22 · Opprobre
Sous le choc, elle se rappela soudainement qu’elle n’était pas seule et tourna aussitôt la tête en direction du lit. Le couple, toujours enlacé, la fixait d’un air malicieux.
– Notre petit ange semble avoir pris beaucoup de plaisir, commenta la Comtesse d’une voix taquine, la tête légèrement basculée en arrière, sa chevelure ambrée, encore ébouriffée par l’effort, virevoltant élégamment autour de son visage,
– Et nous aussi, ajouta le Comte en s’essuyant le front. Voilà bien longtemps que ce n’était pas arrivé.
Sur ces paroles, ils échangèrent un long baiser, comme pour sceller définitivement leur ébat. Eldria, qui avait la désagréable sensation que son cœur venait de remonter jusque dans sa gorge, profita de ce court instant d’inattention pour essuyer précipitamment son entrejambe ainsi que le cuir humide sous elle. Avaient-ils remarqué jusqu’où elle était allée ?
Après quelques nouvelles roucoulades dont la signification échappa à Eldria, le Comte entreprit de se retirer d’entre les jambes de son épouse, dont les mollets lui enserraient encore fesses et cuisses. Un mince filet de semence glutineuse s’écoula du bout rougeoyant de son gland encore boursoufflé, tandis qu’il se laissait lourdement tomber sur le dos, sa verge humide reposant désormais mollement sur son bas-ventre légèrement bedonnant. La Comtesse, quant à elle, se redressa avec son habituelle grâce. Elle s’essuya soigneusement l’entrecuisse à l’aide d’un mouchoir en tissu consciencieusement laissé à disposition sur la table de chevet, puis Eldria la vit se diriger vers son sac et en ressortir la fiole dont elle avait consommé une partie du contenu laiteux un peu plus tôt. Cette fois-ci, elle la vida entièrement.
Remarquant le regard défait d’Eldria, elle s’éclaircit la gorge et précisa d’un air nonchalant tout en agitant doucement la fiole vide entre elles :
– Il s’agit du sperme de mon mari. Notre médecin m’a recommandé d’en avaler une gorgée avant et après chaque rapport. Ça a un petit goût salé.
Elle avait décrit cela d’une voix sans timbre, comme si elle évoquait une vulgaire soupe trop fade. Elle posa la fiole et ajouta :
– Car oui, ma chère, je vous dois des explications.
Sans plus attendre, elle vint s’installer avec décontraction au bord du canapé, nullement gênée par sa jeune invitée qui y était encore allongée, aussi nue qu’elle, et qui essayait maladroitement de dissimuler l’abondante humidité de ses parties intimes. Afin d’éviter une proximité qu’elle n’était pas certaine de vouloir partager, Eldria se vit contrainte de se redresser, déposant dans son mouvement, d’un geste innocent, un petit coussin par-dessus l’endroit où elle s’était épanchée. Elle serra ensuite les jambes et croisa les bras devant son buste, cherchant désormais instinctivement à se couvrir.
– En préambule, nous tenions à vous remercier chaleureusement, mon époux et moi-même, pour ce que vous avez fait. Votre contribution nous fut des plus précieuses. N’est-ce pas, très cher ?
Le Comte, comme s’il les avait toutes deux suffisamment contemplées pour les années à venir, ne semblait subitement plus s’intéresser à elles. En entendant sa femme qui l’appelait, il leur adresser un regard distrait :
– Hein ? Ah, heu... oui, tout à fait, répondit-il machinalement, comme pour simplement lui faire plaisir.
– Ne faites pas attention à lui, glissa la Comtesse à l’adresse d’Eldria avec une moue indulgente. Une fois qu’il a eu ce qu’il voulait, c’est un vrai rustre. Bien, où en étais-je ? Ah oui, vos explications. Eh bien, voyez-vous, la raison de notre présence ici, et donc de la vôtre par extension, s’explique par le fait que mon époux et moi tentons désespérément de... procréer. Voilà aujourd’hui plus de dix ans que nous désirons avoir un enfant, en vain. Au début, cela ne nous inquiétait guère. Nous nous contentions, à une époque où mon mari le pouvait encore, de nous accoupler tous les soirs. Mais au terme de quelques années sans le moindre résultat, nous avons commencé à chercher des solutions. Je ne compte plus le nombre de chamans et autres diseuses de bonnes aventures qui nous ont tour à tour donné à ingurgiter d’obscures potions soi-disant propices à la fertilité, ou bien encore qui ont essayé de nous envoûter par je ne sais quelle magie oubliée. Malheureusement, cela va sans dire, rien n’a jamais fonctionné.
Eldria n’avait pas demandé à entendre tous ces détails intimes, mais elle préféra demeurer immobile et silencieuse, gardant une oreille attentive afin de comprendre enfin le rôle exact qu’elle avait tenu dans cette sordide situation. La facilité avec laquelle cette femme abordait des sujets aussi personnels avait quelque chose de déroutant, voire de fascinant.
– Au fil des années, l’espoir que mon corps vieillissant daigne enfin accueillir un enfant s’amenuisait inexorablement. Pour ne rien arranger, mes charmes perdaient peu à peu de leur efficacité, et comme vous avez pu le constater tout à l’heure, mon époux est de moins en moins... disposé pour la chose.
Elle se leva et se mit à faire les cent pas devant le lit, toujours nullement dérangée par le fait d’être encore entièrement nue.
– Partant de ce constat, reprit-elle, nous avons décidé d’en revenir à des méthodes plus... traditionnelles. Nous avons notamment eu recours à diverses prostituées pour tenter de raviver quelque peu l’ardeur de mon mari. Notre médecin nous avait en effet certifié que la fertilité d’un homme augmente significativement avec son excitation, ce que je suis encline à croire. Cependant, malgré plusieurs essais infructueux... rien ne s’est jamais produit. Ce qui nous amène à cet endroit. Et à vous, chère Eldria.
L’intéressée rosit lorsque la Comtesse la dévisagea de son regard passionné, presque maternel.
– Lorsque nous avons entendu parler de ce lieu, et appris que des dizaines de jeunes femmes étaient disposées à nous aider à accomplir notre rêve, nous avons immédiatement sauté sur l’occasion. Bien sûr, le coût d’une telle prestation n’est pas à la portée de tout le monde, mais après avoir passé ce moment en votre compagnie, belle Eldria, je puis vous assurer que cela en valait largement la peine. Le Comte n’avait pas été aussi performant depuis bien longtemps !
Eldria baissa les yeux, réalisant enfin qu’ils l’avaient choisie simplement pour stimuler, par sa seule présence, la fertilité de leur union. C’était là l’unique raison de son rôle dans cette pièce étrange...
– Mais... pourquoi moi précisément ? demanda-t-elle d’une voix faible, relevant timidement la tête vers la Comtesse.
Celle-ci s’accroupit à sa hauteur et la considéra avec douceur :
– Eh bien, c’est très simple, mon enfant : vous êtes le portrait exact de celle que j’étais lorsque j’avais votre âge.
Pour la première fois, elle sembla presque gênée.
– Quoique je ne prétends aucunement avoir jamais possédé un corps aussi merveilleux que le vôtre. Mais comprenez notre raisonnement : nous espérions qu’en vous observant ainsi, mon mari pourrait se projeter vingt ans en arrière et retrouver enfin sa vigueur d’antan.
La Comtesse semblait attendre une quelconque réaction d’Eldria, comme si elle espérait la voir partager à son tour son enthousiasme au sujet de cette expérience vécue ensemble. Mais celle-ci demeura silencieuse, les yeux rivés sans expression sur le tapis à ses pieds.
Ce couple aisé la percevait donc comme... une prostituée ? Était-ce ce qu’elle était devenue, sans même s’en rendre compte ? Un intense sentiment de dégoût l’envahit soudain, et elle se recroquevilla davantage sur elle-même, son cœur se serrant douloureusement dans sa poitrine.
Voyant que son interlocutrice n’était pas disposée à partager davantage ses pensées, la Comtesse se redressa et annonça d’une voix hésitante :
– Mon mari et moi allons prendre un bain dans la pièce à côté. Vous... vous êtes, bien sûr, invitée à vous joindre à nous, si le cœur vous en dit.
Eldria ne réagit pas davantage. À vrai dire, elle n’écoutait déjà plus.
– Bien... nous vous laissons, ajouta-t-elle, visiblement sans comprendre ce soudain accès de mutisme.
Le couple disparut bientôt dans la salle de bain attenante, dont ils laissèrent la porte entrouverte. Très vite, le bruit caractéristique d’un bain coulant résonna dans la pièce, accompagné de leurs voix étouffées.
Mais Eldria ne cherchait pas à saisir ce qu’ils disaient. Elle n’avait pas bougé d’un pouce. Les yeux égarés dans le vide, elle réfléchissait à ce qu’elle venait de vivre. Ce qu’elle avait accompli devant eux faisait-il d’elle une fille de joie ? Un simple objet de désir, destiné à assouvir les fantasmes d’autrui ? Elle réprima un haut-le-cœur, puis elle fondit en larmes, comme cela lui arrivait si souvent ces derniers temps.
« Au moins, ces gens-là sont gentils, ils ne me veulent pas de mal » la rassura sa petite voix intérieure, qui était revenue au terme de l’agitation. Mais la Comtesse, aussi bienveillante fût-elle, connaissait-elle seulement les conditions de vie atroces dans lesquelles Eldria et les autres captives étaient maintenues dans ce lugubre fort ? Savait-elle qu’elle venait de choisir, pour son projet de maternité, non pas une prostituée de luxe mais une innocente prisonnière ?
Au prix d’un effort considérable, elle reprit finalement possession de ses moyens. Elle s’essuya sommairement les joues, puis se rappela soudainement qu’elle était encore nue. Sans perdre une seconde de plus, elle bondit du canapé sur lequel elle n’était que trop longuement restée avachie. Même si le mal était déjà fait, dans un accès de pudeur, elle ne désirait plus que quiconque la voie dans son plus simple appareil. Imitant les gestes de la Comtesse quelques instants auparavant, elle s’essuya rapidement l’intérieur des cuisses, encore maculées de ses propres sécrétions. Puis elle se précipita vers ses vêtements abandonnés sur le sol et les enfila prestement. Aussitôt couverte, ce fut comme si elle avait retrouvé une seconde peau, et immédiatement elle se sentit moins vulnérable.
Elle tourna alors les yeux vers la sortie, mais dut rapidement se rendre à l’évidence : le garde l’attendrait certainement de l’autre côté de la porte, et ne la laisserait aller nulle part. Résignée, elle jeta un coup d’œil furtif vers la salle de bain, entrapercevant par l’entrebâillement le dos de la Comtesse, à demi immergée dans une grande baignoire beige. Elle mit donc ce court répit à profit pour terminer de s’essuyer le visage et remettre rapidement ses cheveux en ordre devant un petit miroir accroché au-dessus d’une élégante console. Avec une pensée à la promesse qu’elles s’étaient faite avec Salini et Karina, elle était en effet déterminée à ne plus montrer de signe de faiblesse, en particulier face à Madame Martone, devant qui elle risquait fort d’être bientôt reconduite.
Une vingtaine de minutes plus tard, le couple ressortit enfin de la salle d’eau, chacun enveloppé dans une épaisse serviette blanche. La Comtesse adressa à Eldria un sourire courtois, constatant qu’elle les attendait, adossée près de l’entrée. Ils ne lui prêtèrent cependant guère plus d’attention et entreprirent aussitôt de se sécher et de se rhabiller. Par pudeur, Eldria détourna pudiquement le regard : elle avait vu bien assez de nudité pour aujourd’hui.
– Bien, il ne nous reste plus qu’à vous remercier, jeune Eldria, lança finalement la Comtesse en lui tendant la main, une fois son corset parfaitement ajusté.
Eldria hésita un bref instant, avant de consentir à tendre timidement sa propre main. Elles échangèrent une poignée légère.
– Allons-y, ma chère, pressa le Comte depuis la porte, impatient, en s’adressant à son épouse.
C’était à peine s’il avait jeté un œil à Eldria depuis qu’il avait terminé sa petite affaire une poignée de minutes plus tôt. Pour autant, cela ne déplaisait guère à cette dernière, qui avait encore du mal à accepter l’idée que cet homme mûr, rencontré aujourd’hui pour la première fois, emporterait avec lui, au fond de son esprit, l’indélébile image des moindres recoins de son anatomie.
La Comtesse offrit un dernier sourire doux à Eldria, avant de rejoindre son mari.
– Adieu, lâcha-t-elle simplement, comme consciente du trouble qui agitait Eldria, sans toutefois savoir comment il convenait de réagir.
Eldria, le cœur battant, suivit du regard le Comte alors qu’il allait saisir la poignée finement ouvragée de la porte. Serrant les poings, elle rassembla tout son courage et les interpela d’une voix tremblante mais distincte :
– S-savez-vous quel est cet endroit ?
La Comtesse se retourna vers elle, lui adressant un regard interrogateur. Le Comte, lui, s’immobilisa l’espace d’une seconde, puis reprit son geste comme s’il n’avait rien entendu.
– Ne perdons pas davantage de temps, déclara-t-il sèchement en prenant fermement son épouse par le bras. Nous avons beaucoup de route à faire.
– C’est une prison, reprit Eldria d’une voix brisée, tandis que de nouvelles larmes perlaient au bord de ses cils.
Le visage de la Comtesse se figea soudain dans une expression de profonde incompréhension :
– Comment ? murmura-t-elle en écarquillant les yeux.
Mais déjà son mari ouvrait la porte et l’entraînait sans ménagement vers le couloir. Eldria jeta à la Comtesse un ultime regard implorant. Cette dernière sembla vouloir lui répondre quelque chose, mais il était trop tard : le Comte avait refermé brutalement la porte derrière eux, abandonnant Eldria une nouvelle fois à la solitude, face à ses propres démons, dans cette chambre luxueuse où elle avait été forcée de faire un pas de plus – et même un véritable bond – dans l’impitoyable univers des adultes.
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