11 · L'inspection
Pendant un temps incertain, ils ne bougèrent pas. La respiration de Dan se calmait peu à peu tandis qu’Eldria demeurait silencieuse pour se faire discrète. Elle ne voulait plus faire le moindre mouvement, comme pour se fondre dans le décor jusqu’à ce qu’on l’oublie définitivement. Elle souhaitait que Dan s’en aille afin de pouvoir se relever et remettre ses vêtements restés au sol. Nue de la sorte, elle se sentait beaucoup trop vulnérable. Elle désirait qu'on la laisse tranquille, seule, dans cette pièce. Qu'on l'enferme même, s'il le fallait. Pour l’heure, il lui était inconcevable de revoir le monde extérieur et d’affronter la terrible vérité sur cet endroit. Elle ne connaissait rien de ce Dan, et même s'il ne lui avait fait aucun mal comme il le lui avait promis, il n'en participait pas moins aux horreurs de cette prison. Elle ne pouvait décemment pas lui accorder la moindre confiance.
Eldria resta ainsi prostrée dans la même position, le moelleux du matelas sous son ventre contrastant avec le sol rugueux et froid contre ses genoux. Ceux-ci commençaient d’ailleurs à la faire souffrir. Pour ne rien arranger, elle subissait également la désagréable sensation du sperme tiède de l’Eriarhi sur sa peau nue, liquide qui semblait avoir pour projet de s’écouler depuis le bas de ses reins jusque sur le long de son flanc gauche. Elle fit tout son possible pour ne pas y prêter attention.
Sur le mur, l'ombre de Dan ne faisait toujours aucun mouvement. Se remettait-il de ses émotions ? Qu'attendait-il pour s'en aller maintenant qu'il avait eu ce qu'il voulait ? Elle se mit soudain à espérer. Peut-être allait-il l'aider, compatissant à son sort ? Avait-il seulement le pouvoir de la faire sortir ?
Soudain, le jeune homme rompit le silence.
– Navré pour... commença-t-il en cherchant ses mots.
Il ne les trouverait jamais. Déjà, dans le couloir, on entendait les mouvements précipités de gens qui marchaient et qui parlaient. Des rires.
– C'est l'heure, dit froidement Dan. Surtout, ne bouge pas.
Eldria n’en avait aucunement l’intention et se trouvait de toute façon aussi figée que si on l’avait ligotée au lit. De nouveau, la peur de l'inconnu la submergea. Son instinct la poussait à partir se recroqueviller dans un coin de la pièce pour faire face à la nouvelle menace qui se profilait, mais ses muscles ne répondirent pas. Dans son dos, elle entendit Dan qui entreprenait de ramasser ses propres vêtements.
Finalement, la porte s'ouvrit. Pour une menace, c’en était une ! Madame Martone arborait son éternel sourire narquois. Ses yeux vagabondèrent d'abord sur Dan qui terminait de remettre son pantalon, puis s'attardèrent sur les fesses de sa pensionnaire, sur son dos souillé, avant d’enfin croiser son regard enfoui au creux du matelas. Eldria détourna rapidement la tête. Elle n’avait déjà eu que trop le temps de discerner une lueur de satisfaction au fond des sombres pupilles de la vieille sorcière. Pour une fois, cependant, elle ne savait dire si le fait que Madame Martone parût réjouie était une bonne nouvelle, ou bien une très mauvaise.
– Bien bien bien... Quelle vue intéressante, siffla-t-elle d’un ton sirupeux. Avez-vous pris du bon temps, Monsieur Brani ?
Il n’y eut aucune réaction de la part du jeune homme. Sans se démonter, elle fit un pas dans la pièce et referma la porte, avant de venir se placer près d’Eldria. Comme un vibrant rappel de la veille, cette dernière sentit son regard inquisiteur se poser sur sa peau exposée sans le moindre artifice.
Dans leur dos à toutes deux, Dan acheva de boucler sa ceinture et d'enfiler sa tunique, puis quitta la pièce sans demander son reste, laissant Eldria seule, à la merci de la vieille femme maléfique. Le fol espoir qu’elle nourrissait de voir en cet homme un potentiel allié dans cet enfer s’envola.
Sur le mur une nouvelle fois, elle observa avec anxiété l'ombre de Madame Martone qui se penchait attentivement sur la sienne, tel un lynx sur une pauvre musaraigne. Que diable comptait-elle lui faire ?
– Bon, levez-vous et rhabillez-vous, se contenta-t-elle finalement d’adjurer.
De façon inédite, Eldria consentit à tourner la tête. Elle aperçut alors le haut de son propre fessier, rendu brillant par la sueur, au-dessus duquel se tenait une Madame Martone à l'air autoritaire. Elle avait beau avoir conscience de ne devoir résister sous aucun prétexte, une partie reculée – et fort audacieuse – de son esprit lui souffla alors l'idée insensée de se lever et de l'attaquer. Elle était jeune et probablement plus en forme que sa tourmenteuse, sans compter que celle-ci était pour une fois imprudemment seule... Peut-être devrait-elle tenter sa chance ?
Elle sentit l’adrénaline monter en elle... mais n’entreprit finalement rien. La peur des représailles en cas d’échec était bien plus prégnante que ses velléités de révolte. Sans compter qu’elle ne s’était jamais battue de sa vie.
Le regard de Madame Martone était dur et ne laissait aucune place à la tergiversation pour quiconque le croisait. Après quelques secondes, à contrecœur, Eldria poussa péniblement de ses bras tremblants pour se soulever du lit sur lequel son buste reposait toujours. En se dressant, elle sentit la semence sur le bas de son dos couler lentement entre ses fesses rougies par la moiteur. Ses jambes chancelèrent lorsqu'elle se mit tant bien que mal debout pour ramasser sa culotte, qu’elle s'empressa d'enfiler pour interrompre ce ruissellement en des endroits pourtant reculés de son anatomie. Alors qu'elle se penchait de nouveau pour ramasser sa robe, Madame Martone l'interrompit :
– Je vais reprendre cela, annonça-t-elle en saisissant la robe et en lui tendant un pagne.
Peu désireuse de retrouver ce haillon crasseux et puant, Eldria marqua un court instant d’hésitation, mais dut bien rapidement se résoudre à accepter cet échange pourtant peu équitable, de peur de contrarier la vieille femme et de finalement ne rien avoir à se mettre sur les épaules.
– Je suis satisfaite de constater que vous n'avez pas résisté, Mademoiselle Calann.
Elle étudia avec attention la robe entre ses mains.
– Vos vêtements sont comme neufs, on ne vous les a pas arrachés de force.
Sous l’étoffe de fortune qu'elle était en train de revêtir, Eldria rougit.
– Vos cheveux ne sont même pas ébouriffés... un véritable exemple de soumission.
Eldria demeura mutique, consciente que tout ce qu’elle pourrait dire ne ferait qu’inutilement éveiller les soupçons de se geôlière. La vieille mégère ne serait effectivement guère enchantée si, d’aventure, elle apprenait que le dénommé Dan ne l’avait en réalité jamais touchée. Eldria prit donc tout son temps pour ajuster son pagne puis fit mine de s'intéresser aux dalles sur le sol de crainte de croiser son regard perçant. Il fallait qu’elle croie que Dan et elle avaient partagé le même lit. Tant que Madame Martone était persuadée que sa prisonnière remplissait le rôle qui lui incombait, il y avait une chance pour qu'elle la laisse tranquille. Mais la vieille femme l'observait toujours d'un œil mauvais. Que pouvait-il bien se passer dans sa cervelle ? Se doutait-elle déjà de quelque chose ?
Après quelques instants, elle reprit finalement la parole :
– Bon, sortez. Vous allez être ramenée en cellule. N’ayez crainte, vous aurez la joie de revenir ici la semaine prochaine.
« Une semaine ? » songea Eldria. C'était donc tous les sept jours qu'elle, ainsi que toutes les autres femmes, seraient forcées à venir entretenir ce lieu de débauche ? Tout ce qu'Eldria désirait, désormais, c'était qu'on l’oublie, même si ce n’était que pour sept petits jours. Elle avait besoin de réfléchir afin d’assimiler tout ce qu’elle avait appris et vécu. Il fallait qu'elle échafaude un plan pour sortir d'ici. Mais lequel ?
Derrière la porte, un garde accoutré ostensiblement, comme celui qui avait emmené Dricielle, l’attendait. Il l'attrapa sans cérémonie par le bras.
– Ramenez-la en cellule, lui ordonna placidement Madame Martone.
Eldria eut le temps d'apercevoir la vieille femme se diriger vers une autre porte close, avant que l'homme ne l'attire avec force en direction du grand hall. En chemin, ils croisèrent d’autres hommes et d’autres jeunes femmes surgissant peu à peu des divers couloirs au bout desquels devaient se trouver d’autres chambres. Eldria scruta les environs à la recherche de Salini ou de Karina, en vain. Peut-être étaient-elles déjà sorties. Ou bien peut-être étaient-elles encore en fâcheuse compagnie dans l'une de ces chambres.
Dans le réfectoire où elle avait été séparée de ses amies, d’autres Eriarhis vagabondaient, un air de satisfaction au lèvres. Cela les rendait-il vraiment si heureux de céder à leurs pulsions les plus primaires ? Plus que les hommes, ce furent néanmoins les femmes qui attirèrent bien vite l'attention d'Eldria. Certains étaient à moitié dénudées, d'autres portaient un pagne semblable au sien. Toutes paraissaient hagardes, chacune suivant docilement son bourreau. Eldria préféra ne pas imaginer les sévices que ses pauvres compatriotes avaient dû endurer. Elle se sentit même, soudainement, presque fortunée d’avoir pu préserver une part de son honneur dans cette épreuve. Quant à Dan, il semblait presque s’être volatilisé. Le reverrait-elle la semaine prochaine ? Souhaitait-elle seulement le revoir un jour, après s’être déshabillée et offerte à lui de cette manière, honteuse et confuse ?
Au milieu du hall, une très jeune femme aux cheveux châtains, recroquevillée au sol et totalement nue, sanglotait misérablement. Deux hommes l'observaient avec un sourire mauvais. Ils la saisirent chacun par un bras pour la traîner sur le dos, à même les dalles. La malheureuse se débattait en gémissant :
– Laissez-moi partir ! Par pitié ! Je veux revoir ma famille ! Au secours !
Avec honte, Eldria détourna les yeux. Elle aurait voulu aider cette fille. Elle aurait voulu les aider toutes. Mais elle en était parfaitement incapable. Pourquoi diable était-elle née femme ? Pourquoi n’était-elle pas venue au monde dans la peau d’un homme, grand et fort ? À la place, elle n’était que mince, frêle, et – comble d’infortune – plutôt petite.
Le militaire l'entraîna sans ménagement vers la cour, à l'extérieur du réfectoire, puis en direction de la porte par laquelle elle était entrée avec ses trois amies environ une heure et demie plus tôt. Personne d'autre ne leur emboîta le pas, aussi en conclut-elle que cette aile du complexe n’accueillait encore que peu de captives. D’autres dédales défilèrent, sans la moindre trace de Salini, Karina, ni même Dricielle. Qu'était-il advenu de cette dernière ? Peut-être l'attendait-elle simplement dans leur cellule commune ?
Eldria ressentait subitement le besoin d’exprimer ses craintes, de se rassurer mutuellement avec quelqu'un qui partagerait son sort. La perspective de se retrouver seule, dans cette cellule lugubre qui lui faisait désormais office d’austère dortoir, la terrorisait.
Ils descendirent l'escalier menant sous terre. Sur le chemin, le garde ouvrit les quelques grilles et guida finalement Eldria jusqu'au couloir menant à sa prison de fer. À son plus grand désarroi, Dricielle ne l'y attendait pas. Avec déception, elle pénétra dans sa cellule, que le soldat verrouilla hâtivement avant de tourner les talons, sans un mot. Elle écouta le cliquetis de son armure s'éloigner peu à peu, le son métallique de la grille menant aux escaliers se refermer, et le claquement lointain de ses chaussures contre les marches se faire de plus en plus faible à mesure qu'il rejoignait la surface. Puis ce fut le silence. Lourd. Pesant.
Eldria s'assit par terre, adossée au mur, les yeux perdus dans le vague. Elle était désormais seule. Seule après avoir surmonté cette épreuve. Elle repensa à tous les évènements de la journée : le bain avec ses nouvelles amies, la grande cour, les mains indélicates du vieillard sur son corps, l'entrée dans le grand réfectoire, les cris, Dan la trouvant, Dan la rassurant, Dan lui demandant de se déshabiller, Dan se... masturbant sur elle.
De chagrin et de dégoût, elle plaqua les paumes contre son visage pour pleurer à chaudes larmes sur son triste sort. Était-ce donc cela sa vie désormais ? Être extirpée de force de sa cellule chaque semaine, pour être conduite dans quelque endroit isolé, soumise à toutes sortes d’humiliations qu’elle n’osait même pas imaginer ? Et encore, elle pouvait s'estimer heureuse : aujourd'hui, on ne l’avait même pas touchée.
Le bras arqué dans le dos, la main proche de l’endroit où Dan s’était épanché, Eldria hésita un instant, puis effleura sa peau du bout des doigts. Elle la sentit encore poisseuse, presque gluante. Dégoûtée, elle s’empressa de frotter la zone avec le tissu rêche de son misérable pagne pour s’essuyer. Puis, nerveusement, elle passa un doigt sous sa culotte, entre ses fesses. Le sous-vêtement collait à l’endroit précis où la semence s’était insinuée. Là aussi, elle tenta tant bien que mal de se nettoyer, le visage crispé, la gorge serrée.
Elle avait eu beau s’être lavée consciencieusement le matin-même, elle se sentait de nouveau sale, souillée. Pour ne rien arranger – maintenant qu’on lui offrait enfin un semblant de répit –, une autre sensation des plus malvenues revint bientôt à la charge pour la tourmenter de l’intérieur : la faim. Si elle avait pu se désaltérer quelques heures plus tôt, elle n'avait en revanche rien avalé de solide depuis près d'un jour et demi. Son estomac gargouillait de façon inquiétante et, à cette heure, elle aurait tout donné contre un simple quignon de pain. Comptait-on la laisser ainsi dépérir à petit feu ? Cette éventualité paraissait peu probable, compte tenu de ce qu’on attendait d’elle... à moins, bien sûr, qu’on ne l’ait tout bonnement oubliée. Après tout, les autres captives – parmi lesquelles Salini et Karina – avaient été enfermées dans un tout autre endroit.
Ainsi tiraillée, elle n’aurait su dire si elle souhaitait vraiment entendre à nouveau du mouvement dans le couloir menant à sa sinistre geôle. D’un côté, elle espérait de ton cœur que Dricielle se portait bien et qu’on la ramènerait bientôt ici – l’inverse signifierait que sa jeune camarade encourait de graves ennuis. De l’autre, elle redoutait plus que tout que les hommes qui l’avaient agressée la veille trouvent divertissant de revenir la tirer de son trou pour réclamer leur dû.
En penchant la tête à travers les barreaux de sa cage, Eldria réalisa qu’elle pouvait apercevoir un maigre rayon lumineux sur le sol d’un renfoncement isolé à sa gauche. Ledit renfoncement devait disposer d'un étroit soupirail donnant sur l'extérieur. Grâce à ce repère visuel, elle jugea qu’il devait être plus de midi. Cela ne faisait alors qu’une vingtaine de minutes qu’elle était de retour en cellule – à supposer qu’elle ait encore la moindre notion du temps dans cet environnement austère. Par moments, elle se levait pour scruter cette unique source de lumière, sa seule passerelle avec le monde extérieur. Tandis que le soleil poursuivait sa course, elle observait la lueur se déplacer lentement sur le sol terreux. Bien vite, ce mouvement imperceptible devint sa seule distraction.
Le reste du temps, elle s'asseyait ou s'allongeait dans un coin, patientait autant que possible, puis, une fois qu'elle jugeait que suffisamment de temps s’était écoulé, elle se levait pour constater comment la rai de lumière s’était déplacée. Dans ces intervalles d’attente, elle pensait à sa famille, à ses amis, à tous ceux qu’elle aimait. Parfois, même, elle ne pensait à rien, son regard se perdant dans le vide. À d’autres moments, elle tournait en rond, animée d’un pas tantôt rapide, tantôt traînant, sans autre but que de tuer le temps puisqu’elle n’avait nulle part où aller.
Finalement, au bout de quelques heures, le carré de lumière s’estompa, plongeant le sous-sol humide dans des ténèbres semblables à celles d’une nuit sans lune. N’ayant rien de mieux à faire et sentant l’épuisement la gagner peu à peu, Eldria déplia son tapis de fortune à côté de celui de Dricielle – était-ce encore celui de Dricielle ? –, puis s’allongea sur le dos. Dans cette obscurité presque insondable, elle parvenait à peine à distingue le plafond à moins de deux mètres au-dessus de sa tête.
Encore un long moment s'écoula avant que le sommeil ne parvienne, au terme d'un long combat, à l'emporter sur la conscience.
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