27 · L'ultime banquet
Toute la journée durant, Daris se révéla un maître d’armes exceptionnel, doublé d’un professeur étonnamment doué. Il entraîna aux rudiments du combat chacun des hommes de la ferme, épaulé pour son ami Yorden qui, lui aussi, semblait avoir bénéficié d’une certaine formation militaire dans le passé, contrairement à tous les autres. S’agissait-il de compétences acquises au cours de leur jeunesse ? Jarim n’en savait rien et, à ce stade, il n’osa pas poser la question.
À son plus grand désarroi, malgré tous ses efforts, il ne parvint plus à prendre Daris en défaut lors de leurs entraînements. À sa décharge, depuis qu’il avait aperçu brièvement Eldria, un trouble persistant s’était insinué en lui, perturbant durablement sa concentration.
En fin d’après-midi, alors qu’ils commençaient tous à fatiguer après ces longues heures d'exercice, les femmes de la ferme leur réservèrent une surprise bienvenue : pendant qu’ils s’étaient entraînés, elles avaient préparé en secret de longues tables dans le champ voisin, à la manière des grandes fêtes traditionnelles. Pour ne rien gâcher, elles avaient également concocté, à leur insu, un festin digne des plus grands banquets : cochons rôtis, abondance de légumes en sauce, bière et vin à volonté... Tout était réuni pour faire de cette soirée un moment inoubliable avant leur départ. Ce fut donc avec un plaisir non dissimulé que les conscrits prirent place autour d’une grande table en bois massif, troquant volontiers leurs épées récemment acquises contre de généreuses chopes.
– Ça ne sera sûrement pas si terrible, lança Minnlho à l’intention de Kelrin, qui les avait rejoints en fin d’après-midi accompagné de quelques hommes, dont ses fils Troj et Aran. Comme je l’expliquais hier aux camarades, avec un peu de chance, on sera revenus avant l’hiver.
– Exactement, renchérit un des hommes de la ferme voisine. Eriarh n’a fait qu’effleurer les frontières pour l’instant, rien ne laisse présager une invasion massive.
– La Grande Guerre d’il y a quarante ans a fait bien trop de mal à nos deux nations, poursuivit un autre. Aucune n’est réellement prête à remettre ça.
– Si vous voulez mon avis, c’est une simple manœuvre d’intimidation visant à faire baisser les taxes des traités commerciaux. Ils nous envoient là-bas pour faire de la figuration, mais au final c’est les gratte-papiers qui régleront ça entre eux. Et devinez qui paiera les pots cassés ? C’est encore nous, les paysans !
– Ouais ! approuvèrent les hommes attablés en levant leur bière à l’unisson.
Jarim écoutait la conversation d’une oreille distraite. Installé face à Daris, qui demeurait silencieux et observateur, il se contentait, à l’instar du vieil homme, de siroter son vin et de trinquer quand l’occasion se présentait. À gauche et à droite de Jarim, Troj et Aran paraissaient quant à eux déterminés à faire étalage de leur capacité à tenir l’alcool. Alors qu’ils venaient à peine de se mettre à table, les deux jumeaux attaquaient en effet déjà, à eux seuls, leur deuxième bouteille. Bien qu’il fût lui-même plutôt bien bâti, Jarim ne pouvait s’empêcher de se sentir gringalet à côté de ses deux amis d’enfance, qu’il n’avait plus revus depuis des années.
Les discussions politiques allèrent ainsi bon train à mesure que les bouteilles se vidaient et que les choppes se remplissaient. Les mines sombres et les silences lourds des jours précédents laissèrent place à des sourires détendus et à des rires francs. Pourtant, au milieu de cette ambiance chaleureuse, Jarim ne cessait de scruter les alentours, espérant secrètement apercevoir celle qui manquait à sa soirée. Il ne la vit pas à la table de service – autour de laquelle plusieurs femmes commençaient à remplir d’opulentes assiettes – ni parmi le groupe de celles occupées à embraser les nombreuses torches plantées à même le sol, tout autour des tables, destinées à combattre le crépuscule qui ne tarderait pas à les recouvrir doucement mais surement de son voile sombre. Il devait lui parler, c’était ce soir ou jamais. Mais où était-elle ?
Ce fut finalement au moment où, après au moins deux heures d’apéritif, le repas fut sur le point d’être servi – accueilli par un « Aaaah ! » enthousiaste de la tablée des hommes –, qu’il l’aperçut enfin en pivotant sur son banc. Eldria était resplendissante : elle portait une élégante robe d’un mauve moiré, habituellement réservée aux grandes occasions. Une partie de sa longue chevelure châtain était artistiquement tressée en couronne, tandis que le reste de ses mèches délicates cascadait librement sur ses épaules nues.
Jarim, subjugué, sentit une fois encore le temps se figer tandis qu’il la contemplait avec admiration dans son avancée légère vers l’attroupement qui s’était formé à l’occasion de cette fête improvisée. Sur son passage, elle adressait de timides sourires aux convives qui la complimentaient, ses joues s’empourprant joliment sous les regards admiratifs. Ne remarquant pas Jarim qui l’observait de loin, elle rejoignit un groupe de femmes qui l’accueillirent avec une certaine admiration. Même Salini, toujours bien apprêtée, la félicita chaleureusement.
Jarim voulut adresser à Eldria un signe de la main, mais avant qu’il ait pu lever le bras, Aran lui avait brutalement saisi l’épaule. Il eut tout juste le temps d’échanger un regard furtif avec Eldria – qui s’était miraculeusement tournée dans sa direction à ce même instant – avant que son voisin ne lui fourre dans les mains une assiette débordante de viande et de légumes.
– Tiens ! grogna-t-il en exhalant déjà une haleine chargée d’alcool. Fais passer.
Légèrement secoué par cette soudaine sollicitation appuyée, Jarim s’efforça de ne pas renverser l’assiette en la tendant maladroitement à Troj, son autre voisin de table, qui la saisit avec tout autant de délicatesse que son frère. D’autres écuelles passèrent ainsi joyeusement de main en main, jusqu’à ce que tout le monde à table soit servi. Jarim put alors enfin jeter un nouveau coup d’œil derrière son épaule : Eldria, désormais en grande discussion avec sa tante, ne faisait plus attention à lui. Déçu, il reporta son attention sur son repas.
Alors qu’il s’apprêtait à planter une fourchette résignée dans un navet en sauce – et ce alors même qu’il n’avait pas très faim –, Daris, qui était resté plus ou moins mutique jusque-là, se leva lentement. Aussitôt, les voix autour de lui se turent, et le silence se propagea aux tables voisines, autour desquelles celles et ceux qui ne partaient pas en campagne le lendemain – principalement les femmes et les enfants – s’installaient à leur tour. Tous se tournèrent instinctivement vers lui, s’attendant visiblement à un discours.
– Mes amis, commença Daris d’une voix ferme mais chaleureuse, depuis que nous avons emménagé sur ces terres, il y aura bientôt deux décennies, depuis que nous avons formé cette communauté soudée qui s’est agrandie au fil des années, depuis que nous avons surmonté les hivers les plus rudes et les étés les plus secs, depuis que nous avons tissé des liens aussi forts que ceux du sang, aujourd’hui, nous devons faire face à la plus grande épreuve de notre modeste histoire. La guerre a été déclarée, et notre nation a besoin de nous.
Son regard sagace parcourut solennellement les hommes assis autour de lui.
– Demain, se seront nos amis, nos frères, nos pères, nos oncles, nos époux, nos fils, qui partiront au combat. Je sais que chacun d’eux trouvera la force de quitter son foyer, si c’est pour défendre une cause plus grande, plus noble, plus juste.
Un silence quasi religieux enveloppa l’assemblée tandis que la lueur des premières étoiles perçait peu à peu la voute céleste. Tout le monde avait cessé de s’intéresser à sa bière pour se désaltérer plutôt des paroles de Daris.
– Nous savons quand nous partons, mais nous ignorons quand nous reviendrons. Aussi, je veux que chacun et chacune ici profite de cette dernière soirée de paix et d’abondance. Mesdames, embrassez vos époux. Messieurs, enlacez vos femmes. Mangez, buvez, dansez...
Il leva sa chope en direction du ciel étoilé.
– Et nous recommencerons à notre retour !
Tous levèrent à leur tour leurs boissons.
– Pour le Val-de-Lune ! s’écria Daris.
– Pour le Val-de-Lune ! répéta son audience conquise d’une seule et même voix.
Jarim, galvanisé par les paroles de Daris, se retourna de nouveau vers Eldria. Cette fois-ci, enfin, leurs regards se croisèrent. Au milieu des applaudissements et des acclamations, une flamme, vive et scintillante, s’était illuminée au fond de ces yeux dont il était secrètement amoureux.
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