29 · La dure réalité

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Au-dehors, l’hiver battait son plein. Les premiers flocons s’étaient abattus trois semaines auparavant et avec eux, un froid mordant s’était insinué dans le fort. Heureusement, dans les profondeurs, la température restait supportable, comme si les affres des saisons ne daignaient pas s’immiscer ici-bas, dans la triste pénombre des cellules isolées.

Prostrée à même le sol depuis plusieurs heures, ses jambes ramenées contre elle, Eldria fixait le vide, les yeux perdus dans l’infini. Ses cheveux étaient négligés, sa peau maculée de crasse, et ses os saillaient désormais sous une chair qui semblait fondre jour après jour. Depuis son incarcération, elle devait bien avoir perdu une dizaine de kilos. Affaiblie par la faim et l’immobilité forcée, elle sentait tout son corps s’engourdir sous l’effet du froid qui, malgré tout, parvenait à s’insinuer subrepticement par l’étroite ouverture au fond du couloir. Mais bientôt, elle arriverait...

Chaque jour, elle luttait pour ne pas sombrer dans la folie. Derrière ces barreaux d’acier, le temps n’avait jamais paru aussi long. Avec un petit galet sombre trouvé au sol, elle avait gravé sur le mur un trait pour chaque jour passé ici-bas. Ce matin, avec lassitude, elle avait tracé son quatre-vingt-cinquième trait sur la pierre. Sans ces sommaires inscriptions, elle aurait aisément pu croire qu’une année entière s’était écoulée.

Pour ne pas perdre la raison, elle se raccrochait sans cesse aux souvenirs heureux de la ferme de Soufflechamps. Elle pensait à sa famille, à ses amis... et surtout à Jarim. Elle aurait donné n’importe quoi pour revivre cette ultime soirée en sa compagnie, dans cette grange, blottie contre lui sous les pâles rayons de lune. Cette fois, peut-être aurait-elle le courage de fuir à ses côtés, loin de la guerre et de ses ravages. Se demandait-il, lui aussi, où qu’il soit, ce qu’elle était devenue ?

Le grincement métallique de la grille au bout du couloir l’extirpa brutalement de ses rêveries. Enfin, elle arrivait, son seul et maigre îlot de compagnie au sein de l’océan de solitude sur duquel elle dérivait chaque semaine, six jours durant. Eldria se releva péniblement, ses membres affaiblis et endoloris peinant de plus en plus à la soutenir. Elle s’approcha lentement de la grille. La jeune servante, approchait, portant son plateau quotidien garni d’un morceau de pain, de quelques légumes défraîchis et d’un grand bol d’eau.

– Bonjour Naïs, murmura Eldria, la gorge sèche de n’avoir pas parlé depuis la veille.

– Bonjour Eldria, répondit-elle tout bas, en jetant un regard inquiet autour d’elle comme si elle ne voulait pas qu’on les entende.

La servante la considéra attentivement, fronçant légèrement les sourcils.

– Tu sembles aller de plus en plus mal... c’est pire qu’hier, constata-t-elle avec inquiétude.

– Je vais bien, éluda Eldria d’un ton éteint. Dis-moi plutôt comment elle va ?

Naïs, peu convaincue, la considéra encore quelques instants, puis déposa le plateau au sol et le fit glisser à travers l’ouverture prévue à cet effet.

– Salini va bien, répondit-elle en s’accroupissant face à elle, le front appuyé contre les barreaux. Elle a hâte de te revoir demain. Mais elle s’inquiète beaucoup pour toi. Je lui ai dit que tu semblais vraiment très affaiblie ces derniers jours.

Eldria s’accroupit difficilement et empoigna nonchalamment le quignon de pain, qu’elle se força presque à manger. Elle n’avait pas tant faim que ça.

– Je vais bien, répéta Eldria, passablement agacée, en mordant sans conviction dans le morceau de pain.

Ces dernières semaines, elle avait finalement réussi à gagner la confiance de la jeune servante chargée de sa nourriture. Naïs était une adolescente Eriarhie orpheline, aux cheveux couleur paille, légèrement plus petite qu’Eldria, recueillie par l’armée impériale alors qu’elle n’était qu’une enfant. Nourrie et logée en échange de son labeur, elle ne se plaignait jamais, estimant que sa vie restait malgré tout préférable à celle des rues.

D’ordinaire, Naïs avait interdiction formelle d’échanger avec les prisonnières. Elle ignorait tout de leur sort, jusqu’au jour où Eldria lui avait révélé la vérité : elles n’étaient pas des criminelles, mais des captives prostituées contre leur gré pour les militaires qui l’employaient. Les larmes lui étaient montées aux yeux quand elle avait appris la dure vérité sur celles qu’elle nourrissait tous les jours. « On m’expliquait que vous étiez de dangereuses délinquantes, que vous aviez commis des actes horribles et que c’était pour cela que vous étiez enfermées. » avait-elle raconté ce jour-là. « Jamais je n’aurais imaginé une seule seconde la vérité sur cet endroit. Tout est tellement tenu secret ».

– Y a-t-il du nouveau dehors ? interrogea Eldria en terminant péniblement son bol d’eau.

La servante secoua tristement la tête :

– Personne ne sait grand-chose. Les soldats racontent seulement que l’armée du Val-de-Lune est complètement dispersée dans le sud du pays. Quelques poches de résistance leur compliquent la tâche... mais pour le moment, c’est l’impasse.

Eldria, les yeux perdus dans le vide, continuait à mâcher sans entrain le reste de sa miche. Elle nourrissait l’espoir ténu que Jarim, Daris et Yorden faisaient partie de ces résistants héroïques. Mais chaque jour écoulé diminuait ses illusions.

– Ah oui, reprit Naïs soudainement. J’ai entendu un colonel ou quelqu’un d’important parler d’une « grande opération » qui devrait bientôt avoir lieu. Je n’ai pas pu entendre la suite, mais ça semblait important.

Eldria haussa un sourcil intrigué. De quoi cela pouvait-il bien s’agir ? Par expérience au sein de cette prison, elle ne put s’empêcher de songer que cela n’augurait sans doute rien de bon.

Naïs ne put s’attarder plus longuement sans prendre le risque d’éveiller les soupçons, aussi la salua-t-elle tristement avant de disparaître au bout du corridor obscur. Eldria savait qu’elle ne la reverrait que le lendemain, après sa sortie hebdomadaire.

À force de ne manger et boire qu’une fois par jour, son estomac s’était habitué à cette frugalité imposée. Bien sûr, demeurer ainsi recroquevillée sur sa paillasse, sans faire d’exercice, participait grandement à contenir sa faim. Elle avait maigri, elle s’en rendait compte, mais cela lui importait peu, comme si son corps ne lui appartenait plus. Comme si les conséquences ne la concernaient plus. Petit à petit, elle se laissa happer par la torpeur qui l’habitait désormais pratiquement chaque heure de chaque jour, s’oubliant même parfois lorsqu’elle n’avait pas la force de se traîner jusqu’au trou malodorant qui lui servait de coin d’aisance depuis plusieurs semaines déjà.

Le jour se coucha, puis se leva sans qu’elle ne bouge. Elle ne savait même pas si elle avait dormi. Elle fut brusquement ramenée à la réalité par des coups répétés sur la grille :

– Debout ! vociféra le garde hebdomadaire. Sinon, c’est moi qui viendrai te chercher !

Ce fut à peine si elle l’entendit. Doucement, elle se redressa sur ses genoux, puis sur ses jambes engourdies par le froid et la fatigue, ses cheveux sale lui retombant négligemment devant les yeux. Elle peina à trouver l’équilibre. À chaque sortie, la station debout lui était de plus en plus ardue.

Suivie de près par le militaire et tel un spectre désincarné, elle flotta dans les dédales la menant à la salle de bain, motivée uniquement par l’idée de retrouver Salini. Elle connaissait le chemin par cœur : droite, droite, gauche, tout droit, puis encore à droite. Le garde n’avait même plus à la guider, elle savait parfaitement où aller. Pourtant, à un croisement, il s’exclama :

– Tourne ici.

Elle s’interrompit.

– Mais... balbutia-t-elle d’une voix incertaine.

Elle avait beau être exténuée, elle savait pourtant que la salle de bain se trouvait juste en face. Pourquoi changer de chemin ?

– Pas de discussion, ordonna sèchement le militaire. Exécution.

Anxieuse de ne finalement pas avoir le droit de retrouver Salini, Eldria poussa un long soupir résigné, puis s'engagea doucement dans le corridor sombre, inconnu et inquiétant, au fond duquel se dressait une porte sinistre, sans savoir ce qui pouvait bien lui réserver cette escapade imprévue.

Il lui paraissait peu probable que le garde qui l’escortait tente quoique ce soit sur elle. Cela faisait en effet plusieurs semaines qu’il la sortait de sa cellule sans incident notable, et pratiquement sans un mot. S’il avait été intéressé, il aurait eu de nombreuses occasions d’abuser d’elle. Et quand bien même aujourd’hui en particulier il aurait des vues sur ses charmes... était-ce si grave ?

Eldria savait très bien qu’elle n’était qu’en sursis depuis sa capture, or c’était déjà un miracle qu’elle n’ait pas encore été forcée, comme toutes ses camarades, à s’abandonner totalement à l’ennemi. Quand cela arriverait, avec tout ce qu’elle avait eu à endurer, elle se sentait si dégradée physiquement et psychologiquement qu’elle n’aurait plus la force de se battre. Elle fermerait simplement les yeux et se laisserait faire. C'était de toute façon inévitable. Peut-être arriverait-elle à se plonger dans une sorte de léthargie quand la chose aurait lieu...

Un panneau indiquait simplement : "Réserve". Derrière cette porte, un autre couloir offrait l’accès à plusieurs pièces fermées, étiquetées : "Linge", "Munitions", ou encore "Torches et huile". Au centre dudit couloir, un autre garde en armure complète les attendait silencieusement. Eldria reconnut aussitôt la tenue militaire de ceux qui avaient participé à l’insupportable supplice publique de la jeune prisonnière qui avait tenté de s’évader deux mois auparavant – et dont elles n’avaient, d’ailleurs, plus jamais eu de nouvelles.

À une époque, Eldria se serait sans doute gravement inquiétée d’une telle rencontre en ce lieu isolé. Aujourd’hui, pourtant, cela la laissa presque indifférente. Elle ne désirait plus qu’une seule chose : que tout s’arrête enfin.

L’homme mystérieux les observa sans bouger alors qu’ils approchaient, ses pupilles s'attardant longuement sur Eldria au travers des fines ouvertures de son heaume.

– Tu es sûr de ce que tu fais ? demanda le garde qui avait conduit Eldria ici. Tu sais bien qu’on n’a pas le droit de toucher aux filles.

L’homme casqué hocha lentement la tête.

– Si tu te fais gauler alors que je t’ai aidé, reprit son collègue, ça risque de me coûter très cher. Alors après ça, on sera quittes, c’est clair ?

Nouvelle approbation muette de l’homme casqué.

– Bon... je vous attends dans le couloir, ajouta l’accompagnateur d’Eldria en tourna les talons. Et fais vite, sans laisser de trace, hein ?

Il refermer la porte derrière lui, laissant Eldria seule, hagarde, avec l’homme en armure.

Fatiguée, à moitié consciente, elle était restée plantée là, telle une plante pratiquement fanée au milieu de ce couloir mal éclairé. Sans ménagement, l’homme casqué lui agrippa fermement l’avant-bras et la traîna dans une des réserves attenantes, verrouillant la porte derrière eux. Elle se laissa faire.

C’était une pièce à peine plus grande que sa cellule, très faiblement éclairée par un unique vasistas crasseux près du plafond à l’opposé de l’entrée. Contre le mur du fond trônait un vieil établi poussiéreux sommairement érigé au côté de deux imposants tonneaux de bois, d’où émanait une forte odeur suifée qui embaumait désagréablement les lieux. Des étagères – sur lesquelles étaient entreposés plusieurs centaines de torches inutilisées – avaient été aménagées sur les murs tout autour.

La forte poigne du soldat au travers de ses gants métalliques arracha une grimace de douleur à Eldria, mais elle ne protesta pas. Il la tira jusqu’à l’établi et la força à s’assoir dessus. Ses pieds ne touchèrent bientôt plus le sol. Eldria vécut la scène comme dans une sorte de rêve éthéré, comme si tout était lent et distant. En réalité, elle n’avait même pas l’impression d’être là.

Finalement, l’homme se décida à ôter son heaume. Lentement, il défit la lanière sous son cou, puis retira la pièce d’armure. À la vue de ce visage qu’elle n’avait jamais oublié, une vague glacée de terreur aurait dû la submerger : c’était le soldat blond, celui-là même qui avait tenté de la violer, et que Dan avait blessé in extremis. Une vilaine balafre barrait désormais son visage, du nez jusqu’au crâne, striant sa toison dorée, renforçant son air cruel et dangereux. Ses yeux noirs transpercèrent Eldria, alors qu’un sourire mauvais déformait ses lèvres.

– Coucou, poupée, railla-t-il d’une voix sinistre. Tu ne croyais tout de même pas t’être débarrassée de moi si facilement ?

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