23 · La fille avant Eldria

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– Et... ils ont fait l’amour devant toi, comme ça ? demanda Karina, médusée.

Eldria acquiesça d’un bref signe de tête.

– Et ils ne t’ont pas touchée ? renchérit Salini.

Nouveau hochement du chef.

– Quelle drôle d’expérience, reprit Karina en se grattant pensivement le menton. En vérité... je pense ça m’aurait plutôt excitée.

Salini pouffa de rire.

– Moi aussi ! dit-elle avec une pointe d’espièglerie. Je préfèrerais assister aux ébats d’un couple bourgeois tous les jours plutôt que de devoir coucher chaque semaine avec des militaires à la propreté parfois douteuse.

Eldria eut un sourire complice.

Six jours s’étaient écoulés depuis cet évènement, et rien de notable ne s’était produit dans son quotidien morose au fond des sous-sols du fort. Sa seule compagnie avait été la jeune servante qui lui apportait, deux fois par jour, un peu de nourriture et d’eau tiède. Eldria avait bien tenté d’engager la conversation avec elle, mais la jeune fille s’était contentée de lui répondre par un sourire timide ou par un murmure furtif : « Désolée, je ne dois pas m’attarder ici ». Aussi était-elle particulièrement heureuse de retrouver enfin Salini et Karina, les deux seules amies qu’il lui restait en ce lieu infernal, pour leurs ablutions hebdomadaires.

Après avoir longuement réfléchi à la meilleure façon d’aborder le sujet, Eldria avait décidé de leur confier ses mésaventures de la semaine passée. Sous le feu de leurs interrogations pressantes, elle les avait tout d’abord rassurées sur le fait que, contrairement à leurs craintes, elle avait pu préserver sa virginité, grâce à Dan. Non content de l’avoir sauvée in extremis d’une agression violente dans la grande salle, celui-ci n’avait en rien bafoué son honneur dans l’intimité de la chambre close. Ses amies soulagées, elle avait ensuite évoqué sa singulière rencontre avec le Comte et la Comtesse de Filis, le lendemain.

– La seule chose qu’ils m’ont demandé, expliqua-t-elle avec embarras, c’est de me déshabiller et de... me caresser devant eux.

Elle ne put réprimer une bouffée de gêne, bien que depuis les derniers évènements dans cette même salle de bain, il n’y avait plus vraiment de tabous entre elles. Salini et Karina demeurèrent bouche bée, visiblement impressionnées.

– Waouh, finit par lâcher Karina. Alors ça, franchement, ça m’aurait chauffée !

Elle se redressa soudainement dans le bassin et, sans prévenir, commença à se frotter lascivement l’entrejambe du bout des doigts, simulant grossièrement l’extase :

– Oh oui, Monsieur le Comte, Madame la Comtesse ! Faites donc l’amour devant moi pendant que je vous mate !

Surprise par cet acte équivoque s’apparentant visiblement à de l’humour, Eldria se sentit rougir. Il en fut de même – et c’était suffisamment exceptionnel pour le noter – pour Salini, qui dévisagea sa compagne de cellule comme si elle venait subitement de perdre la raison. Après un bref instant de flottement, toutes trois éclatèrent cependant d’un même rire, franc et libérateur, qui eut le mérite de leur faire oublier, l’espace d’une poignée de secondes, leur situation.

Lorsque l’éclat de leurs rires eut fini de résonner contre les carreaux perlés de buée, Eldria réalisa avec une pointe de culpabilité que, depuis qu’elle avait retrouvé ses amies, la conversation n’avait fait que de tourner autour d’elle.

– Et vous deux, alors... comment ça s’est passé ? demanda-t-elle d’une voix concernée, tâchant de reprendre une expression sérieuse.

Les visages se firent soudain plus sombres, comme brutalement ramenés à la dure réalité. Ce fut Salini qui prit la parole la première :

– Ni Karina ni moi n’avons eu une expérience très plaisante. Pour ma part, comme toi, j’espérais retrouver mon partenaire de la dernière fois, avec qui au moins j’avais pu avoir un semblant d’échange humain. Mais je ne l’ai revu nulle part. À la place, j’ai eu droit à un gros balourd qui a déchiré ma robe en deux et a failli m’écraser sous son poids pendant qu’il me prenait d’assaut. J’ai presque cru mourir étouffée... En plus de ça, en punition pour la robe, la vieille Martone m’a forcée à retourner nue jusqu’à ma cellule. J’ai dû attendre le soir avant qu’on daigne enfin m’apporter de vieux haillons.

– Oh, je... je suis vraiment désolée, murmura Eldria, gagnée par le remords d’avoir contraint son amie à revivre ces souvenirs pénibles, qu’elle aurait sans doute préféré oublier.

– Ce n’est rien, répondit Salini avec douceur. Il est important que nous nous disions tout. D’autant que pour Karina, c’était encore pire.

Elles tournèrent la tête vers leur amie, qui avait serré les poings à l’évocation des maltraitances subies par Salini, comme envahie par la même colère sourde qui avait dû l’animer quelques jours plus tôt.

– Pire, je ne sais pas, objecta-t-elle devant le regard tout à la fois inquiet et interrogateur d’Eldria. Pour le dire simplement : un second type nous a rejoints alors que je commençais à peine à me déshabiller. Il prétendait ne pas avoir trouvé de partenaire, mais je suis persuadée qu’ils avaient tout prévu à l’avance, dans le dos de Martone, pour organiser leur petit plan. En bref, je ne vous fais pas un dessin, mais j’ai dû donner de ma personne. Rien que je n’avais déjà fait auparavant, certes, mais ces messieurs n’étaient pas très doux.

Un violent sentiment de culpabilité traversa Eldria. Elle, elle avait eu la chance exceptionnelle de tomber sur un soldat respectueux et bienveillant, à l’opposé de la majorité de ses compatriotes. Devant son visage troublé, Salini et Karina s’empressèrent de la rassurer, affirmant au contraire qu’elles étaient sincèrement soulagées qu’au moins l’une d’entre elles ait pu préserver son honneur dans ces circonstances épouvantables.

Les minutes s’égrainèrent à toute vitesse, et le moment qu’elles redoutaient finit par arriver. Comme un ballet condamné à répéter éternellement la même représentation, elles furent conduites à l’extérieur. Nul discours cette fois : toutes les captives furent directement livrées en pâture dans la vaste salle commune. Une fois de plus, Eldria perdit de vue Salini et Karina, emportées dans la cohue d’hommes et de femmes qui s’engouffraient dans les couloirs adjacents.

Au rang des bonnes nouvelles, toutefois : le soldat blond, qui avait tenté de violer Eldria, était toujours aux abonnés absents. Le coup porté à son crâne l’avait, de toute évidence, mis hors circuit pour un moment. L’auteur de ce geste salvateur ne tarda d’ailleurs pas à apparaître devant Eldria, d’un pas pressé, avant même que quiconque ait eu le temps de s’approcher. Dan lui saisit doucement le bras, lui adressant un sourire complice avant de l’emmener dans leur lieu habituel. Elle se laissa faire. La boule nichée au creux de son ventre perdit quelque peu en volume, mais ne disparut pas totalement ; elle resterait là, logée contre son estomac, jusqu’à ce que Dan et elle aient achevé, pour la troisième fois consécutive, leur étrange simulacre d’accouplement.

Heureusement, dans le temps qui leur était alloué, ils n’étaient pas tenus de se mettre immédiatement à la tâche et, par extension, de se murer dans un mutisme pudique. Eldria comptait bien profiter de ce court répit pour poser à Dan quelques-unes des questions qui la tourmentaient depuis plusieurs jours. Maintenant que sa confiance envers lui s’était renforcée, elle désirait vivement en savoir davantage. Ce fut cependant Dan qui entama la conversation :

– Je suis heureux de voir que tu vas bien, Eldria, déclara-t-il d’un ton bienveillant.

– Merci. Ça pourrait aller mieux.

– Je sais.

Il s’assit à côté d’elle, en prenant soin de conserver une distance raisonnable entre eux. Ces formalités passées, Eldria ne laissa cependant pas le silence s’installer :

– Sais-tu combien de temps encore mes amies et moi resterons enfermées ici ? demanda-t-elle de but en blanc.

Le visage de Dan s’assombrit légèrement.

– En toute honnêteté, je l’ignore.

– Mais... qu’adviendra-t-il de nous ? Reverrons-nous un jour nos familles ? Nos proches savent-ils au moins où nous sommes ?

Sans la regarder, Dan hocha lentement la tête d’un air désolé.

– Certaines filles sont là depuis plusieurs mois. Je suis navré, mais je ne sais pas davantage ce qui est prévu pour vous. Ni pour les autres, d’ailleurs.

– Mais vous n’allez tout de même pas nous garder ici tout l’hiver ! tempêta subitement Eldria. Votre armée va bien finir par se déplacer, non ?

Dan resta silencieux, le regard perdu dans le vide.

– Depuis combien de temps êtes-vous ici ? reprit Eldria d’une voix chevrotante.

– Je suis arrivé il y six mois, répondit-il d’une voix neutre, sans lui accorder le moindre regard.

Cela acheva d’agacer Eldria. Elle était prisonnière et se sentait victime. Cet homme semblait en mesure de comprendre sa détresse, alors pourquoi ne faisait-il rien pour l’aider ? Elle avait besoin de réponses. Peut-être, donc, devait-elle aborder le sujet sous un angle plus... personnel :

– Tu... tu as bien eu d’autres filles avant moi, n’est-ce pas ? Que sont-elles devenues ?

La question sembla le troubler car il se prit aussitôt la tête dans les mains.

– Je préférerais ne pas en parler, éluda-t-il doucement, mais d’un ton ferme.

Eldria réalisa alors qu’elle était peut-être allée trop loin. Mis à part Salini et Karina, Dan était son seul allié dans cette prison. Il valait sans doute mieux ne pas le brusquer davantage. Sa colère s’apaisa progressivement :

– Désolée, murmura-t-elle, craignant de l’avoir vexé.

Il releva alors lentement la tête et plongea son regard dans le sien. Eldria ne put s’empêcher de remarquer à nouveau combien il était beau garçon. Son visage carré, au menton affirmé, ne trahissait aucune contrariété. Au contraire, il paraissait sincèrement compatissant. Il plaça une main affectueuse sur son épaule frêle :

– Eldria, commença-t-il d’un ton calme et assuré, sache qu’au nom des miens, je suis profondément désolé de ce que vous subissez, toi et tes amies. Si cela ne tenait qu’à moi, je vous libérerais sur-le-champ.

Il se leva, prenant une grande inspiration :

– Je ne te connais pas vraiment, tu ne me connais pas non plus. J’ai des principes, et bien que tu sois très jolie, jamais je n’abuserai de toi. Je ferai tout mon possible pour te protéger chaque semaine jusqu’à ce que...

Il sembla chercher ses mots.

– Disons... jusqu’à ce que la situation évolue favorablement. Je te promets de te tenir informée dès que j’en saurai davantage. D’accord ?

Il lui tendit la main, comme pour sceller définitivement leur entente. Eldria, quelque peu rassurée, frappa timidement sa paume du bout des doigts.

– D’accord, répondit-elle avec douceur.

Si elle pouvait voir Dan chaque semaine, alors peut-être parviendrait-elle à quitter cet endroit, sa virginité intacte, dans quelques mois seulement. Après-tout, qu’allait-on faire d’elle si l’armée d’Eriarh venait à quitter cet avant-poste transformé en prison, que ce soit de son plein gré, ou bien de force, chassée par les forces du Val-de-Lune ? À cette idée, Eldria eut une nouvelle pensée émue pour Jarim et son oncle, tous deux engagés depuis plus d’un an dans cette guerre interminable.

Après quelques secondes de silence, Dan ajouta d’une voix grave :

– Pour répondre à ta question, Eldria... Il y a effectivement eu une autre fille avant toi. Et je ne sais pas ce qu’elle est devenue.

– Oh, se contenta-t-elle de murmurer doucement, ne sachant pas comment elle devait réagir à cet aveu.

Elle perçut qu’il s’agissait là d’un sujet délicat et que Dan ne semblait pas disposé à en révéler davantage, aussi préféra-t-elle ne pas insister. Cette fille mystérieuse, était-ce la fameuse Cynn dont il lui avait brièvement parlé la semaine dernière ? Elle se surprit même à se demander : Dan avait-il été intime avec cette fille ? Était-ce la raison pour laquelle il ne l’avait pas touchée, elle ? Pendant une très courte seconde, une étrange pointe d’amertume la traversa, mais elle chassa immédiatement ces pensées absurdes. Après tout, cela ne la regardait en rien !

– Parle-moi un peu de toi, reprit Dan, dont Eldria soupçonna qu’il cherchait surtout à changer de sujet.

– De... moi ? répondit Eldria, prise au dépourvu.

– Oui, toi, insista-t-il en souriant doucement. Où vivais-tu avant... cet endroit ?

Eldria hésita un bref instant. Deux semaines auparavant, jamais elle n’aurait envisagé avoir une conversation aussi anodine avec un jeune homme de l’armée ennemie. Était-il sincèrement intéressé par elle, ou tentait-il simplement de combler ce silence gênant ? Après tout, Eldria songea que ce n’était peut-être pas une mauvaise idée de faire connaissance avant de devoir... refaire ce qu’on attendait d’eux.

Se prêtant volontiers à l’exercice, elle lui raconta comment, avec son amie Salini, elles vivaient dans une modeste ferme nommée Soufflechamps, à au moins une demi-journée de diligence. Elle lui confia qu’elle vivait avec son oncle et sa tante depuis le tragique incendie qui avait coûté la vie à ses parents alors qu’elle n’était encore qu’un nourrisson. Elle omit cependant volontairement de mentionner les détails plus personnels, notamment sa relation naissante avec un jeune homme prénommé Jarim.

Dan l’écouta avec une attention qui lui sembla sincère, hochant la tête par moments, posant même quelques questions pour maintenir l’échange vivant. Naturellement mise en confiance par son écoute attentive, Eldria finit par lui renvoyer la question :

– Et toi ? D’où viens-tu ? demanda-t-elle, intriguée d’en apprendre davantage sur ce garçon qui l’avait déjà vue à moitié nue par deux fois, et qui s’apprêtait à renouveler l’expérience.

Dan se contenta toutefois de secouer doucement la tête, l’air contrit :

– La prochaine fois peut-être. Pour l’instant... le temps presse.

– Oh, oui, souffla Eldria, comprenant immédiatement où il voulait en venir.

– Comme la semaine dernière ? demanda-t-il simplement.

Elle hocha la tête, sentant à nouveau ses joues s’enflammer. Sans un mot de plus, selon une chorégraphie désormais tristement familière, ils se tournèrent le dos avant de se dévêtir chacun de leur côté. Dan attendit patiemment qu’Eldria soit correctement installée avant de faire volte-face.

Un silence pudique, comme scellé par un accord tacite, s’installa entre eux, et ne fut rompu qu’une fois le jeune homme amplement épanché sur le bas du dos de sa partenaire troublée.

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