâcheuse incarcération.

Finalement, Madame Martone refit son entrée dans la cour, cette fois-ci seule. Dricielle et la jeune fille aux cheveux châtains avaient bel et bien disparu. Immédiatement, plusieurs gardes abandonnèrent leurs postes et se mirent à détacher toutes les captives avant de les rassembler en rang par cinq devant une massive porte à double battant située derrière les piquets. Karina, Salini et Eldria furent placées à l’arrière de l’attroupement, en compagnie de deux autres femmes arborant un air résigné et dont Eldria ne se rappelait pas les prénoms. Elle se souvenait simplement de leurs âges : l’une d’elles – une petite blonde aux yeux verts – avait dix-neuf ans, tandis que l'autre – une grande brune aux yeux bleus et à la forte poitrine – en avait trente.

– Que font-ils ? murmura discrètement Salini à l'adresse de la brune. Pourquoi nous ont-ils rangées comme ça ? Qu'y a-t-il derrière cette porte ?

Son interlocutrice la considéra d’un air absent.

– Ah oui, vous êtes les nouvelles c’est ça ?

On devinait l’appréhension dans sa voix éteinte.

– Nous sommes arrivées hier, confirma hâtivement Salini.

– Je vois. Je ne suis là que depuis deux semaines. Si vous saviez...

– Sais-tu où ils ont emmené notre amie ? demanda Karina avec insistance en se penchant vers elle.

La femme tourna lentement son regard vers Karina. Il était vitreux, comme si elle était en état de choc.

– Votre amie ? Vous voulez dire la petite brune qui pleurait ? Je... je suis désolée, mais je crois que votre amie va...

Elle n'eut pas l'occasion de terminer sa phrase car Madame Martone, l’air autoritaire, venait de se placer à côté du regroupement parfaitement aligné. De là où elle se situait, elle pouvait voir et surveiller tout ce qui se passait dans les rangs. Sa voix impérieuse porta bientôt dans toute la cour :

– Bien, mesdemoiselles, j'attends de vous que fassiez preuve d’exemplarité, comme toujours. Et rappelez-vous que la plus méritante d'entre vous sera récompensée la semaine prochaine.

Elle avait énoncé cela d'un ton enjoué, comme s'il s’était agi d'une merveilleuse annonce.

– À vous de jouer ! acheva-t-elle nonchalamment alors que la massive porte s'ouvrait soudain dans un grondement.

Le cœur d'Eldria tambourina dans sa poitrine alors que l’inconnu se profilait. Où entraient-elles ? Qu'attendait-on d'elles ?

– Que se passe-t-il ? chevrota Salini en écho à ces pensées, dont la voix fut pratiquement couverte par des bruits émanant de l'autre côté de la grande ouverture

– Vous n'êtes pas au courant ? répondit la femme brune, ses grands yeux bleus écarquillés.

– Non !

Elles durent hausser le ton pour s’entendre mutuellement mais c’était peine perdue. Un vrai vacarme provenait de l’intérieur du bâtiment auquel elles faisaient face. Alors que les larges battants finissaient de s'ouvrir en grand, le groupe de prisonnières commença à s'avancer vers l'intérieur. Le sang d'Eldria se glaça tandis qu’elle distinguait maintenant parfaitement la nature de ce capharnaüm : il s’agissait de voix d'hommes, par dizaines. Des cris de joie, des rires gras, des voix rauques emplies d'allégresse... Toutes se dirigeaient ainsi au sein d’un véritable nid à hommes, tel un piège implacable qui se refermerait sur elles.

Eldria ne savait que trop bien ce que ces Eriarhis étaient capables de faire subir à des femmes sans défense. Ses entrailles se nouèrent tandis que l’inquiétude, puis la panique, la gagnaient. Ses instincts primaires la poussèrent à immédiatement opérer un demi-tour, mais lorsqu’elle fit mine de se retourner, elle se retrouva nez-à-nez avec une cohorte de gardes, la pointe de leurs longues lances menaçantes dardées dans leur direction. Elle entendit à peine leur voisine de rangée s’écrier :

– Surtout avancez et faites tout ce qu'ils demandent ! Ne vous rebellez pas, ça ne sert à rien. Vous ne voulez pas savoir ce qu'ils font aux filles qui se rebellent.

Les quatre premières rangées étaient déjà rentrées dans la pièce et les cris de joie s'intensifièrent de plus belle. Eldria tendit le cou mais sa petite taille ne lui permit pas de discerner la tête de l’attroupement. Elle jeta un rapide coup d'œil vers ses deux amies et constata que celles-ci paraissaient tout aussi anxieuses qu’elle. Bientôt, elles se retrouvèrent compressées les unes contre les autres, la rangée de devant n’avançant plus tandis que les miliciens derrière continuaient de les repousser. La cohue était telle qu’Eldria crut perdre ses deux compagnes dans la foule mais heureusement, elles parvinrent à rester soudées.

Devant, une grande salle lambrissée à haut plafond se dessinait peu à peu. À mesure qu’elles étaient poussées vers l’entrée, elles pouvaient sentir l’air chaud et vicié qui parvenait jusqu’à leurs narines. Malgré elles, elles pénétrèrent tant bien que mal dans la vaste salle sombre et la massive porte se referma lourdement sur elles.

Ce fut un véritable guet-apens. Attablés autour de longues tables en bois rongé, des dizaines d’hommes arboraient un large sourire, accueillant les nouvelles arrivantes avec un plaisir non dissimulé. Les captives, n’ayant nulle part où s’enfuir, continuèrent de s’avancer entre les tables. Avec horreur, Eldria constata que des hommes se saisissaient au hasard de certaines de ses consœurs, les attrapant sans ménagement par la robe pour les attirer à eux. Certains les faisaient asseoir sur leurs genoux en ricanant, d’autres les conduisaient hors de vue d’une poigne impatiente.

Très vite, les rangs des prisonnières se clairsemèrent et des regards avides se tournèrent bientôt vers Eldria et ses comparses. Les deux inconnues avec qui Salini, Karina et elle marchaient furent les premières à être saisies par des mains indistinctes. La brune ne se débattit pas mais la blonde cria, avant que sa voix ne s’estompe alors qu’elle était emmenée ailleurs. Sans qu’elles ne puissent s’y opposer, ce fut ensuite au tour de Karina : Eldria la vit s’éloigner, impuissante, alors qu’un grand barbu à l’air revêche la tirait de force en direction d’un couloir adjacent. Puis ce fut Salini : un petit homme mal rasé, à peine plus grand qu’elle, le visage violacé et les cheveux gras, l’agrippa violemment et l’attira vers lui. Eldria et elles eurent à peine le temps d’échanger un dernier regard furtif. « Courage », « Sois forte » se dirent-elles avec les yeux.

Eldria était désormais sinistrement seule, livrée à elle-même parmi ces hommes en rut et ces femmes paniquées déambulant erratiquement. Elle pleurait. Au travers de ses larmes, elle n’entrevit cependant nulle débauche. Au lieu de cela, elle parvenait à constater que les captives finissaient toutes par être menées hors de la grande salle, certaines suivant docilement leurs bourreaux tandis que d’autres étaient traînées sans délicatesse. Entre les rires gras des hommes, on distinguait leurs cris apeurés.

Au beau milieu de cette ambiance infernale, Eldria continuait d'errer seule, attendant que son heure vienne. Elle aussi serait bientôt emmenée dans un de ces couloirs. Elle y serait très certainement abusée.

Oubliant toute intention de faire bonne figure, de rester droite et fière, elle se lassa tomber à genoux, de chaudes larmes lui coulant le long des joues. Elle avait du mal à respirer et fixa le sol bêtement, déconnectée de la réalité, attendant que le couperet tombe. Et effectivement, sans se faire attendre, l’inéluctable se produisit : une main ferme lui empoigna l'avant-bras et la releva avec force avant de l'attirer jusqu'au couloir le plus proche. Les pupilles humides, elle distingua à peine la forme floue de l'homme qui l'emportait, tel un vulgaire trophée de chasse. Cela ne revêtait de toute façon plus aucune importance. Elle le suivait d'un pas mal assuré, résignée à son triste sort tandis que ces mornes paroles lui revenaient en tête : « Faites tout ce qu'ils demandent ! Ne vous rebellez surtout pas. Cela ne sert à rien ». Elle se mit naïvement à espérer un miracle, n'importe quoi, quelque chose qui lui permettrait d’échapper à son sort.

Il n’y en eut aucun. Elle entendit le bruit caractéristique d'une porte que l’on ouvre, fut tirée dans ce qui s’apparentait à une petite chambre isolée, puis perçut un claquement sec. Tout devint soudainement calme. La main étrangère lui relâcha enfin le bras et elle se sentit tomber au sol, ses jambes ne la soutenant plus.

– Nous y voilà, prononça alors une voix suave.

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