26 · L'entraînement
Le lendemain matin, la nouvelle du départ imminent des hommes s’était propagée comme une bourrasque à travers la ferme. Comme promis, Daris annonça lui-même à la mère de Jarim, avant l’aube, la terrible nouvelle. Sans surprise, elle s’effondra en larmes.
– Elle s’en remettra, murmura l’oncle d’Eldria en prenant Jarim à l’écart. Ta mère est forte, plus que tu ne l’imagines. Libère ta soirée pour rester auprès d’elle. En attendant, nous devons aller chercher nos armes chez le forgeron.
Aux premières lueurs du jour, le groupe d’hommes fit donc route vers Brillétoile, à environ deux heures de marche. Jarim aurait souhaité croiser Eldria avant leur départ, mais malheureusement sa meilleure amie demeura invisible. Pourtant, il lui semblait presque qu’elle ne l’avait pas quitté depuis la veille. Ce sentiment le gêna quelque peu, d’autant que Daris marchait juste devant lui, en tête du petit groupement, l’air grave. Qu’aurait pensé le vieil homme s’il avait su que, la nuit précédente, Jarim s’était adonné sans retenue à des pensées particulièrement intimes à propos de sa propre nièce ?
Il préféra ne pas trop s’attarder sur la question, d’autant que le corps délié de celle-ci occupait de nouveau la majeure partie de son esprit. Était-ce parce qu’il allait bientôt partir que sa libido se montrait si envahissante ? Peut-être son corps essayait-il de lui indiquer, avec insistance, qu’il serait temps d’agir s’il ne voulait pas quitter la ferme sans avoir jamais connu les plaisirs charnels ?
Mais que pouvait-il y faire ? Alors qu’ils s’étaient quittés sur une note tendue la veille, devait-il simplement retourner auprès d’Eldria, tout sourire, et lui suggérer sans détour de coucher avec lui avant son départ ? Cette idée était tout bonnement impossible ! En attendant, il n’avait d’autre choix que de faire en sorte que ses compagnons ne remarquent pas trop l’érection malvenue qui le gênait dans sa marche...
À leur retour dans le courant de l’après-midi, il l’aperçut enfin : Eldria, les cheveux noués en une élégante tresse, traversait la cour en transportant un lourd panier en osier débordant de carottes fraîchement récoltées. Lorsqu’elle tourna la tête vers le groupe d’hommes nouvellement armés, leurs regards se croisèrent un court instant : Jarim lui adressa un discret signe de main, mais Eldria baissa immédiatement les yeux et hâta le pas vers sa demeure, comme si elle ne l’avait même pas vu. Déçu, Jarim ne cessa de guetter sa réapparition durant le reste de l’après-midi, tandis que Yorden, le père de Salini, s’improvisait instructeur, dispensant ses conseils au centre de la cour. Mais Eldria ne se montra plus.
En début de soirée, éreintés, les hommes regagnèrent leurs maisons pour leur avant-dernière soirée en compagnie de leurs épouses respectives. Avec une pointe d’amertume, Jarim, le plus jeune d’entre eux et le seul homme célibataire, en âge de se battre, de la ferme, observa son ami Minnlho, de quelques années son aîné, rentrer chez lui, son épouse Beth – dans une tenue qui lui sembla plus courte qu’à l’accoutumée – l’enserrant sensuellement sur le pas de la porte. Que n’aurait-il pas donné pour avoir quelques années de plus, être marié à Eldria, et la retrouver dans leur petite maison alors qu’elle l’attendrait, drapée dans un habit aussi aguicheur que celui qu’il venait de surprendre à l’insu de leurs voisins ?
Sa mère, profondément affectée mais très digne, lui avait préparé un repas digne d’un prince. Sa présence, rassurante et familière, lui fut d’un réconfort inestimable. Fusionnels, ils passèrent une soirée à s’apporter mutuellement le courage dont ils auraient besoin dans les prochains jours. Jarim hésita même un instant à lui confier ses tourments sentimentaux, mais il y renonça, ne souhaitant pas ajouter à son chagrin la crainte que son fils parte à la guerre le cœur lourd. Et puis, avec un peu de chance, il serait rentré avant l’hiver, ce qui n’était pas si terrible après tout.
Pourtant, lorsque la nuit tomba, seul dans sa chambre, seul dans son lit, dans le silence pesant des plaines isolées, ce fut encore et toujours l’image d’Eldria qui occupa chacune de ses pensées.
La vingtaine de fermiers, dès l’aube, s’était une nouvelle fois réunie dans la cour. La peur se lisait sur chaque visage. À cette même heure, le jour suivant, tous seraient déjà en route vers l’inconnu, loin de la ferme et de leurs proches.
Cette fois-ci, ce fut Daris qui prit en charge leur entraînement martial. Sans que cela n’ait jamais été officiellement établi, l’oncle d’Eldria avait toujours joué, naturellement, le rôle de meneur au sein de leur petite communauté, forte d’une quarantaine de membres. Curieusement, comme Yorden avant lui, il semblait particulièrement habile avec une épée en main.
– Ta garde est beaucoup trop basse, lança-t-il à Jarim après l’avoir désarmé pour la sixième fois d’affilée avec une facilité déconcertante.
Jarim ramassa gauchement l’épée sommairement forgée qu’il avait obtenue la veille, et qui venait de lui échapper pour atterrir dans la poussière quelques mètres plus loin.
– Je suis plus doué à l’arc, bougonna-t-il en se relevant tout en massant douloureusement son épaule.
– Allez, ne te décourage pas. Remets-toi en position.
Jarim obéit, prenant cette fois soin de tenir sa garde plus haute. Cela faisait déjà plus d’une demi-heure qu’il affrontait l’homme de pourtant trois fois son âge, et celui-ci semblait ne pas même transpirer tandis qu’il accumulait les duels victorieux. Blessé dans son orgueil, Jarim se résolut à ne pas se laisser vaincre aussi facilement cette fois-ci. Il était plus jeune, plus fort physiquement : il devait donc être en mesure de remporter au moins une manche.
– En garde ! lança Daris avec autorité.
Sans le ménager, son redoutable opposant se jeta immédiatement sur lui. Appliquant avec diligence tout ce qu’il avait appris, Jarim para deux premiers coups d’épée, puis trois, puis quatre. Daris recula alors d’un pas pour mieux préparer un coup d’estoc. Mais cette fois, Jarim, concentré, anticipa clairement le geste. En une fraction de seconde, comme si son lobe frontal fonctionnait soudainement au-delà de ses capacités, il anticipa le prochain mouvement de son adversaire et ajusta le sien en conséquence. Pour la première fois, il comprit ce que Daris avait voulu dire quand il leur avait enseigné le matin-même : « Au combat, ne réfléchissez pas, ressentez ». Jarim venait précisément de ressentir quels seraient leurs prochains mouvements respectifs. C’était comme un état de transe, proche de celui qui l’habitait au moment de décocher une flèche létale sur un gibier qu’il savait ne pas pouvoir se permettre de manquer.
Comme prévu, Daris fondit sur lui avec une aisance déconcertante pour un simple fermier. Mais Jarim était préparé. Ce fut comme si le temps s’était soudainement dilaté. Jarim vit l’ouverture. Il la vit distinctement et, par-dessus tout, il s’était avantageusement déplacé sur le côté, s’offrant une fenêtre de contre-attaque inédite pour le désarmer enfin. Pourtant...
Tout ne se passa pas comme prévu. Un bref mouvement à la périphérie du champ de vision de Jarim attira soudain son œil de chasseur aguerri, tel un papillon venant perturber sa concentration. Eldria venait de sortir de chez elle, ses cheveux cuivrés flottant doucement dans le vent matinal. Le temps se figea en même temps que Jarim, qui avait été comme aspiré par l’azure profond de ses yeux radieux. Durant l’espace d’un souffle, plus rien d’autre ne comptait, comme si leurs âmes s’étaient unies pour une furtive éternité.
Daris ne lui pardonna pas ce bref instant d’inattention : d’un mouvement ample, il pivota sur ses appuis, fit glisser sa lame le long de celle de Jarim et, d’un geste précis, la projeta dans les airs avant d’attraper son propriétaire par le cou et de le plaquer violemment au sol. Tout était allé si vite : Jarim, le souffle subitement coupé par l’impact, entendit son arme retomber dans un fracas de métal juste à côté de son oreille. Il toussota et dut cligner plusieurs fois des paupières pour dissiper le voile flou qui s’était installé sur sa cornée. Derrière l’épais nuage de poussière que sa chute venait de provoquer, Daris se tenait debout au-dessus de lui, une main tendue dans sa direction.
– Dans un vrai combat tu serais mort, mon garçon, déclara Daris d’un ton calme, avec un sourire bienveillant.
Jarim, les dents serrées, lui saisit le bras pour qu’il l’aide à s’accroupir, le temps de reprendre son souffle. Il jeta un regard confus vers Eldria, qui s’était détournée en souriant discrètement, pour disparaître vers l’étable.
– Au moins tu lui auras rendu sourire, lança Daris d’une voix placide. Elle en a bien besoin ces derniers jours.
Tandis qu’il se remettait debout, Jarim dévisagea avec étonnement le vieil homme, à qui l’échange de regard pourtant furtif entre sa nièce et lui n’avait visiblement pas échappé.
– Allez, reprenons, ajouta simplement Daris, sans plus de commentaire.
Jarim acquiesça silencieusement. Il était devenu écarlate.
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