15 · Au bord du lac

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Quelques jours s’étaient écoulés depuis ce curieux événement survenu chez elle, et maintenant qu’il appartenait au passé, Eldria y repensait avec une pointe d’amusement. Jusqu’à preuve du contraire, personne ne l’avait aperçue, nue dans le jardin, ce jour-là. Elle pouvait donc emporter ce secret légèrement gênant jusque dans la tombe !

En cette fin d’après-midi, elle s’apprêtait à quitter l’enceinte de la ferme pour se rendre au lac, situé à une quinzaine de minutes de marche vers le sud. Jarim, avec qui elle avait dernièrement passé trop peu de temps à son goût, lui avait donné rendez-vous là-bas, prétextant vouloir discuter de "choses importantes". C’était donc le cœur battant et les joues rosies qu’elle longeait la rivière, remontant d’un pas vif le petit chemin gravillonné en direction des collines ceinturant le lac. L’endroit était à la fois un lieu de pêche et de villégiature pour les habitants de Soufflechamps. Pourtant, à cette heure, la petite plage verdoyante était déserte. Seul Jarim l’y attendait, nonchalamment adossé à un arbre, visiblement occupé à tailler un lot de flèches pour sa partie de chasse du lendemain.

La relation entre Jarim et Eldria n’avait cessé d’évoluer aux fils des années. Si la question avait pu rester en suspens jusqu’à leurs quinze ou seize ans, Eldria n’avait désormais plus le moindre doute : elle entretenait des sentiments romantiques à l’égard du jeune garçon, et chaque instant passé à ses côtés la comblait d’une douce félicité. Ainsi profitait-elle de la moindre occasion de se retrouver en sa compagnie. Pour autant, elle ignorait si l’adage voulant que l’amour rende aveugle était vérifié, mais elle demeurait incapable de déterminer si Jarim éprouvait, lui aussi, des sentiments égaux. Certes, elle croyait parfois déceler chez lui des signes ou des attitudes pouvant laisser croire que leur amitié n’était peut-être pas aussi purement platonique qu’elle semblait l’être. Toutefois, Eldria ne parvenait pas à mettre le doigt sur la frontière entre franche affection purement amicale et attirance dictée par des sentiments plus profonds. Bon... il y avait bien eu cette fois où elle avait cru apercevoir une bosse suspecte dans le caleçon de Jarim alors qu’elle se baignait près de lui, simplement vêtue d’une brassière et d’une culotte. Mais après tout, il aurait pu s’agir d’un effet de son imagination. Sa récente découverte des plaisirs charnels – fussent-ils uniquement solitaires – provoquait peut-être chez elle des hallucinations.

Avec le temps, elle était de plus en plus tiraillée entre deux choix qu’elle ne parvenait pas à départager : tenter une approche plus directe, au risque que Jarim ne partage pas ses sentiments – ce qui pourrait compromettre leur précieuse amitié –, ou bien continuer à attendre qu’il fasse le premier pas, quitte à ce que cela dure des mois, des années... ou bien qu’il ne se passe jamais rien.

Les cartes de leur relation allaient-elles être rebattues en cette douce fin de journée estivale ? Jarim, après plusieurs jours sans avoir trouvé le temps de passer un moment privilégié à deux, lui avait donné rendez-vous dans un endroit isolé, plutôt romantique qui plus est. Se pouvait-il qu’il se soit enfin décidé ? Allait-il lui révéler sa flamme à la faveur du soleil couchant ? Était-ce cela la "chose importante" dont il avait mystérieusement parlé plus tôt cet après-midi ? Tandis qu’elle se rapprochait peu à peu de son ami de toujours, Eldria sentait son cœur tambouriner de plus en plus fort.

Jarim la gratifia d’un large sourire. Ses épais cheveux noirs, tressés mais désordonnés, encadraient son visage jusqu’aux oreilles, contrastant avec ses yeux d’un bleu azuré. Sa peau était d’un noir subtilement métissé, et sa mâchoire carrée ainsi que son front saillant formaient en réalité un visage doux et jovial.

– Coucou El’, lança-t-il d’un ton enjoué.

– Bonjour Jarim, répondit Eldria, faisant mine de rougir sous l’effet de la marche.

– Merci d’être venue.

– Oh... avec plaisir. C’est rare de venir au lac à cette heure.

Étrangement, un silence embarrassé s’installa à la suite de ces banalités, ce qui n’était pas fréquent entre eux. Était-ce là le signe que la conversation serait plus sérieuse aujourd’hui ?

– Tu... tu avais quelque chose à me dire ? demanda maladroitement Eldria, tâchant de masquer tant bien que mal le mélange d’appréhension et d’exaltation qui l’habitait.

Jarim parut étrangement distrait.

– Heu, oui... Oui ! répondit-il. Tu veux, heu... tu veux aller te baigner, histoire de nous remettre de la journée ? Il fait encore chaud, autant en profiter.

– Mais... je n’ai pas pris mes affaires de bain, rétorqua Eldria, un peu prise au dépourvu. Il fallait me prévenir !

– Ah oui, désolé, ça m’est sorti de l’esprit. Ce n’est pas grave, tu n’auras qu’à garder ta robe.

Son attitude n’était pas normale. À quel jeu jouait-il ? Il lui cachait quelque chose, Eldria en était certaine. Mais avant qu’elle ait pu répondre quoi que ce soit, le jeune homme avait déjà rangé dans son carquois la flèche qu’il était occupé à tailler, s’était levé d’un bond agile et s’était élancé vers le lac.

– Allez, viens ! s’écria-t-il joyeusement, avant de plonger tout habillé dans l’eau. Tu vois, c’est pas si terrible !

Eldria hésita.

– Mais...

Elle chercha désespérément une excuse valable.

– On va être trempés... finit-elle par objecter timidement.

Jarim fit quelques brasses vigoureuses, visiblement très à son aise.

– Alors oui, je confirme : l’eau est mouillée. Et toi, tu es une vraie poule mouillée. Allez, viens !

Sur ces mots, il envoya une gerbe d’eau en direction d’Eldria, restée prudemment sur la berge.

– Hé ! s’indigna-t-elle en esquivant les éclaboussures de justesse.

Jarim récidiva immédiatement, avec davantage d’énergie cette fois-ci. Une pluie de gouttelettes s’abattit sur la robe d’Eldria, qui n’eut cette fois aucune chance de les éviter. Elle resta immobile, bouche bée, le regard incrédule.

– Jarim ! Arrête ou je...

Le jeune homme riait aux éclats. Eldria tenta de garder un air offusqué, voire franchement vexé, mais sans succès. Au contraire, la joie de son ami s’avéra communicative et elle s’amusa de la situation. Et puis, mouillée pour mouillée... Sans prévenir, elle bondit dans l’eau, espérant surprendre Jarim afin de lui rendre la pareille.

– À moi ! Au secours ! feignit le jeune homme tout en s’éloignant à la nage, obligeant Eldria à s’immerger tout entière dans l’eau tiède du lac pour partir à sa poursuite.

Ils étaient tous deux bons nageurs, aussi se tournèrent-ils autour pendant un long moment, chacun essayant d’asperger l’autre le plus possible, leurs rires enfantins résonnant contre les flancs des collines environnantes.

Le temps s’égraina à vive allure, et le soleil commença peu à peu à perdre de sa superbe. Épuisés, Eldria et Jarim regagnèrent la berge en débattant avec verve de qui des deux avait le plus aspergé l’autre. Bien sûr, chacun défendit avec force superlatifs – et un zeste de mauvaise foi – son écrasante supériorité sur l’autre. De tous ces moments passés ensemble, c’étaient ceux-là qu’Eldria chérissait le plus : simples, heureux, emplis d’insouciance. Pour rien au monde elle ne voulait perdre cela et, bien que peu croyante, si Sélénia existait vraiment, elle souhaita plus que jamais que la Déesse l’autorise à passer le reste de sa vie aux côtés de son meilleur ami.

Afin de reprendre leur souffle et de profiter des derniers rayons que le soleil avait à leur offrir, les deux compères s’allongèrent côté à côté, contre un grand rocher plat au bord de l’eau. Une longue minute passa, sans qu’aucun ne juge utile de prononcer la moindre parole. Le cœur d’Eldria battait rapidement – et ce n’était pas uniquement à cause de l’effort physique. Jarim était là, tout près d’elle, et elle se sentait merveilleusement bien en sa présence. Elle l’aimait, profondément, plus qu’elle n’avait jamais aimé. C’était un instant simple et magique, chargé d’émotions. Le moment semblait propice. Elle ferma les yeux et déploya tous les efforts du monde pour rassembler son courage. Il en faudrait suffisamment pour... lui avouer.

Depuis plusieurs semaines, elle y songeait chaque jour ; mais cette fois-ci, elle le sentait, les conditions étaient rassemblées. Elle allait le lui dire. Ses cordes vocales allaient bientôt transmettre la missive de son cœur. Il lui restait uniquement à déterminer les mots qui seraient le vaisseau de ses émotions : « Je t’aime et je t’ai toujours aimé » semblaient être appropriés. Mais n’était-ce pas trop direct ? Peut-être fallait-il tout d’abord commencer par un simple « Jarim ? » afin d’attirer son attention, puis improviser ensuite ?

Elle y était. Dans une seconde, sa voix chevrotante scellerait à jamais son destin. Elle s’entendrait prononcer ces paroles qu’elle s’était si souvent répétées en pensée. Quant à ce qui se passerait ensuite... cela appartenait au destin. Elle prit une profonde inspiration et ouvrit la bouche, prête à briser ce silence devenu trop lourd.

– Eldria, fit subitement Jarim d'une voix douce, juste avant qu’elle ne prononce le moindre mot.

Le sang d’Eldria se glaça. Elle avait été si près du but, si près de tout lui avouer !

– El’ ? insista-t-il, voyant que son amie demeurait silencieuse.

– Oui ? répondit-elle finalement d’une voix à peine audible, submergée par l’émotion.

Il se tourna vers elle, la tête posée sur son coude. Eldria évita son regard, ne souhaitant pas qu’il aperçoive les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.

– Je... j’ai quelque chose à te dire, poursuivit-il, soudainement plus sérieux.

Elle tourna la tête de l’autre côté, espérant qu’il ne remarquerait pas que son visage était devenu écarlate.

– Heu... Eldria ?

Elle sentait qu’elle allait fondre en larmes s’il lui avouait ses sentiments.

– Eldria, hum, heu... On voit tes heu... tes seins.

Sur ces mots, qui mirent quelques instants à être interprétés par son cerveau, Eldria se redressa soudainement et pencha la tête en direction de son buste. Sa robe blanche, détrempée, s’était parfaitement plaquée contre sa peau et laissait effectivement clairement apparaître, par effet de transparence, ses tétons dressés par-dessus les formes précises de sa poitrine.

– Hiii ! s’écria-t-elle en rougissant vivement, détournant immédiatement le haut de son corps tout en décollant le tissu humide de son torse. Et tu n’aurais pas pu me prévenir avant ?!

Elle lui jeta un regard noir, tenant maladroitement l’étoffe à distance de ses mamelons pour éviter qu’ils n’y adhèrent à nouveau. Jarim sembla profondément confus.

– Je... je viens à peine de m’en apercevoir !

Il fit mine de réfléchir quelques instants, puis un sourire espiègle lui ourla finalement les lèvres :

– Mais la vue n’était pas désagréable, si tu veux tout savoir...

Eldria écarquilla de grands yeux outrés.

– Hé ! Espèce de petit...

Elle ne trouva cependant pas de formule appropriée à son indignation. Bien incapable de relâcher sa robe, elle se contenta de lui infliger un coup de coude réprobateur, que Jarim évita sans difficulté. Puis, après un instant à se fixer avec complicité, ils éclatèrent ensemble d’un fou rire libérateur, qui mit un certain temps à s’apaiser.

Au fond, Eldria ne lui en voulut pas vraiment. Bien qu’elle se considérât comme plutôt pudique, ce n’était qu’un simple échantillon de peau, deviné à travers le tissu blanc de sa robe d’été. Pourtant... une douce chaleur teinta ses joues en réalisant qu’elle lui avait fait de l’effet.

Leurs rires communs finalement évanouis, Jarim reprit d’un ton plus solennel :

– Vraiment, Eldria, je dois te parler.

– Je t’écoute, répondit-elle, des étoiles de nouveau plein les yeux.

Était-ce enfin le moment tant attendu ?

– J’ai... quelque-chose à t'annoncer, reprit-il dans un soupir.

– Oui ?

Elle lui offrit son sourire le plus charmeur, comme pour l'encourager.

– C’est une... mauvaise nouvelle.

– Oh...

Son sourire se volatilisa aussitôt. Sa première pensée fut que cela ne ressemblait en rien à une déclaration d’amour. La déception fut immédiate, rapidement suivie par une pointe de culpabilité lorsqu’elle perçut la gravité inhabituelle dans la voix de Jarim.

– Que se passe-t-il ? demanda-t-elle avec inquiétude.

Son ami se leva et entreprit de faire les cent pas sur la berge, sa silhouette trouble se reflétant à la surface du lac redevenue d’huile après leur baignade.

– Tu te souviens quand le vieux Kelrin est venu à la ferme il y a quelques semaines, accompagné de Troj et Aran ?

Eldria pâlit et déglutit péniblement. Comment aurait-elle pu oublier ? Elle fit néanmoins son possible pour conserver une mine parfaitement neutre en acquiesçant.

– Et bien c’est de cela dont je voulais te parler. Ce n’était pas une simple visite de courtoisie. Ils étaient venus annoncer qu’une guerre était imminente. Après plusieurs mois de tensions, les troupes d’Eriarh ont franchi les frontières du Val-de-Lune il y a quelques jours.

Une nouvelle fois, Eldria pâlit, mais pas pour les mêmes raisons. Le rêve éveillé qu’elle croyait vivre s’estompa brusquement, lui laissant un vide béant au creux du ventre.

– Un messager officiel est arrivé ce matin, continua Jarim avec gravité. Tous les hommes en âge de combattre sont réquisitionnés. Nous devons partir dans moins de trois jours, au lever du soleil. Nous avions gardé cela secret pour éviter d’inquiéter inutilement toutes les femmes de la ferme. Je... tenais à te l’annoncer moi-même.

Eldria, la gorge nouée, tentait tant bien que mal d’assimiler cette nouvelle accablante. Une guerre, réellement ? Jamais elle ne s’était préoccupée des considérations politiques. Elle savait qu’Eriarh, la nation voisine du nord, avait toujours été belliqueuse, mais de là à imaginer que son monde puisse être bouleversé à ce point...

– Je suis sincèrement désolé, conclut Jarim d’un ton solennel.

Dans un ultime espoir, elle se leva à son tour et planta ses yeux pâles dans ceux de son ami. Elle réalisa subitement l’ampleur dramatique de cette annonce, qui pourrait éteindre à tout jamais leur histoire naissante.

– Mais... c’est une blague, n’est-ce pas ? murmura-t-elle, bouleversée. Ce... ce n’est pas possible !

Jarim posa une main affectueuse sur son épaule et secoua doucement la tête. Son regard était sincère. Eldria fit quelques pas en arrière, s’adossa à un arbre et porta une main tremblante à sa poitrine, peinant à reprendre son souffle. Jarim voulut l’étreindre, mais elle le repoussa vivement.

– Non ! s’écria-t-elle. Tu le savais, n’est-ce pas ? C’est pour ça que tu m’évitais ces derniers temps, pas vrai ?

Jarim resta planté devant elle, la mine troublée par cette réaction à laquelle il ne semblait pas s’attendre. Doucement, il hocha la tête, confirmant ce qu’Eldria redoutait. Elle voulu renchérir, l’accabler de reproches, mais la vague d’émotion était trop forte. Sans savoir exactement pourquoi, elle s’enfuit à toutes jambes, laissant Jarim seul, les bras ballants.

Le jeune homme resta là, debout, à la regarder s’éloigner, la mine basse. Le cœur meurtri.

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