16 · Délicates retrouvailles

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Eldria se réveilla en sursaut, le dos douloureux après avoir dormi à même le sol. Grâce au mince rayon de lune éclairant faiblement le mur en face de sa cellule, elle comprit qu’il faisait encore nuit.

Cela faisait maintenant sept jours qu’elle était enfermée. À sa grande surprise, personne n’était venu la déranger depuis son incarcération. Bien que cette situation fût infiniment préférable à devoir s’aventurer dans le fort en compagnie de militaires ne lui voulant aucun bien, ces conditions n’en demeuraient pas moins éprouvantes. Seul le soldat blond venait lui rendre visite un fois par jour, tous les midis, pour lui glisser sous la grille un plateau comportant de quoi à peine la sustenter, accompagné d’un vulgaire bol d’eau tiède. Bien qu’intimidée par son ancien bourreau, Eldria avait malgré tout tenté de communiquer prudemment avec lui, ne serait-ce que pour obtenir des informations au sujet de Dricielle. L’homme se contentait pourtant de lui intimer de se taire – quand il ne l’ignorait pas purement et simplement. Il lui jetait alors nonchalamment sa pitance, comme à un animal en cage.

Le temps semblait suspendu entre ces murs, et Eldria passait le plus clair de celui-ci à somnoler, pour s’éviter de trop cogiter. C’était cependant comme devoir choisir entre deux supplices bien distincts : dès qu’elle fermait les paupières, son esprit était assailli par les évènements traumatisants récents. Pour couronner le tout, elle ne trouvait même plus la force – ni l’envie – de s’adonner aux plaisirs solitaires. Sa peau et ses mains étaient d’ailleurs si crasseuses qu’elle se dégoûtait elle-même. Jamais de sa vie elle ne s’était sentie aussi sale, esseulée... et humiliée. Parfois, elle fondait en larmes dans un coin de sa cellule, regrettant sa vie paisible à la ferme. La guerre avait tout changé, irrémédiablement.

Par moments, une étincelle de combativité renaissait pourtant en elle, alimentant l’espoir ténu d’une libération. Il était peu probable, en effet, que l’armée du Val-de-Lune ait été entièrement vaincue. Lorsqu’ils apprendraient que leurs femmes et leurs filles – isolées en territoire occupé – étaient mises en danger par l’ennemi, il ne faisait aucun doute que les enrôlés Séléniens viendraient à leur rescousse. Et puis après tout, cette guerre ne pouvait pas se prolonger éternellement !

Eldria repensa à Jarim, à son oncle Daris, à Yorden – le père de Salini – et à tous les autres, envoyés au front plus d’un an auparavant. Depuis leur départ, celles et ceux restés en arrière n’avaient jamais reçu de leurs nouvelles. L’estomac d’Eldria se noua à cette simple pensée, mais... étaient-ils seulement encore en vie ? Et si oui, avaient-ils appris, par quelque biais miraculeux, que deux femmes de Soufflechamps avaient été déportées dans une sorte de grande prison pour y être séquestrées ? Que feraient-ils si, d’aventure, ils en étaient informés ? Abandonneraient-ils leurs postes pour voler à leur secours ? Elle eut un terrible pincement au cœur en imaginant Jarim, bravant les éléments afin de la retrouver.

Elle passa le reste de la nuit éveillée, accroupie sur sa paillasse, en proie à de sombres pensées. Elle n’arrivait plus à trouver le sommeil car elle savait ce qui l’attendrait lorsque le soleil se serait levé. Sept jours avaient passé, et on viendra bientôt la sortir de son trou pour la débauche hebdomadaire, comme elle avait pris l’habitude de l’appeler dans sa tête. Bien sûr, la peur la rongeait à l’idée de retourner dans cette grande salle, où elle servirait de proie à une nuée d’hommes en rut, sans foi ni loi. Toutefois, une seule perspective la réjouissait : peut-être retrouver Salini et Karina, prendre un bon bain avec elles et apercevoir, même brièvement, la lumière du jour.

Comme elle s’y attendait, les portes grinçantes s’ouvrirent quelques heures plus tard. Le soldat blond apparut devant elle, vêtu de son habituelle tunique écarlate et arborant un sourire sinistre. Il déverrouilla la grille et lui lança avec mépris :

– C’est l’heure, ma jolie, tu sais ce qui t’attend. Je me demande si je ne vais pas essayer de te retrouver parmi la foule tout à l’heure, j’ai bien envie de revoir ce qui se cache sous ce pagne.

Eldria pâlit à l’idée que ce serait peut-être lui qui, par la force, la conduirait jusqu’à une chambre isolée dans quelques dizaines de minutes à peine. Malgré tout, elle puisa en elle une énergie insoupçonnée, qui lui permit d’adresser un regard noir à son geôlier. Ce dernier n’en eut cure, et il la fit passer devant lui pour la guider, une fois de plus, dans les dédales qui menaient à la luxueuse salle de bain.

Pendant qu’ils avançaient, Eldria sentait avec angoisse, comme dotée d’une sorte de sixième sens, le regard de son ancien tourmenteur se poser avec insistance sur ses formes au travers du ridicule pagne qu’elle portait encore. Puis, sans crier gare, il se saisit de la fripe et, d’un geste impatient, la souleva brièvement, exposant la culotte blanche d’Eldria que le sol poussiéreux avait fini par brunir.

– Hé hé, ricana-t-il dans un rictus mauvais, visiblement comblé par la vue. Voilà de quoi patienter.

Eldria s’empressa de rabattre le vêtement de fortune sur ses cuisses, rougissant de honte et accélérant le pas. Elle aurait voulu protester, mais sachant que cela ne ferait que l’encourager, elle préféra fixer le sol, se sentant plus misérable que jamais. Heureusement, ils arrivèrent rapidement à destination. Le blond ouvrit la porte et la poussa brutalement à l’intérieur, profitant de l’occasion pour lui caresser grossièrement les fesses.

– Dommage qu’on n’ait pas le droit de vous regarder pendant votre toilette. Je parie que vous aimez ça, vous tripoter entre filles. À plus tard, beauté.

Sur ces paroles écœurantes, il verrouilla la pièce. Eldria, livide mais soulagée d’être enfin tranquille, chercha immédiatement du réconfort. Heureusement, Salini et Karina étaient déjà présentes dans la salle de bain et se précipitèrent vers elle.

– Eldria ! s’exclamèrent-elles en chœur.

Elles se serrèrent longuement les unes contre les autres. Ses deux amies s’étaient déjà déshabillées, mais cela ne la gênait désormais plus. Elle était trop heureuse de revoir enfin des visages amicaux.

– Cela fait quelques minutes qu’on est ici, dit Salini après plusieurs secondes d’étreinte. On allait commencer à se laver, mais on s’inquiétait pour toi. On espérait sincèrement qu’il ne t’était rien arrivée.

– Et Dricielle ? demanda Karina avec anxiété.

Eldria baissa tristement les yeux et secoua la tête.

– Je n’ai aucune nouvelle, murmura-t-elle d’une voix faible. J’espère qu’elle va bien.

Elles observèrent un silence solennel de quelques secondes, en souvenir de leur amie disparue.

Salini et Karina paraissaient au moins aussi sales qu’elle, aussi, après qu’Eldria se soit dévêtue à son tour, décidèrent-elles d’un commun accord de ne pas perdre davantage de temps. Elles descendirent dans le grand bassin, empruntant l’une après l’autre le petit escalier en marbre qui y menait. La sensation de l’eau, claire et tiède, leur procura immédiatement un immense soulagement.

Tout en se savonnant avec vigueur, Eldria apprit que ses deux camarades avaient, elles aussi, été enfermées ces sept derniers jours, sans la moindre considération – même si, contrairement à elle, elles avaient eu la chance d’être détenues ensemble. Au fil de leur conversation, elles s’accordèrent rapidement sur le fait qu’il était plus que contradictoire qu’on les traite comme de vulgaires animaux pendant plusieurs jours, puis qu’on les laisse jouir d’une si belle salle de bain afin de se refaire une beauté. Il était clair qu’on voulait qu’elles soient propres pour pouvoir user d’elles en tout confort.

– Je ne comprends pas pourquoi j’ai été enfermée loin de vous et des autres filles, s’interrogea Eldria, occupée à démêler ses longs cheveux devenus bruns de saleté.

– Je pense que notre aile est pleine, répondit Salini. J’ai compté sept autres cellules en plus de la nôtre, toutes occupées. Cela fait donc quatorze autres filles. Il doit y avoir d’autres geôles dans le fort, et probablement que la place venait à manquer. Ils ont dû simplement te parquer ailleurs avec Dricielle... enfin, avant qu’elle ne disparaisse.

– Et ces autres filles ? demanda Eldria. Pourquoi ne sont-elles pas ici avec nous ? Elles n’ont pas le droit de se laver ?

– Comme la dernière fois, elles ont été emmenées ailleurs ce matin, précisa Karina. Il doit exister plusieurs salles de bain semblables à celle-ci. Nous sommes les dernières arrivées après tout.

Inévitablement, la conversation s’orienta ensuite sur les événements vécus une semaine auparavant, après leur séparation forcée. Pudique, Eldria préféra, dans un premier temps, laisser à ses deux camarades le soin de lui raconter ce qu’elles avaient respectivement eu à subir. Karina expliqua qu’elle avait très vite compris ce qu’on attendait d’elle, aussi, quand un des soldats l’avait embarquée dans une des nombreuses chambres isolées, elle avait coopéré.

– Je sais comment m’y prendre avec les hommes, commenta-elle tout en se savonnant avec application. J’en ai connu des dizaines qui ont essayé de passer sous ma jupe, de grès ou parfois de force. Alors un de plus ou un de moins... La plupart du temps, il suffit de leur donner ce qu’ils désirent. Et d’ailleurs tout s’est bien passé, il m’a prise sur le lit, a terminé sa petite affaire au bout de cinq minutes, et est parti sans un mot, presque comme s’il avait soudain honte de sa performance médiocre.

Salini décrivit une expérience similaire. Elle s’était retrouvée nue à quatre pattes sur le lit, comme l’avait exigé l’homme avec elle, afin qu’il puisse la « prendre par derrière », selon ses propres termes. Eldria se sentit rougir jusqu’aux oreilles en se représentant la scène.

– Le mien était très différent, poursuivit Salini en s’adressant directement à Eldria car Karina avait, de toute évidence, déjà eu tout le loisir d’écouter la mésaventure de sa compagne de cellule. Une fois qu’il a eu... fini, il a voulu que nous parlions.

– Ah ? lança timidement Eldria d’un air interrogateur.

Cela lui rappelait quelqu’un...

– Oui. Je pense vraiment que ces hommes ne sont pas tous des bourreaux sans cœur. Il m’a dit qu’il était désolé, qu’il n’avait jamais agi comme ça auparavant, et qu’il avait voulu que je me retourne pour ne pas voir mon visage. C’était plus facile pour lui ainsi.

Elle marqua un temps d’arrêt, tourmentée par une question qui semblait la tracasser depuis des jours.

– C’est étrange, non ? S’ils ont autant de remords, pourquoi font-ils cela ?

Eldria s’éclaircit la gorge. De toute évidence, elle disposait sur cet endroit de plus d’information que ses compatriotes. Après une ultime hésitation, et avec une certaine appréhension, elle leur raconta à son tour son propre vécu. Elle décrivit sa détresse, comment un homme était venu la chercher, l’avait enfermée avec lui dans un endroit retiré puis, contre toute attente, comment il ne s’était... rien passé. Elle leur expliqua en détails tout ce que ce jeune homme – s’étant présenté sous le nom de Dan – lui avait appris sur l'armée d'Eriarh et sur le rôle qu'elles devaient toutes jouer en ces lieux. Karina et Salini l’écoutèrent attentivement, hochant la tête en signe de compréhension quand Eldria leur apprit que les femmes enfermées ici n’avaient en fait pour utilité finale que de canaliser les pulsions sexuelles de tous ces combattants, en guerre contre les leurs.

– Je comprends mieux, déclara Karina en sortant du bain. Nous avions envisagé cette possibilité avec Salini.

– Cela explique mon expérience, ajouta cette dernière en la suivant hors de l’eau. Tous ces hommes ne sont pas nécessairement des monstres. Ils sont contraints, tout comme nous, même si beaucoup d’entre eux semblent apprécier la situation.

Eldria les imita et sortit du bain. Sa peau avait enfin retrouvé son teint pâle naturel ainsi que sa douceur satinée. Elles entreprirent toutes trois de se sécher.

– Et cela explique pourquoi la vieille Martone examinait le sperme sur ma poitrine, reprit Karina sans gêne. Elle voulait vérifier que mon heu... partenaire avait bien accompli sa tâche.

Eldria sentit son visage s’empourprer davantage.

– Oui moi aussi, réagit Salini. Au moment où j’ai senti qu’il ne pouvait plus se retenir, le mien s’est retiré sans prévenir et s’est répandu sur mon dos. Ça explique tout ! Ils ont besoin d’une preuve bien visible de leur acte.

Les deux jeunes femmes se tournèrent simultanément vers Eldria, intriguées.

– Mais toi, si ce gars ne t’a pas touchée, comment tu as fait ? demanda Karina.

– Eh bien, je... balbutia Eldria.

Elle ressentit un certain malaise à l’idée de devoir mettre des mots sur cette singulière expérience.

– On s’est déshabillés, et il... s’est juste masturbé sur moi.

Elle rougit plus vivement encore. Jamais de sa vie elle n’aurait pensé se confier si intimement.

– Oh.

Salini vint s’asseoir près d’elle, passant un bras protecteur autour de ses épaules.

– Écoute, dit-elle doucement. Tu n’auras peut-être pas autant de chance tout à l’heure... Je sais que ce sera ta première fois. Surtout laisse-toi faire, et tout se passera bien. D’accord ?

Eldria hocha timidement la tête. Elle avait déjà envisagé ce moment, et accepté qu’elle perdrait son innocence ainsi, sans amour, dans ce lieu sordide. Mais à mesure que l’heure approchait, son anxiété augmentait.

Karina termina de se sécher, puis vint s’asseoir à son tour à ses côtés :

– Salini m’a dit que tu étais vierge, déclara-t-elle d’un ton calme mais direct. Pardonne ma franchise, mais... est-ce que tu te masturbes régulièrement ?

Eldria rougit de plus belle tandis que Salini adressait un regard réprobateur à sa compagne de cellule, comme pour lui signifier : « Ça ne va la tête pas de poser des questions pareilles ? ». Eldria consentit pourtant à acquiescer timidement du chef. Il était important qu’elles se disent toute la vérité.

– Et tu rentres les doigts ? insista Karina, sans gêne.

– Pourquoi tu me demandes ça ? répondit Eldria, mal à l’aise.

– C’est important, crois-moi.

Sans trop comprendre ce que la jeune femme rousse pouvait bien sous-entendre, elle concéda finalement à mi-voix :

– Parfois...

Elle sentit ses joues lui brûler. Salini aussi rougissait subtilement. Si cette dernière avait évoqué la virginité d’Eldria avec Karina, elle avait de toute évidence omis de dévoiler ce qui s’était passé entre elle-même et son amie d’enfance, le jour de leur incarcération.

Karina reprit :

– Désolée de te mettre si mal à l’aise, mais c’est pour savoir si ton hymen pourrait être déjà rompu. Cela arrive aux filles qui ont l’habitude de se masturber avant leur premier rapport. Si ce n’est pas le cas, la première pénétration risque d’être... douloureuse.

– Heu... Je ne sais pas, répondit simplement Eldria, troublée par cette attention soudaine sur son appareil génital.

– Tu veux que je vérifie ?

Décontenancée par cette question très directe, Eldria lança un regard à Salini, en quête de validation. Celle-ci, après quelques secondes où elle sembla peser le pour et le contre, finit par approuver :

– Ce serait effectivement bien pour toi que l’on sache, concéda-t-elle avec compassion.

Eldria n’était vraiment pas très à l’aise avec l’idée que quelqu’un – même une amie proche – examine encore son entrejambe de près. Néanmoins, elle songea que ses aînées étaient bien plus expérimentées qu’elle, et qu’il était sans doute plus sage qu’elle écoute leurs conseils avisés.

– Bon... d’accord, finit-elle par agréer à contre-cœur.

Une fois de plus, la situation prenait une tournure qui ne la rassurait guère.

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