28 · L'univers autour pouvait attendre

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Après avoir tous trinqué plus que de raison, chacun se rassit et entreprit de déguster avec appétit les mets débordants de son assiette. Très vite, le joyeux bourdonnement des conversations reprit de plus belle, s’élevant comme une rumeur dans la douceur nocturne des plaines environnantes.

Jarim n’aurait su déterminer lequel de Troj ou d’Aran se goinfrait le plus. Mais une chose était certaine : malgré leur carrure imposante, quelque sortilège obscur devait faire disparaître nourriture et boisson dans leurs gosiers avant même que lesdits aliments ne puissent atteindre leurs estomacs. Il ne voyait décidément aucune autre explication rationnelle.

Bien qu’il brûlât intérieurement de se lever et de rejoindre Eldria, Jarim était trop poli pour abandonner ses camarades en plein repas. Peu habitué à boire, il consentit tout de même à siroter une ou deux chopines afin d’accompagner ceux qui deviendraient ses compagnons d’infortune à partir du lendemain. Il ne toucha toutefois pas à la troisième chope que Troj, généreux mais maladroit, venait de lui remplir en éclaboussant davantage la table que le récipient.

Après une bonne heure où les discussions avaient navigué joyeusement de la politique à la culture des pommes de terre, en passant par des sujets aussi variés que la guerre, la bière, ou encore les femmes, un événement providentiel permit enfin à Jarim de se libérer de Troj et Aran, qui monopolisaient son attention depuis bien trop longtemps. Un petit groupe de convives venait en effet de sortir quelques instruments – deux guitares, une flûte et un tambour – improvisant une musique entraînante qui invita chacun à quitter sa chaise pour aller se déhancher sur l’herbe.

Ni une ni deux, Jarim saisit cette occasion pour s’extraire de table. Mais, à son grand désarroi, ses deux compagnons alcoolisés firent aussitôt de même, ayant finalement cessé de manger. Voulaient-ils le suivre ? Dans ce cas, comment allait-il pouvoir se rapprocher d’Eldria, seul ? Fort heureusement, les deux jumeaux, non sans avoir chacun copieusement roté, s’éloignèrent en titubant sans lui accorder davantage d’attention. Intrigué, Jarim les vit rejoindre Salini, qui semblait les attendre un peu plus loin. Tous trois, visiblement très heureux de se retrouver, s’éloignèrent dans la pénombre. Au moins, songea Jarim avec un sourire en coin, ces trois-là ne perdaient pas de temps.

Malheureusement, la table où se trouvait Eldria était située à l’opposé de la sienne, juste derrière les musiciens improvisés. De surcroît, à peine le concert impromptu eut-il commencé, qu’une foule de danseurs s'était levée, comme lui, avec entrain. Aussi Jarim fut aussitôt pris, bien malgré lui, dans un tourbillon humain qui l’empêcha d’avancer dans la direction qu’il voulait emprunter. Pourquoi les éléments se liguaient-ils ainsi pour l’empêcher de retrouver l’élue de son cœur ? Déterminé à ne pas laisser le hasard dicter l’issue de cette dernière soirée à la ferme, il fendit la foule, se frayant un chemin parmi les danseurs et les danseuses survoltés.

– Pardon ! Excusez-moi ! lançait-il à tout-va, bousculé de toutes parts par des couples bien trop joyeux pour se préoccuper de sa présence.

Finalement, dans un instant de répit entre deux silhouettes mouvantes, il l’aperçut enfin : pas de doute, Eldria venait de remarquer ses efforts maladroits pour la rejoindre. Mais alors qu’il allait lui adresser un signe de la main, de nouveaux danseurs vinrent obstruer sa vue. Le temps qu’il retrouve son équilibre, elle avait disparu derrière la foule.

Après une pénible minute à se tortiller dans tous les sens, Jarim atteignit finalement l’autre extrémité de cette cohue, avec le sentiment étrange d’être un nouveau-né expulsé sans douceur hors du ventre maternel. À son grand dam, il tomba nez à nez avec... la chaise vide qu’occupait Eldria quelques secondes auparavant. Mais où diable était-elle passée ?

Profitant de sa taille avantageuse, il se dressa sur la pointe des pieds afin de dominer tout le monde et scruta la foule. Peut-être avait-elle rejoint les danseurs sans qu’il le remarque ? Ce serait un comble... Il plissa les paupières et observa plus attentivement les alentours, s’appuyant sur sa vision exercée. Il parvenait bien à repérer un cerf entre les arbres à plus de deux-cents mètres en pleine forêt, il ne devrait donc rencontrer aucune difficulté à localiser la fille qui, d’ordinaire, attirait naturellement son regard, en toute circonstance ! Et effectivement, il la vit enfin, non loin des maisons, à l’orée distante de la lueur orangée que produisaient les torches, dans sa robe soyeuse qui ne faisait que souligner sa beauté. Elle semblait même regarder dans sa direction, comme si elle aussi le cherchait.

Toutefois, quand Jarim leva le bras afin d’attirer son attention, elle se retourna brusquement et s’éloigna d’un pas rapide vers la cour centrale de la ferme. Jarim sentit immédiatement que quelque chose n’allait pas. N’avait-elle pas vu son geste ? Pourquoi fuyait-elle de la sorte ? Lui en voulait-elle encore ? Immobile, le visage figé dans une expression de profond désarroi, il hésita un instant. Puis, se rappelant qu’il n’aurait peut-être plus d’autre occasion de lui parler, il oublia les rires et la musique derrière lui, et s’élança à sa poursuite.

La cour était déserte à cette heure avancée. Seuls résonnaient au loin la musique étouffée et les chants déformés – et plutôt faux – des fermières et des fermiers éméchés. Lorsqu’il atteignit le milieu de la zone où s’étaient déroulés les entraînements ces deux derniers jours, Jarim eut tout juste le temps d’entrevoir un morceau d’étoffe de robe disparaître derrière l’angle de l’écurie.

– Eldria ! appela-t-il.

Pas de réponse. Sans se décourager, il la suivit encore. Il avait tant de choses à lui dire avant son départ. Pourtant, lorsqu’il arriva au niveau de l’écurie, il ne vit personne. Qui poursuivait-il ainsi ? Un fantôme ? Il tourna désespérément sur lui-même, à sa recherche, sans résultat. Il tenta à nouveau de l’appeler, mais seul le chant monotone des grillons lui répondit. Elle ne pouvait pourtant pas s’être volatilisée !

Un peu plus loin, les contours brumeux de la grange se dessinaient sous les rayons pâles de la lune. Il n’y avait aucun autre bâtiment aux alentours : elle s’y trouvait forcément. Jarim s’y dirigea alors à pas feutrés, attentif au moindre son qui aurait pu trahir la présence de son amie.

– Eldria ? murmura-t-il en poussant la porte grinçante.

Pour toute réponse, il perçut le hululement distrait d’un hibou niché dans les combles. Pendant un court instant, Jarim se demanda s’il n’avait pas été victime d’une hallucination. Peut-être avait-il trop bu, après tout ? Peut-être Eldria était-elle simplement restée à la fête, s’amusant innocemment avec les autres, et lui, stupide et obstiné, avait cru l’apercevoir en train de fuir... Il secoua la tête, troublé, puis s’apprêta à tourner les talons. Ce fut à ce moment précis qu’un autre bruit subtil attira son attention : un léger reniflement étouffé provenant d’un amas de foin, sur sa droite. Jarim se figea, tendit l’oreille, puis s’approcha lentement.

Il n’avait pas rêvé. Eldria était bien là, dos à lui, accroupie dans la pénombre, réfugiée entre deux caisses en bois. La tête baissée, les mains plaquées contre son visage... elle pleurait.

– Eldria ? répéta-t-il, confus et désemparé. Qu’y a-t-il ?

À peine dix minutes plus tôt, elle rayonnait encore parmi les convives, laissant croire que rien ne pouvait davantage la réjouir que cette ultime soirée en compagnie de tous ses proches. Qu’avait-il bien pu se passer pour la faire ainsi basculer du rire aux larmes en si peu de temps ?

Lentement, avec précaution, Jarim s’accroupit à ses côtés et posa une main rassurante sur son épaule tremblante.

– Pourquoi... tu pleures ? demanda-t-il doucement, la gorge serrée.

Il voulut se décaler afin de voir son visage. Il n’en eut pas l’occasion car, à cet instant précis, il se serait attendu à tout, sauf à ce qui allait se produire. Le temps, dont le déroulé n’était décidément pas très constant ces derniers jours, ralentit soudainement sa course folle. Le tumulte de la fête, au loin, s’évanouit subitement. Les grillons mirent fin leur symphonie nocturne. La ferme tout atour sembla se dissoudre dans le néant. De manière plus générale : l’univers entier cessa d’exister. Ne restait que ce coin isolé de grange, miraculeusement soustrait à l’emprise de l’espace et du temps.

D’un mouvement vif, presque animal, Eldria s’était jetée dans ses bras, pour l’embrasser. Longuement. Langoureusement. Elle l’enlaça amoureusement. La douceur de ses lèvres se mêla au goût amer de ses larmes, dans une explosion de saveurs et de sensations nouvelles. Le cœur de Jarim s’était arrêté avec l’univers.

Leurs corps fébriles basculèrent en arrière sous l’impact, atterrissant dans le foin qui les accueillit dans un bruissement. Jarim sentit la douce chaleur de la peau de son amie sur la sienne, alors qu’elle se penchait sur lui. Leurs bouches ne s’étaient pas quittées. Stupéfait, les yeux grands ouverts, ses propres bras, comme engourdis par l’inconnu, étaient bêtement restés suspendus dans les airs, contre la taille d’Eldria. Il n’avait jamais rien vécu de tel, et cet instant, aussi déroutant que merveilleux, paralysait ses moindres gestes. Il ne savait tout simplement pas comment réagir.

Puis, peu à peu, ses sens endoloris cessèrent leur grève impromptue. Jarim venait de prendre conscience que son rêve devenait réalité. À son tour, comme extérieur à son enveloppe corporelle, il entoura les hanches délicates de son amie et lui rendit son baiser passionné, les paupières closes, pour mieux savourer l’instant.

Une éternité s’écoula ainsi. Ou peut-être seulement une minute, ils ne surent jamais. Aucun d’eux ne semblait vouloir se mouvoir davantage. Aucun d’eux ne semblait souhaiter mettre des mots sur ce qu’ils ressentaient de concert, dans cette étreinte éternelle, unique et nouvelle.

Finalement, ce fut Eldria qui mit fin d’elle-même à leur premier baiser. Elle se redressa et Jarim rouvrit des yeux débordant de bonheur pour mieux la contempler, elle qu’il connaissait déjà par cœur. Dans l’obscurité apaisante de la grange, il détailla le visage de sa bien-aimée, sans même réaliser le caractère désormais officiel de l’appellation. Il contempla, derrière un voile de pénombre, ses pupilles qu’il savait bleues, mais qu’il devinait rougies par l’émotion. Il passa une main affectueuse sur son visage doux et essuya les quelques larmes qui avaient élu domicile sur sa joue, sans qu’un seul mot soit nécessaire. Son regard parlait pour lui.

Sous sa paume attentive, il sentit Eldria trembler. Elle ne souriait pas, son expression était grave, presque douloureuse. Sans crier gare, ses lèvres salées fondirent de nouveau sur celles de Jarim, tandis que ses mains audacieuses descendaient vers sa chemise, entreprenant d’en défaire pressément les boutons. Surpris, Jarim se laissa faire et se sentit fondre sur le sol, comme si tous ses muscles l’abandonnaient encore. Sa tête se mit à tournoyer et ses pensées s’embrouillaient : il était de nouveau dans les étoiles. Mais était-elle sûre de ce qu’elle faisait ?

Une fois le dernier bouton défait, les mains prestes d’Eldria disparurent aussitôt sous l’étoffe. Jarim sentit les paumes brûlantes de son amante parcourant sensuellement ses abdominaux. Il écarta les bras pour la laisser achever son geste, abandonnant sa chemise au sol. Pourtant, il n’osa pas lui rendre la pareille, craignant de la brusquer. C’était bien elle qui menait cette danse inattendue.

Après quelques langoureuses caresses silencieuses qui eurent un effet certain sur lui, Eldria se releva soudainement, le laissant pantois, torse nu, étendu sur le sol de paille. Toujours sans dire un mot, elle recula de deux pas, détournant le regard. Sous les rayons argentés de la lune filtrant par les planches ajourées, elle lui apparut presque irréelle, enveloppée d’une aura éthérée. Le souffle coupé, Jarim se demanda brièvement s’il était en train de rêver. Mais il savait que non : jamais son imagination n’aurait su recréer la sensation précise de ses lèvres sur les siennes.

Puis, brusquement, son cœur eut un soubresaut qui sembla le propulser tout droit contre sa pomme d’Adam. Il déglutit laborieusement. Eldria venait de croiser les bras dans son dos pour, il semblerait, délacer sa robe. Lentement, elle tira la délicate ficelle en soie, garante de sa pudeur. La robe ne tarda pas, sous l’implacable effet de la gravité, à glisser avec grâce jusqu’à ses pieds. En retour, Jarim habilla de son regard invité à l’indiscrétion le corps de son amie de toujours. Au-dessus de sa culotte d’un blanc virginal, il observa ses hanches, son ventre, sa taille, et enfin sa poitrine, qu’elle ne chercha pas à lui dissimuler. Ses petits seins, fragiles joyaux dressés sur son buste gracile, dont il avait tant rêvé ses dernières nuits, s’offraient sans aucun filtre à lui. Il en grava chaque détail, chaque grain d’épiderme dans son esprit subjugué. Un petit nuage duveteux venait d’apparaître sous lui.

Pourtant, naviguant sur cet océan de félicité, son attention fut captée par une larme unique qui roulait lentement sur la joue pâle d’Eldria. Elle ne le regardait toujours pas en face, gardant obstinément les yeux baissés. La mine apparemment triste, les bras joints, elle fixait le sol, comme envahie par une honte ou une tristesse infinie. Pris d’un élan de culpabilité, Jarim réalisa alors que, peut-être, elle se forçait à se montrer ainsi. Qu’elle accomplissait ce geste par désespoir plutôt que par réel désir.

Alors qu’il allait se redresser afin de la rassurer quant à ses intentions, il réalisa avec un malaise grandissant que son amie avait pincé les côtés de sa culotte, et qu’elle s’apprêtait à ôter cette dernière protection, comme prête à sacrifier entièrement sa pudeur pour lui.

Dans l’esprit encore embrumé de Jarim, tout se joua en une fraction de seconde. Lui-même, en cet instant, n’aurait su dire s’il était prêt à... aller plus loin. Ce qui était évident, en revanche, c’était que elle ne l’était pas. D’un bon agile il se mit debout face à celle qui cristallisait son amour, et lui saisit les avant-bras avec une infinie délicatesse, la freinant dans son geste précipité. Il n’avait que trop bien compris... Son amie la plus intime se forçait, de toute évidence, à précipiter l’évolution de leur amour, resté secret jusqu’alors, et qui venait d’exploser au grand jour – ou plutôt à la grande nuit. Cette nuit dont il avait la certitude qu’il se souviendrait toute sa vie.

– Eldria... tu n’es pas obligée, souffla-t-il tendrement à son oreille avec toute l’assurance dont il était encore capable.

Il vit ses lèvres trembler quelques instants, puis, sans prévenir, elle s’effondra sur lui, éclatant en sanglots incontrôlés. Instinctivement, il la serra fort, essayant d’ignorer les frissons que leur proximité, tous deux à demi-nus, provoquait en lui.

– Qu’est-ce que je vais devenir sans toi ? murmura-t-elle douloureusement. Je ne veux pas que tu partes...

Jarim demeura silencieux un moment, caressant tendrement ses cheveux châtains, la serrant encore davantage.

– Je ne veux pas que tu partes... répéta-t-elle d’une voix étouffée contre sa poitrine. Reste ici, je t’en prie. Je... je t’aime.

Jarim se sentit défaillir. Bientôt ce serait peut-être lui qui s’effondrerait dans ses bras... car elle l’avait dit. Elle l’avait dit ! Submergé par une émotion intense qui se propagea dans chaque fibre de son être, bouleversé par l’état de détresse de celle qu’il étreignait, il manqua de fondre en larmes lui aussi. Mais il ne le devait pas. Il ne le pouvait pas. Il se devait de la réconforter, ne pas s’apitoyer sur leur sort maudit qui les condamnait à la séparation au moment-même où, pour la première fois, ils s’unissaient enfin véritablement.

– Je suis désolé, murmura-t-il finalement, blottissant tendrement son front contre le sien, plongeant son regard dans les yeux clairs d’Eldria. Je n’ai pas le choix. Mais je te promets que je reviendrai. Je reviendrai dès que je pourrai. Pour toi.

Puis, malgré la difficulté de prononcer ces quelques mots si longtemps enfouis au fond de son âme, Jarim ajouta enfin, dans un souffle :

– Je t’aime aussi, Eldria.

Pour la troisième fois ce soir-là, elle se rua sur ses lèvres. L'univers autour pouvait attendre.

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