13 · Le miroir aux soupirs
Lorsqu’elle referma la porte de sa chambre, Eldria poussa un long soupir. Au dehors, les ténèbres de la nuit achevaient paisiblement de reprendre leurs droits. Elle déposa sa lampe à huile sur la table de chevet, puis se laissa tomber sur le lit. La flamme vacillante enveloppa aussitôt la petite pièce d’une lueur douce et tamisée.
La journée écoulée s’était avérée des plus éprouvantes. Ne ménageant pas ses efforts, Eldria avait aidé à dresser les tables pour les invités, à servir, à laver la vaisselle, puis à préparer les chambres d’amis dans la chaumière voisine avec sa tante. En milieu et début d’après-midi, elle était allée prêter main forte à la cueillette des fruits, en prévision du grand marché qui devait prochainement se tenir sur la place centrale de Brillétoile – une bourgade située à deux heures de marche. Quant à la fin de matinée, elle l’avait consacrée à la récolte et à la découpe des légumes pour le repas du soir. Elle n’avait décidément pas chômé ! Le matin même...
Le matin... Toute la journée durant, Eldria avait lutté pour chasser de son esprit les événements survenus plus tôt. Pour y parvenir, elle s’était efforcée de rester concentrée, veillant à ne rien laisser paraître. Lorsqu’elle avait recroisé Troj et Aran – puis, un peu plus tard, Salini – à l’heure du déjeuner, elle avait feint de ne pas les remarquer et s’était arrangée pour ne pas avoir à leur adresser la parole. À chaque fois que des images furtives lui étaient revenues en mémoire, elle s’était obstinée à recentrer son attention sur la tâche en cours, redoublant d’efforts pour penser à autre chose.
Pourtant, à cet instant, elle était seule. Seule dans sa chambre, tandis que tout le monde dormait déjà. Autour d’elle, tout baignait dans un calme paisible. Elle n’avait plus d’excuse : il lui fallait cogiter. Elle ne sut dire si c’était la quiétude nocturne, en contraste avec le tumulte du jour, ou bien si ses barrières mentales venaient de céder sous l’effet de l’épuisement, mais, soudain, le flot implacable des images de la matinée jaillit dans son esprit, comme on libèrerait une eau sauvage trop longtemps contenue derrière un barrage désormais rompu.
Elle revit nettement – comme si elle y était encore – les sexes dressés de ses deux anciens camarades, désormais devenus des hommes, grands et musculeux. Elle revit aussi Salini, sans la moindre pudeur, leur caressant les parties intimes, avant de se mettre – littéralement – à nu face à eux. L’étrange sensation qui l’avait alors traversée réapparut, diffuse, quelque part entre son nombril et le creux de ses cuisses. Était-ce donc cela... l’excitation sexuelle ? Sans réfléchir davantage, elle bondit hors de son lit et se planta devant le grand miroir au pied de celui-ci. Là, avec une attention nouvelle, elle contempla son reflet mince. Était-elle jolie ? Autant que Salini ?
Il ne lui fallut que quelques secondes pour se dévêtir entièrement, décidée à se juger telle que la nature l’avait faite. Sans détour, elle saisit ses seins à pleines mains et les jaugea longuement du bout des doigts. Limitée à une vue de dos, Eldria n’avait aucunement eu l’occasion de découvrir la poitrine de Salini. Toutefois, il lui semblait évident que sa voisine en possédait une un peu plus généreuse que la sienne. Mais au fond... quelle était la taille idéale ? Était-ce un critère si important ? La sienne n’était-elle pas trop menue pour une fille de son âge ?
Toujours debout face à son reflet, elle se tourna d’un mouvement vif, puis fit pivoter son buste pour observer, du mieux qu’elle le pouvait, la courbe de ses hanches et de ses fesses. Ces dernières étaient-elles aussi rebondies, aussi engageantes que celles de Salini ? Tout son fessier n’était-il pas... trop plat ? Pour la première fois, une pointe de jalousie s’insinua en elle. Salini, il fallait l’admettre, attirait les regards masculins avec une aisance déconcertante, et ce depuis déjà plusieurs années. Jarim – qui, elle l’espérait ardemment, n’y avait pas encore succombé – serait-il ainsi jamais aussi sensible à ses propres charmes ?
Pendant un instant aussi fugace que porteur d’émoi, son esprit se laissa aller – comme le matin – à s’imaginer en train de se dénuder ainsi, devant son meilleur ami. La subtile sensation d’excitation à l’intérieur de son ventre reprit de plus belle... et, elle devait bien l’admettre, ce n’était pas pour lui déplaire.
Hâtivement, elle fit pivoter le miroir afin qu’il fasse désormais face au lit, puis s’y assit. Ainsi installée, elle écarta les cuisses, résolue à examiner de plus près la zone d’où semblait naître cette étrange sensation. Elle dut toutefois se résoudre à constater que sa peau – plus pâle ici qu’ailleurs, en contraste avec le hâle discret que lui avait offert le printemps – ne laissait rien deviner d'inhabituel.
Une nouvelle vague d’images voluptueuses s’imposa alors à elle, sans qu’elle parvienne à les repousser. L’espace d’un instant, elle revécut avec une netteté troublante le moment où Salini avait pris le sexe d’Aran dans sa bouche. Jamais elle n’aurait cru que la chose puisse se dérouler de cette manière – et pourtant, cette vision la hantait désormais, comme si, depuis les premiers bouleversements de la puberté, une part d’elle avait toujours désiré être témoin d’un moment aussi intime entre un homme et une femme.
En continuant d'examiner son propre reflet dans cette position compromettante, elle remarqua que la fente de son sexe luisait d’une substance visqueuse qui ne lui évoquait rien d’habituel en cet endroit. Elle n’était pas en période de menstruation depuis plusieurs mois, aussi fit-elle délicatement glisser son doigt contre l’orifice humide. Les lèvres de sa vulve étaient douces, tièdes, presque soyeuses sous la pulpe de ses doigts. À peine les eut-elle effleurées, cependant, qu’une décharge incontrôlable lui parcourut l’échine, comme si elle venait de se pincer un nerf – à ceci près que cette fois, la sensation n’avait rien de douloureux. Bien au contraire, même.
Le liquide qui perlait de son intimité était légèrement sirupeux, semblable à une huile translucide et inodore. D’un geste méthodique, elle s’en badigeonna le bout du doigt et se frotta le pouce et l’index. Elle fut surprise de les sentir coulisser l’un contre l’autre, comme séparés par une fine pellicule de glace. Intriguée par cette nouveauté déroutante, elle se pencha davantage en avant, les genoux relevés, pour mieux comprendre ce phénomène. Avec délicatesse, elle écarta les replis de son vagin, afin de mieux en apprécier les moindres détails. L’endroit semblait littéralement transformé, tant il était humide et chaud, et ce pour aucune raison apparente. Ce qui s’avérait le plus surprenant, toutefois, c’était qu’au moindre contact de ses doigts, elle était gagnée par une jubilation à la fois inédite et grisante.
En cet instant, elle eut la sensation déroutante de faire la découverte d’une nouvelle partie de son propre corps, qui aurait été juste sous ses yeux pendant tout ce temps, mais à laquelle elle n’aurait jamais vraiment porté attention. Pourtant, physiquement, tout était tel qu’elle l’avait toujours connu. C’était plutôt comme si son intimité, avec laquelle elle n’avait jusqu’ici entretenu qu’un rapport pratique, venait de révéler soudainement une nouvelle fonction primaire, jusqu’alors interdite.
Submergée par une brusque bouffée de chaleur, Eldria eut besoin de quelques instants pour intégrer cette bouleversante découverte, qui modifierait à coup sûr sa perception du monde. Cela lui paraissait désormais évident : le sexe ne servait pas qu’à la reproduction. Il représentait également une source infinie de plaisir, dont elle venait tout juste d’effleurer l’insondable immensité. Un plaisir à portée de main, dont elle pourrait jouir selon son bon vouloir... Aussitôt, son esprit revint à Salini, accroupie dans le foin, en train de se caresser.
Avec la ferme intention de l’imiter, elle s’installa confortablement contre une pile de coussins, qu’elle empila soigneusement dans son dos pour adopter une posture à mi-chemin entre la position assise et allongée. Elle écarta ensuite les cuisses plus largement encore, et reporta son attention vers le déroutant reflet qui lui faisait face. Dans cette pose délibérément provocante, elle put observer les moindres détails de son corps, exhibé dans le plus simple appareil. Sur sa gauche, la flamme timide de la lampe à huile dessinait, sur sa peau d’un lisse immaculé, de malicieuses ombres dansantes. Un léger tremblement la parcourut, imperceptible. Non pas en raison du froid, mais plutôt sous l’effet de l’émoi qui venait soudainement de s’emparer d’elle : pour la première fois de sa vie, elle fut excitée par le simple fait de se voir nue. Progressivement, elle commençait à prendre conscience du pouvoir de séduction que le corps d’une femme – son corps – pouvait revêtir.
Son attention se porta en premier lieu sur ses seins, dressés tels deux petites collines à l’orée de son champ de vision. Seuls ses tétons, d’un pigment subtilement rosé, venaient contraster avec leur arrondi presque parfait. Elle les saisit doucement dans ses mains et entreprit de les explorer tout en observant dans le miroir son reflet se teintant d'un rouge prononcé. Elle s’amusa à les voir rebondir légèrement entre ses doigts, pareils à deux petites balles souples et tièdes. Puis, du bout des index, elle effleura ses mamelons, surprise de les découvrir si sensibles et d’une texture presque rugueuse, évoquant la douceur râpeuse du cuir.
Au bout de quelques instants, elle réalisa qu’elle souriait béatement, seule dans sa modeste chambre. De quoi avait-elle l’air ainsi étendue, nue, au bord de son lit ? Que songerait une personne extérieure si, d’aventure, il lui était donnée d’observer la scène ? À cette pensée, Eldria fut saisie d’un soudain malaise : ce qu’elle faisait n’était-il pas... ridicule ? Était-ce considéré comme usuel par les gens normaux de s’amuser ainsi avec son propre corps, en solitaire ? Elle prit quelques instants pour réfléchir, puis finit par conclure qu’elle n’en avait cure. Après tout, elle était seule, à l’abri de tout regard, personne ne pouvant la juger. N’était-elle pas libre d’agir à sa guise ? Et puis, son corps... ne lui appartenait-il pas pleinement ?
Libérée de toute contrainte sociale, elle poursuivit ainsi plusieurs minutes durant, laissant ses mains caresser lentement ses seins, parfois l’un, parfois l’autre, parfois même les deux à la fois, se délectant simplement des douces sensations que cela éveillait en elle. Son regard glissa finalement vers son pubis duveteux, qu’elle pouvait observer sous un angle inédit grâce au miroir placé face à elle. Aussitôt, elle fut assaillie par une pensée grivoise : et si ce reflet d’elle-même se procurant du plaisir était précisément ce que Jarim pourrait contempler s’il se trouvait, à cet instant précis, au pied de son lit ?
À cette idée un brin saugrenue, son rythme cardiaque s’intensifia tandis qu’elle esquissait un sourire espiègle. Que ressentirait-elle donc si, réellement, il était là, témoin discret de son intimité ? Elle s’amusa à imaginer son ami face à elle, occupé à la dévisager. Depuis cette position, il pourrait la contempler dans son intimité la plus absolue. Loin de se sentir gênée par cette pensée, elle fut au contraire submergée par une nouvelle vague de chaleur. Jarim apprécierait-il alors ce spectacle offert à son regard indiscret ? Serait-il lui aussi gagné par l’excitation en voyant son amie entièrement nue, s’abandonnant sans pudeur à ses caresses solitaires ?
Tandis que son esprit vagabondait, sa main droite, elle, alla doucement s’échouer entre ses cuisses ouvertes. L’endroit était encore chaud et moite. Timidement, le bout de son majeur explora sa peau à la sensibilité exacerbée. Dans le calme absolu de la nuit, elle crut percevoir le délicat bruissement des fins poils duveteux de son pubis sous ses caresses encore hésitantes. Progressivement, elle laissa ses doigts descendre plus bas, redécouvrant avec lenteur les douces aspérités de sa vulve. Jarim aimerait-il la toucher en cet endroit plus qu’intime ? Et – plus important encore – Eldria aimerait-elle que Jarim s’y aventure ?
Comme animés d’une volonté propre, ses doigts commencèrent à se frotter avec plus d’intensité contre la zone la plus sensible de son sexe, juste au-dessus de l’orifice de son vagin. Sa respiration se fit bientôt plus saccadée, plus dense. Sans ralentir son geste, elle ferma les yeux – et aussitôt, l’image de Jarim s’imposa à elle. Elle le visualisa debout, entièrement nu, à l’emplacement même du miroir. Elle se remémora ses pectoraux musculeux, qu’elle avait déjà admirés à de nombreuses reprises, toujours avec un trouble difficile à avouer. Elle imagina également – et ce fut une première pour elle – ce que recelait le dessous de sa ceinture. Son sexe, tout comme sa peau, était de couleur ébène, long et dur, peut-être même plus impressionnant encore que ceux de Troj et Aran. Jarim le tenait bien en main et se stimulait vigoureusement tout en l’admirant d’un regard brûlant, intense, qui semblait la dévorer tout entière.
Cette image la submergea. Pour la première fois, elle jouit :
– Hmmmpf... souffla-t-elle malgré elle, en se cambrant dans un spasme incontrôlé.
À cet instant précis, alors qu’elle n’avait pas encore repris son souffle, un bruit de pas résonna dans le couloir. « Mince ! » songea-t-elle aussitôt, anxieuse, le cœur battant. Elle réalisa que la lueur de sa lampe devait filtrer au travers du jour sous sa porte, trahissant sa veille tardive. Que se passerait-il si son oncle ou sa tante y voyaient une occasion de venir lui souhaiter bonne nuit ? Pire encore : peut-être l’avaient-ils entendue pousser ce soupir suspect, et s’apprêtaient à vérifier que tout allait bien ?
Ni une ni deux, elle tira la couverture sous ses fesses et s’en recouvrit, puis souffla précipitamment sur la flamme de la lampe à huile pour l’éteindre, plongeant la chambre dans une pénombre soudaine. Immobile, elle tendit l’oreille, attentive au moindre bruit : les pas s’éloignaient, résonnant faiblement en direction du rez-de-chaussée.
Eldria poussa un nouveau soupir – de soulagement, cette fois-ci. Ce n’était sans doute que son oncle, sujet à un petit creux nocturne. Apaisée, elle s’étendit de nouveau et fixa le plafond, qu’elle distinguait à peine. Il ne lui fallait pas oublier qu’elle n’était pas seule dans cette maison. La chambre de sa tante et de son oncle était mitoyenne à la sienne et, pour les avoir quelques fois entendus, elle savait que les murs étaient bien minces. Toutefois, elle ne s’était pas attendue à gémir de la sorte : c’était sorti tout seul, littéralement. Dans l’obscurité, un sourire effleura ses lèvres, et elle se fit une promesse : celle d’être plus discrète la prochaine fois... car oui, elle comptait bien recommencer.
Elle jeta un rapide coup d’œil au miroir, qu’elle apercevait à la faveur d’un rayon de lune. Jarim n’était plus là.
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