19 · Le curieux couple

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Sur le chemin menant à sa cellule, Eldria eut l’impression que son estomac s’était changé en plomb. Elle savait qu’elle allait encore devoir passer sept jours entiers dans l’obscurité et dans la crasse, sans autre occupation que d’attendre... et d’espérer qu’on ne viendrait pas la tirer clandestinement de sa paillasse comme lors de sa toute première heure derrière les barreaux. Pour ne rien arranger, elle redoutait plus que tout l’heure du repas, lorsque le soldat blond venait ordinairement apporter de quoi la nourrir, sans toutefois s’intéresser réellement à elle. Cependant, la situation était désormais différente après leur échauffourée dans le réfectoire. Elle eut une pensée quelque peu morbide : pour sa propre sécurité, elle en vint à espérer que son agresseur ne s’était tout bonnement pas remis du coup porté par Dan.

Comme la première fois, à la suite de son interaction avec ce dernier, Madame Martone était venue personnellement la chercher dans la petite chambre où l’avait laissée le jeune homme, sa semence encore tiède épanchée au creux son dos nu. Après l’avoir examinée de près, la vieille femme avait paru satisfaite, croyant, à tort, qu’un véritable rapport avait eu lieu.

C’était à présent le soir et, comme redouté, elle entendit grincer les grilles au bout du couloir. Son pouls s’emballa lorsqu’elle discerna des pas pressés approcher de son cachot isolé. Elle se raidit d’angoisse, s’attendant à voir surgir devant elle son bourreau, le visage déformé par un rictus mauvais. Il n’en fut cependant rien : en lieu et place du soldat blond, ce fut une jeune fille au teint pâle, le visage émacié et les cheveux ébouriffés couleur paille, qui lui apporta sa maigre pitance. Elle portait une sorte d’ample tenue noire en dentelle, surmontée d’un tablier blanc crème, semblable à celui d’une bonne dans une maison de maître. Les jambes nues jusqu’à mi-cuisse, sans un mot et sans même un regard à Eldria, elle déposa le maigre plateau – garni d’une maigre miche de pain à peine cuite, d’une pomme rabougrie et d’un verre d’eau trouble –, puis se releva en hâte, comme si elle souhaitait s’enfuir d’ici le plus rapidement possible.

Eldria, partagée entre le soulagement de ne pas se retrouver confrontée à son récent tortionnaire et la curiosité, interpela la nouvelle venue :

– Hé ! lança-t-elle, la tête entre les barreaux. Tu travailles ici ?

La jeune servante – qui ne devait pas être âgée de plus de dix-sept ou dix-huit ans – sursauta, puis baissa immédiatement les yeux.

– Je... je n’ai pas le droit de parler aux prisonniers, désolée, bredouilla-t-elle précipitamment.

Elle tourna aussitôt les talons et s’éloigna à vive allure.

– Attends ! appela Eldria. Qu’est-il arrivé à l’homme qui venait d’habitude ? Hé !

Mais la jeune fille disparut à l’angle du couloir, et la grille se referma dans un grand fracas. Eldria retourna s’asseoir sur sa paillasse et souffla un bon coup, son inquiétude momentanément dissipée. Donc, les femmes qu’accueillait ce sinistre fort n’étaient pas toutes des prisonnières. Certaines, comme cette intrigante servante, semblaient jouir d’une plus grande liberté. Comptant sur une éventuelle connivence sororale, Eldria songea qu’il serait peut-être possible d’entamer un dialogue avec elle... si elle revenait.

La nuit qui suivit se déroula sans évènement notable. Épuisée psychologiquement comme après sa première sortie, Eldria parvint tant que mal à s’endormir, même si le sommeil lui était devenu particulièrement difficile ces derniers temps. À l’aube cependant, à sa grande surprise, on vint de nouveau lui rendre visite. Ayant entendu des pas approcher, elle retourna près de la grille, s’attendant à revoir la jeune fille de la veille. Malheureusement, il n’en fut rien : un imposant garde – qu’elle n’avait jamais vu –, engoncé dans un large plastron pourpre, se posta devant sa cellule et la déverrouilla.

– Suis-moi, ordonna-t-il d’une voix grave.

Prise au dépourvu, Eldria demeura figée. Cela ne faisait même pas un jour qu’on l’avait ramenée ici.

– Mais... que se passe-t-il ? se risqua-t-elle à demander, une nuance d’appréhension dans la voix.

– Pas de question, répondit sèchement l’homme. Sors, et suis-moi.

Abandonnant toute idée de négociation, Eldria lui emboîta le pas, le ventre noué. Le garde l’entraîna à travers un dédale de couloirs qu’elle reconnut bientôt comme étant ceux menant... à la salle de bain. Sans ménagement, il lui intima d’y entrer, puis l’enferma à clé comme à l’accoutumée. Cette fois, toutefois, elle était seule. Salini et Karina n’étaient pas là. Devait-elle les attendre ? Dans le doute, elle patienta quelques minutes, mais, ne voyant personne venir, elle dut se résoudre à abandonner l’idée de revoir ses amies ce jour-là. Résignée, mais ne souhaitant pas laisser passer l’occasion de s’ablutionner, elle se dénuda rapidement et se glissa dans l’eau tiède. Seule, le grand bassin de marbre blanc lui parut d’une tristesse infinie.

Une fois propre, elle se sécha et enfila la même robe que la veille, laquelle avait été lavée entretemps. Elle s’approcha de la porte et frappa doucement :

– Heu... il y a quelqu’un ? lança-t-elle timidement. Je pourrais savoir ce qui se passe ?

Aussitôt, la porte s’ouvrit sur le garde, qui se tenait apparemment là depuis tout ce temps. Il la dévisagea rapidement de haut en bas.

– Bien, dit-il d’un ton approbateur. Viens.

La gorge serrée, elle lui emboîta une nouvelle fois le pas mais, cette fois-ci, dans une direction qu’elle ne connaissait pas du tout.

Ils traversèrent plusieurs cours intérieures et bâtiments avant de pénétrer dans une pièce sombre, au centre de laquelle quatre jeunes femmes silencieuses, surveillées par deux gardes, faisaient le pied de grue. Aux cheveux châtains comme elle, ces filles lui étaient familières. Elle les avait en effet déjà croisées, sans jamais leur avoir parlé. Comme elle, elles étaient prisonnières.

Eldria fut conduite auprès d’elles. Aucune ne lui adressa la parole, et, par crainte d’attirer l’attention, elle resta elle aussi silencieuse. Elle en profita pour observer les lieux : la pièce était tristement vide, comme si l’endroit venait tout juste d’être aménagé. Seul un petit escalier d’une demi-douzaine de marches montait vers une ouverture, dissimulée derrière un grand rideau noir.

Dans l’attente qu’il se passe quelque chose, n’importe quoi, de longues minutes s’écoulèrent. Les gardes ne semblaient guère s’intéresser à elles, absorbés dans leur conversation qu’Eldria n’écoutait pas. Elle préféra profiter de ce répit pour s’adresser à voix basse à sa voisine, une fille d’à peu près son âge, à la mine abattue.

– Que fait-on ici ? murmura-t-elle.

– Chut, souffla la jeune femme à voix basse. On n’a pas le droit de poser de questions !

Alertés par ces messes basses, les Eriarhis se retournèrent. Aussitôt, Eldria et l’autre fille prirent l’air innocent. Heureusement, ils ne s'intéressèrent pas longtemps à elles.

Finalement, au terme d’une interminable attente, au grand désarroi d’Eldria ce fut nulle autre que Madame Martone qui fit irruption devant elles. Quelles mauvaises surprises cette vieille sorcière leur avait-elle encore réservées ? Tandis qu’elle les scrutait rapidement de son habituel regard inquisiteur, Eldria sentit ses consœurs retenir leur souffle. Puis, elle désigna impérieusement l’une d’elles, immédiatement à gauche d’Eldria :

– Vous. Suivez-moi.

La prisonnière s’exécuta. Madame Martone la mena jusqu’en haut des marches, et elles disparurent ensemble derrière le grand rideau. Comme avant sa toute première entrevue avec cette vieille femme, Eldria sentit un désagréable pressentiment l’envahir. Allait-on bientôt l’emmener à son tour ? Et qu’allait-elle découvrir derrière ce sinistre rideau noir ?

Heureusement, cette fois, l’attente fut brève car, deux minutes plus tard, Madame Martone et la prisonnière réapparurent. Au plus grand soulagement d’Eldria, sa camarade semblait ne rien avoir subi de particulier. Mieux : elle portait toujours ses vêtements...

Sans plus d’explication, une autre fille fut emmenée et, là aussi, après seulement une poignée de minutes elle revint auprès de ses semblables, visiblement sans heurt. Une troisième fut conduite hors de vue avec le même aboutissement, puis une autre, et, finalement, ce fut au tour d’Eldria. Loin d’être enthousiaste, mais tout de même rassurée de savoir qu’il ne lui serait apparemment fait aucun mal, elle suivit docilement Madame Martone. En d’autres circonstances, elle aurait presque pu être curieuse de découvrir ce qui pouvait bien se tramer derrière cet épais rideau.

Pourtant, elle aurait pu s’attendre à presque tout... sauf à ça : à son plus grand étonnement, elles firent irruption sur la scène d’une vaste salle de spectacle, aux allures de théâtre, des dizaines de rangées de chaises et de fauteuils alignés devant elle, comme prêtes à accueillir un large public. Fort heureusement, il n’en fut rien, car leur unique auditoire s’avéra bien plus modeste : un homme et une femme assis côte à côte au premier rang, qui interrompirent leur conversation passionnée pour observer l’arrivée de Madame Martone et d’Eldria avec un intérêt certain. Leurs regards enflammés les suivirent en silence alors qu’elles s’avançaient sur la scène, s’attardant en particulier sur Eldria. Leurs visages s’illuminèrent rapidement d’un sourire jovial.

– Quelle merveilleuse enfant ! lança joyeusement la femme en tapotant des mains d’un air extatique.

Sans la moindre idée de ce à quoi elle allait être soumise, Eldria se planta sur les planches, les bras ballants, à l’endroit exact indiqué par Madame Martone. Du coin de l’œil, elle observa plus en détail son étrange auditoire. La femme, assez mince, vêtue d’une ravissante robe bleu nuit, devait être âgée d’un peu moins de quarante ans. Ses cheveux couleur d’ambre étaient élégamment relevés en un chignon sophistiqué, orné d’un petit nœud doré fixé sur une capeline assortie. Ses traits fins et son visage avenant, à l’opposé de ceux de Madame Martone, exprimaient une bienveillance sincère qui ne manqua pas d’intriguer Eldria. Réciproquement, la femme la dévisageait avec une fascination intense, mêlée d’admiration... et, curieusement, de respect.

L’homme à ses côtés, quant à lui, approchait plutôt la cinquantaine. Tout aussi élégant dans son costume noir, il fixait Eldria depuis son entrée sans jamais détourner les yeux – s’attardant autant sur son visage que sur le reste de son corps. Pourtant, contrairement aux regards lubriques auxquels elle s’était habituée ces derniers jours, ceux-ci semblaient plus contenus, presque protocolaires. Ils relevaient davantage d’un art mondain que d’un désir plus inavouable.

– Qu’en dites-vous, mon aimé ? reprit la femme en s’adressant à celui qui, de toute évidence, était son mari.

– De toute beauté, lui répondit-il dans un souffle. Beaucoup mieux que les précédentes. C’est très simple... j’ai l’impression de vous revoir, vous, dans votre jeune âge.

– Étais-je vraiment aussi jolie ?

Pour la première fois, l’homme détourna les yeux d’Eldria pour les poser sur son épouse, dont il saisit délicatement la main.

– Oh, vous l’êtes toujours autant, ma chère.

– Vous me flattez, mon ami.

La femme, visiblement touchée par le compliment, le gratifia d’un sourire éclatant. Eldria, quant à elle, restait plantée là, un sourcil levé. C’était elle qui se trouvait sur scène mais, pourtant, elle avait l’impression que c’était sous ses yeux que la pièce de théâtre se déroulait. En d’autres circonstances, ce curieux couple aurait pu lui apparaître attendrissant mais, pour l’heure, ce qui l’intéressait surtout c’était de savoir : que diable lui voulait-on ?

Madame Martone, restée légèrement en retrait, intervint enfin :

– Hum-hum, fit-elle en s’éclaircissant la gorge pour attirer leur attention.

Les deux nobles cessèrent aussitôt de se dévorer mutuellement du regard pour lui prêter l’oreille.

– Bien, reprit Madame Martone de son ton mielleux. Voici enfin la jeune Eldria, elle...

Mais avant qu’elle ait pu entamer la moindre présentation, la femme au chapeau l’interrompit brusquement :

– C’est elle que nous choisissons, annonça-t-elle sans l’ombre d’une hésitation. N’est-ce pas, chéri ?

– Oh, heu... oui, oui. Tout à fait, approuva-t-il, visiblement pris de court.

– Bien, la chose est donc entendue, conclut son épouse en se levant avec un sourire poli adressé à Madame Martone, et un autre, beaucoup plus amical, à Eldria.

Celle-ci se tourna alternativement vers l’étrange couple et vers Madame Martone, en quête d’une quelconque explication. Cet homme et cette femme – qui venaient apparemment de la choisir sans plus de contexte – ne semblaient guère représenter de menace immédiate. Toutefois, elle ne pouvait oublier qu’elle n’était ni invitée, ni libre, et que ce lieu n’avait rien d’un salon d’été aristocratique.

– Très bien, confirma Madame Martone, décontenancée malgré elle par la promptitude de leur décision. Dans ce cas, ne perdons pas davantage de temps.

Elle fit signe à un garde resté à l’écart, et indiqua au couple de le suivre, en compagnie d’Eldria. Cette dernière, sous le regard inquisiteur de sa geôlière, ne fit pas d’histoire. Sans un mot, le garde les guida dans de longs et somptueux couloirs qu’elle n’avait encore jamais empruntés – à mille lieues de la rusticité crasseuse de son secteur carcéral. De toute évidence, il s’agissait d’une des ailes les plus luxueuses du gigantesque fort.

Dans son dos, elle entendait le couple discourir à voix basses, la curieuse femme au chapeau minaudant presque à l’attention de son compagnon plus âgé – sans qu’Eldria puisse toutefois saisir le sens de leur conversation passionnée. Elle se risqua à un coup d’œil discret : la femme tenait amoureusement le bras de son mari, tandis qu’ils cheminaient d’un pas décontracté, comme s’ils s’apprêtaient à se rendre à l’opéra. Quand elle remarqua qu’Eldria les observait, elle lui lança un nouveau sourire, aussi chaleureux qu’énigmatique. Décidément, Eldria ne savait vraiment pas ce qu’elle devait penser de tout ça... ni ce qui allait advenir d’elle.

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