33 · La disparition
Pour la première fois, Eldria attendit impatiemment son prochain jour de sortie, pressée de retrouver Dan. Elle n’était pas encore tout à fait à l’aise avec l’idée de s’être dévoilée à lui, mais se rassurait en songeant qu’elle n’avait pas vraiment eu le choix et que, finalement, cette décision s’était révélée la bonne.
Elle nourrissait un sentiment semblable vis-à-vis de Salini. D’un côté, elle brûlait de lui annoncer qu’elles pourraient bientôt quitter ensemble cette prison infernale. Mais d’un autre, elle redoutait que son amie lui garde rancune de ses gestes déplacés de la fois dernière.
Pour une fois, Eldria avait regagné sa cellule le baume au cœur. Loin du gouffre où son âme esseulée sombrait d’ordinaire, elle ne se contenta pas de se recroqueviller par terre à attendre que le temps passe. Une forme inédite de motivation l’avait gagnée : suivant enfin les conseils avisés de Salini, elle se décida à faire de l’exercice. Elle avait effectivement conscience d’avoir beaucoup maigri. D’une constitution naturellement fine, elle savait bien que ce n’étaient pas tant ses rondeurs que ses muscles qui avaient fondu. Elle ne s’était jamais considérée comme athlétique, mais son labeur quotidien à la ferme depuis l’enfance lui avait malgré tout taillé un corps solide, aux capacités respectables pour une fille de sa carrure.
Depuis tout ce temps passé ici, les rares cellules attenantes à la sienne étaient restées désespérément vides. Personne, semblait-il, n’avait jugé utile d’en réorganiser l’allocation, même après les départs de Dricielle, Karina, et des quelques autres filles libérées – ou disparues pour certaines. Eldria s’interrogeait parfois sur les raisons qui avaient poussé Madame Martone à la parquer seule en ce lieu, mais elle n’était pas assez folle pour aller s’en plaindre. D’autant que cette solitude avait aussi ses menus avantages...
En même temps qu’elle avait retrouvé l’espoir de regagner sa liberté, sa libido s’était elle aussi éveillée quelque part dans le creux de son ventre, comme si la perspective d’une vie meilleure entretenait ses désirs enfouis. Ainsi, le soir même de son retour en cellule, Eldria s’autorisa un moment de détente solitaire. Une tension charnelle s’était accumulée, née de son expérience avec Salini, mais aussi d’avec Dan qui, en quelques secondes à peine, s’était répandu sur ses seins, qu’elle lui avait dévoilés pour la première fois.
Ce soir-là, elle s’était entièrement déshabillée et allongée sur le dos. Malgré l’hiver qui régnait au-dehors, la chaleur de son corps vibrait encore des centaines de pompes qu’elle s’était imposées dans l’après-midi. Sa poitrine se soulevait au rythme haché de son souffle, tandis que son majeur pénétrait en elle pour la première fois depuis deux longs mois, avec une délectable facilité.
Enfin, elle allait quitter cet endroit et retrouver sa vie d’avant. Elle ne reverrait plus jamais le soldat blond. Ni la vieille Martone. Avec Salini, elles tenteraient peut-être de retrouver Karina, et même Dricielle. Et surtout, elle en était intimement persuadée... elle reverrait Jarim. Cette fois, elle n’hésiterait pas : elle s’offrirait à lui, corps et âme. À cette pensée, un spasme libérateur la traversa. Une série d’images voluptueuses défilèrent dans son esprit en un éclair : le torse musculeux de Jarim, la silhouette troublante de Salini telle qu’elle l’avait contemplée le matin même dans la salle de bain, et enfin, malgré elle, l’image du sexe dressé de Dan, pointé sur son ventre. Un soupir sonore lui échappa, résonnant dans le couloir désert.
Le reste de la semaine suivit la même routine. Le jour, elle restait active, mettant à profit le trop-plein de temps dont elle jouissait pour s’étirer, s’exercer, regagner un semblant de force. Le soir, sachant que personne ne s’aventurait jamais dans les cachots à cette heure, elle se masturbait, comme dans une sorte de rituel purgateur qui l’aidait grandement à se détendre de manière naturelle, lui ouvrant en prime les bienfaits d’un sommeil réparateur – et ce malgré la dureté du sol à laquelle elle ne s’habituerait définitivement jamais.
Lorsque Naïs lui apportait sa pitance, elle s’en emparait désormais comme un ogre affamé saisissant un porc grassouillet. La jeune servante, surprise, se demanda ce qui pouvait bien expliquer ce regain d’appétit, elle qui s’était habituée à la voir se priver. Mais Eldria garda le secret : certes, elle avait accordé sa confiance à Naïs, mais lui confier le projet d’évasion aurait été folie. Comme Dan le lui avait demandé, elle n’en parlerait qu’à Salini, en personne, la semaine suivante. Cela leur fournirait d’ailleurs un sujet de conversation tout trouvé, permettant d’éviter de revenir sur la tournure délicate qu’avait pris leur amitié.
Ainsi gonflée d’une énergie nouvelle, Eldria, le jour de sa sortie hebdomadaire, patientait fébrilement devant la grille de sa cellule, attendant qu’on vienne enfin l’ouvrir. Le garde habituel l’emmena sans un mot. Personne d’autre que Salini et Dan n’avait remarqué sa blessure à la lèvre, et l’homme qui l’escortait avait ainsi conservé son poste. Manifestement, il n’avait plus l’intention de la conduire ailleurs qu’au lieu convenu.
Avec entrain, Eldria se précipita vers la salle de bain. Elle balaya la vaste pièce du regard, mais constata avec amertume que Salini n’était pas encore là. D’ordinaire, son amie l’attendait déjà. La porte refermée, elle se débarrassa vivement de son pagne – saturé d’une odeur de sueur trop prononcée – puis s’accroupit, décidée à patienter.
Une minute passa. Puis deux. Puis bientôt cinq. Là, Eldria commença à réellement s’inquiéter. La dernière fois qu’elle s’était retrouvée seule ici, c’était juste avant sa rencontre avec le Comte et la Comtesse de Filis, mais à l’époque il s’agissait d’un évènement exceptionnel auquel elle avait participé sans ses amies. Aujourd’hui, Salini aurait dû être là. Une pensée terrible l’effleura : et si... il lui était arrivée quelque chose ? Elle se rassura toutefois aussitôt : si tel avait été le cas, Naïs le lui aurait forcément confié la veille. Peut-être l’avait-on simplement conduite, pour une fois, dans une autre salle de bain ? Elles se croiseraient alors dans la cour, et il lui faudrait lui révéler discrètement le plan de Dan. Accrochée à cet ultime espoir de prévenir celle qui comptait le plus à ses yeux en ces murs, à contrecœur, elle entreprit de se laver. Seule.
Mais dans la cour : nulle trace de Salini. Où avait-elle bien pu passer ? Et surtout, comment Eldria allait-elle pouvoir la prévenir ? Il était impensable qu’elle parte sans elle !
Au moment de pénétrer dans la grande salle qu’elles commençaient toutes à si bien connaître, Eldria interpela l’une de ses consœurs prisonnières :
– Psst... excuse-moi, je cherche une fille blonde, vingt ans, à peine plus grande que moi. Elle s’appelle Salini, tu ne saurais pas où...
Son interlocutrice secoua aussitôt la tête et se détourna, trop préoccupée par les éternels rires et sifflements des hommes attablés, qui les attendaient au chaud, près des cheminées ronronnantes. Eldria ne se découragea pas et interrogea plusieurs autres captives, mais aucune ne sembla détenir la moindre information.
Finalement, une femme d’une trentaine d’années, postée derrière elle, posa une main sur son épaule pour attirer son attention.
– La fille dont tu parles, murmura-t-elle discrètement, je l’ai vue passer devant ma cellule ce matin. Ils sont venus la chercher un peu avant nous toutes. Je ne sais pas où ils l’ont emmenée ensuite...
Les yeux écarquillés, Eldria la dévisagea, interloquée. Mais avant qu’elle ait pu demander davantage de détails, un Eriarhi à la carrure massive saisit la femme par le bras et l’entraîna. Eldria resta figée sur place, le cœur rongé de questions terribles. Que voulait-on à Salini ? Que lui infligeait-on en cet instant même ? L’inquiétude qu’elle avait d’abord ressentie, loin de se dissiper, se mua en une épouvante sourde.
Dan la retrouva quelques instants plus tard. Autour d’eux, un certain ordre de marche s’était instauré au fil des semaines : les prisonnières, résignées, suivaient docilement les militaires qui venaient les prendre. Il n’y avait plus de panique, plus de cris. Et puisqu’aucune nouvelle prisonnière n’était arrivée depuis longtemps, une sinistre routine régnait, comme si toutes avaient accepté de subir ce sort jusqu’à la fin de leurs jours.
Lorsqu’ils furent installés dans leur retraite habituelle, Dan remarqua la mine préoccupée d’Eldria.
– Tout va bien ? demanda-t-il.
– C’est... Salini, souffla-t-elle. Je ne sais pas où elle est.
Il la considéra sans mot dire, le visage impassible.
– C’est fâcheux, finit-il par commenter. Que comptes-tu faire ?
– Il est hors de question que je parte sans elle, si c’est ça ta question !
– Je vois...
Passé un certain degré d’irritation, elle lui lança un regard implorant.
– Ils l’ont emmenée ce matin... As-tu la moindre idée d’où ?
– Non. Je suis navré.
– Tu pourrais te renseigner, peut-être ?
Dan soupira.
– Je ne te promets rien, souffla-t-il enfin. Mais je vais essayer.
Il semblait contrarié par ce contretemps, ce qui agaça Eldria. Ne pouvait-il pas simplement comprendre que c’était d’une importance cruciale pour elle ?
Dan sembla percevoir son froncement de sourcils et ajouta, plus grave :
– Écoute, je suis sincèrement désolé pour ton amie. Vraiment. J’ignore ce qu’ils peuvent bien lui vouloir, mais je suis persuadé qu’elle va bien. Ils n’ont aucun intérêt à faire du mal à leurs prisonnières. Je te promets que j’essaierai de me renseigner à son sujet et que je ferai mon possible pour qu’elle nous accompagne. Mais il faut que tu comprennes une chose : j’ai tout préparé, et nous n’aurons sans doute pas d’autre opportunité. C’est la semaine prochaine... ou jamais.
Sous le coup de son ton inflexible, Eldria hocha la tête. Elle savait qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de le laisser gérer la situation. Mais une contraction désagréable s’était logée dans son estomac, et elle comprit qu’elle ne s’en débarrasserait pas tant qu’elle n’aurait pas la certitude que Salini était saine et sauve.
Sans qu’ils se concertent, ils se levèrent tous deux et entreprirent de se déshabiller, toujours dos à dos. Eldria se coucha sur le ventre, indisposée à lui réoffrir sa nudité entière. De toute façon, si tout se déroulait comme prévu, c’était la dernière fois qu’ils auraient à subir cela.
– Tu as dit que tu nous accompagnerais une fois sortis d’ici, murmura tristement Eldria, la tête tournée vers le mur tandis qu’elle l’entendait approcher. Est-ce que tu... voudras bien nous aider à rentrer chez nous ?
Dan mit quelques secondes avant de répondre.
– Oui, finit-il par confirmer. Je ferai en sorte que vous puissiez gagner un lieu sûr.
De nouveau, elle s’interrogea sur ses motivations. L’acte qu’il s’apprêtait à commettre ferait de lui un déserteur, doublé d’un traître. Et en l’intégrant, elle et Salini, dans son projet, il multipliait les risques. Elle était profondément touchée qu’il n’ait pas simplement choisi de l’abandonner à son triste sort... mais pourquoi ? S’était-il, sans vraiment le montrer... attaché à elle ? À cette pensée, son cœur se serra.
Quelques minutes plus tard, ses sécrétions vinrent, comme toujours – ou presque –, maculer son dos. Ils n’avaient plus échangé un mot. Eldria attendit le cliquetis caractéristique de sa ceinture avant de tourner légèrement la tête vers lui. L’espace d’un instant d’égarement, elle ne put s’empêcher d’admirer son torse galbé. Dan, lui, ne sembla pas remarquer le trouble fugitif de sa partenaire.
– Dan... se lança timidement Eldria tandis qu’il reboutonnait sa chemise.
– Oui ?
En silence, elle l’observa s’afférer pendant encore quelques secondes, lui qui avait fait preuve à son égard d’un respect sans faille au cours de ces éprouvantes semaines.
– Je... je voulais te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi, pendant tout ce temps. Tu as toujours été bon avec moi malgré les circonstances. Je sais que ce n’était peut-être... pas facile pour toi non plus.
À ces mots, il eut une moue qu’elle ne sut interpréter. Était-ce un sourire ? Ou bien un rictus crispé sur sa mâchoire anguleuse ? Son regard, en tout cas, fuyait.
– Tu auras tout le loisir de me remercier quand nous serons sortis d’ici, Eldria, éluda-t-il froidement.
Puis il s’éclipsa en silence. Eldria se laissa retomber mollement sur le matelas, les pommettes frémissantes.
Annotations