35 · Le grand jour

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Les journées s’étaient enchaînées et, avec elles, l’appréhension d’Eldria avait grandi en conséquence. Son impatience de quitter enfin ce sol poussiéreux qu’elle ne connaissait que trop bien grandissait autant que sa peur. Chaque jour, elle avait demandé à Naïs si Salini avait été ramenée en cellule, et chaque jour la servante lui répondait par la négative. Elles n’avaient toujours aucune idée de ce qu’il était advenu de son amie d’enfance, et Eldria refusait catégoriquement d’imaginer partir sans elle.

La veille de l’évasion, après avoir longuement réfléchi, elle se résolut à jouer le tout pour le tout :

– Naïs, j’ai... un service à te demander, dit-elle à l’adolescente qui venait de lui servir son modeste repas.

La jeune fille la considéra avec un air à la fois concerné et compatissant.

– Tout ce que tu voudras, Eldria.

Eldria déglutit péniblement. Elle savait que ce qu’elle s’apprêtait à révéler pouvait mettre en péril leur plan, mais le désespoir la poussait à parler.

– Demain matin, je sais que tu passeras servir les filles de l’autre aile avant qu’ils ne nous fassent sortir. Il y a une chance que Salini soit revenue d’ici là. Si tu la vois, ou même si tu la croises ailleurs... je voudrais que tu lui transmettes un message de ma part.

– Heu... d’accord. Vu ton expression, ça a l’air sérieux.

– Très sérieux, confirma Eldria en hochant la tête. Dis-lui que demain, elle devra trouver le moyen de me rejoindre dans le couloir principal, pendant qu’ils nous font... tu sais quoi.

Naïs fronça les sourcils.

– Mais... je croyais qu’ils vous enfermaient toutes dans des chambres isolées ?

Eldria poussa un profond soupir. Il fallait que Naïs comprenne ce qui était en jeu, pour pouvoir mieux convaincre Salini.

– Nous allons nous évader, avoua-t-elle en la fixant droit dans les yeux.

Naïs resta interdite une seconde, puis porta la main à sa bouche. Eldria passa le bras au travers de la grille afin de poser la paume sur son épaule, comme pour sceller ce secret.

– Naïs, je compte sur toi. Tu n’en parles à personne, sauf à Salini. Si ça s’ébruite, nous serons toutes en danger.

L’adolescente acquiesça aussitôt.

– Mais... comment allez-vous faire ? C’est... c’est de la folie ! Enfin, il est peut-être préférable que je n’en sache pas trop. Je suis... si contente pour vous. Promis, je ne dirai rien !

Après une brève hésitation, elle gratifia Eldria d’une accolade maladroite à travers les barreaux.

– Cela veut dire que je ne te reverrai plus, souffla-t-elle avec amertume. J’espère que tu retrouveras vite les tiens à la ferme. Et que cette foutue guerre finira. Depuis que j’ai appris ce qu’on vous faisait, je me sens presque aussi prisonnière que vous... Et puis j’en ai assez d’être reluquée par tous ces vieux pervers qui me donnent des ordres.

Eldria lui rendit son sourire. Elle espérait sincèrement, elle aussi, que Naïs connaîtrait un jour une vie meilleure.

– Tu as été un vrai rayon de soleil dans mon quotidien morose. Merci d’avoir été là, pour Salini et pour moi. Qui sait... peut-être nous reverrons-nous un jour.

– Je l’espère.

Et, pour sans doute la dernière fois, elles se saluèrent, un trémolo de mélancolie vibrant dans la voix de chacune.

Le lendemain, Eldria débordait d’un mélange d’ivresse et de fébrilité. Elle n’avait presque pas dormi, incapable de faire le vide dans son esprit, rejouant encore et encore les scénarios plausibles – voire franchement fantaisistes – qui l’attendaient. Avant même l’aube, les échos d’importants mouvements de troupes avaient troublé son demi-sommeil. Dan n’avait pas menti : d’après ce qu’elle avait perçu, une large compagnie avait quitté la forteresse. Le martèlement cadencé de leurs pas résonnait jusque dans sa cellule, emplissant le silence glacé du matin. La compagnie prenait sans doute la route du poste avancé au sud, comme Dan l’avait annoncé. À en juger par le vacarme qu’ils produisirent, il devait s’agir d’une centaine d’hommes – la moitié, environ, de la garnison. Cela laisserait peut-être, au moins, un peu de répit à ses malheureuses consœurs, qu’Eldria laisserait derrière elle.

Parfois, elle était envahie par un sentiment de culpabilité vis-à-vis d’elles, à l’idée de les abandonner à leur sort abject. Toutefois, elle se rassurait en songeant qu’une fois dehors, épaulée par Salini, elles feraient tout pour faire connaître aux populations Séléniennes les méfaits commis dans ce fort. Peut-être même auraient-elles la joie de retrouver Karina, à Brillétoile, sans nul doute déjà engagée dans ce combat, comme elle le leur avait promis.

Comme si rien n’avait changé, ce fut le garde habituel qui l’extirpa de sa geôle en milieu de matinée. Le militaire avait apparemment été désigné pour rester, et continuer de participer aux méfaits commis dans ce lieu de débauche. Tandis qu’il l’escortait en silence, Eldria jeta un dernier regard discret par-dessus son épaule, vers la cellule glaciale qui lui avait tenu lieu de chambre ces derniers longs mois, et qu’elle laissait, à n’en pas douter, derrière elle pour toujours. Intérieurement, elle pria pour ne jamais avoir à remettre un pied dans une prison telle que celle-ci. Une page de son histoire – la plus sinistre et la plus déshonorante – se tournait enfin.

Comme elle s’y était malheureusement attendue, Salini ne se présenta pas pour leur séance de toilette hebdomadaire, pas plus qu’elle n’apparut dans la cour extérieure. Ce qui frappa Eldria, en revanche, ce fut le calme qui y régnait : d’ordinaire, une quarantaine de captives se pressaient sous l’œil attentif d’une nuée de gardes. Cette fois, pourtant, seule une petite vingtaine de femmes avaient été conduites dehors, accompagnées d’une poignée de surveillants. Les autres prisonnières avaient sans doute été laissées en cellule. Peut-être y avait-il moins de demande, désormais ? Le fort paraissait, pour une fois, anormalement vide.

Mais malgré leur nombre réduit, on les mena comme à l’habitude dans la grande salle, où quelques hommes joyeux les attendaient. Eldria retrouva rapidement Dan parmi eux, et les couples formés gagnèrent leurs chambres habituelles. Elle brûlait d’une impatience viscérale, mais elle attendit que Dan ait refermé la porte avant de le bombarder de questions, à voix basse :

– Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce que tu sais où est Salini ?

Elle tremblait, incapable de contenir l’adrénaline qui sillonnait ses veines, et faisait déjà les cent pas dans la petite pièce à la lumière tamisée.

Dan, resté près de la porte, plaqua son oreille contre le bois. Le visage fermé, il écouta longuement les bruits du couloir jusqu’à ce qu’ils s’éteignent. Enfin, il se tourna vers elle.

– C’est bon, j’ai l’impression qu’il n’y a plus personne. On patiente encore une minute, puis on sort discrètement.

Il paraissait tendu.

– Et Salini ? insista Eldria, l’espoir vibrant dans sa voix.

– Je ne sais pas où elle est. Désolé.

Aussitôt, Eldria eut l’impression de sentir le sol se dérober sous ses pieds, la projetant dans un abysse sans fond.

– Mais... on ne peut pas partir sans elle ! sanglota-t-elle presque, des larmes de panique commençant à poindre à l’orée de ses paupières. Il faut la retrouver, ils sont peut-être en train de lui faire du mal !

La voyant s’agiter, Dan la saisit fermement par les épaules et planta son regard cuivré dans le sien.

– Eldria, je comprends. Mais j’ai besoin que tu restes calme. S’il te plaît.

Sa voix, grave et douce à la fois, n’admettait pas de discussion.

– Je vais voir ce que nous pouvons faire. Mais pour l’heure, fais-moi confiance et garde ton sang-froid, d’accord ?

Eldria soutint son regard quelques instants, puis finit par acquiescer timidement. Qu’avait-elle de mieux à faire, de toute façon ? Elle ne se voyait pas rester ici et procéder comme ils faisaient d’habitude, pour ensuite docilement retourner en cellule. Il fallait qu’ils retrouvent Salini, coûte que coûte.

– Bien, conclut Dan.

Cette fois-ci, il entrouvrit doucement la porte et jeta un œil par l’interstice.

– Suis-moi, et ne fais aucun bruit.

Ils se glissèrent dans le couloir. Chaque pas faisait frémir Eldria, ses sens en éveil, les poils de ses bras hérissés comme ceux d’un animal aux aguets.

Se déplaçant prudemment et silencieusement, Dan se dirigea tout au bout du couloir, à l’opposé de la salle commune par laquelle ils étaient arrivés. Eldria ne s’était jamais aventurée aussi loin dans ce dédale. Elle ne put s’empêcher de se demander ce qu’il adviendrait si on les découvrait tous deux ainsi, en dehors de leur chambre, en train de se déplacer sur la pointe des pieds tels deux vulgaires cambrioleurs. Inquiète, elle jeta un ultime regard nerveux dans son dos mais heureusement, les lieux étaient déserts.

– C’est par là, murmura Dan alors qu’ils atteignaient un recoin sombre, là où le corridor formait un angle.

Mais alors qu’il s’engageait dans la pénombre, un bruit sourd résonna. Un craquement sec glaça Eldria jusqu’aux entrailles. L’instant d’après, Dan basculait à la renverse et s’effondrait à ses pieds, raide. Un cri aigu lui échappa tandis qu’elle reculait, stupéfaite. Relevant les yeux, elle distingua ce contre quoi il venait de se heurter... et se figea, terrifiée.

– Eh bien, eh bien... siffla le soldat blond en surgissant d’un renfoncement. Regardez qui voilà... Le petit oisillon tombé de son nid.

Il portait la même armure que le jour où il avait tenté d’abuser d’elle – le heaume en moins. Dans ses mains, une massue lourde, encore brandie. Il l’avait abattue sur le crâne de Dan, préférant l’impact brutal au tranchant de son épée, restée au fourreau.

– Dirsh ? lança-t-il par-dessus son épaule.

– Oui, chef ? répondit une voix proche.

– Je crois que la fille nous a dit la vérité.

Le nommé Dirsh fit son apparition à son tour. C’était un petit homme trapu et barbu, au front dégarni, qu’Eldria identifia rapidement comme étant celui qui gardait habituellement l’accès au sous-sol menant à sa cellule, et devant qui elle passait brièvement toutes les semaines sans vraiment lui prêter attention.

Il semblait tenir en otage, devant lui, une femme à la silhouette chétive, la main fermement plaquée devant sa bouche, une dague recourbée sous sa gorge. Alors qu’ils s’avançaient dans la lumière, Eldria reconnut avec une horreur renouvelée... Naïs. Ses cheveux étaient ébouriffés comme si elle avait été malmenée, et une partie de sa tunique était déchirée, dévoilant son sein droit.

En apercevant Eldria, la jeune servante tenta de se débattre, mais Dirsh resserra sa prise, la lame creusant presque la chair de sa carotide. Sa jeune otage s’immobilisa aussitôt, mais tenta de prononcer quelque chose. Seul un gémissement étoffé franchit pourtant les doigts noueux devant ses lèvres.

– J’étais sûr qu’elle finirait par parler, ricana Dirsh. Il suffisait de la menacer un peu. Après ce que j’ai entendu quand ces deux catins se faisaient leurs adieux dans les geôles, la petite n’avait de toute façon plus trop le loisir de nous mentir.

À ces mots, il lécha licencieusement la joue de sa victime. D’un mouvement vif, celle-ci profita qu’il relâchait légèrement sa prise pour parvenir à se dégager l’espace d’une seconde.

– Eldria ! Ils ne m’ont pas laissé le choix, je suis désol–hmmpff !

– Fais-la taire ! ordonna sèchement le blond.

Dirsh bâillonna de nouveau sa proie, qui se débattit en vain.

Le blond reporta son attention sur Eldria et sur Dan, toujours inerte.

– Alors, comme ça, tu t’acoquines avec ce traîne-savates, ce traître ? cracha-t-il. Notre jeune amie, ici présente, m’a avoué que c’était bien lui qui avait voulu t’aider la dernière fois, en me faisant ça.

Il désigna la cicatrice balafrant son crâne. Puis, sans prévenir, il envoya un coup de botte dans le torse de Dan. Le corps du jeune homme se souleva dans un bruit sourd, retombant mollement au sol.

– Et maintenant, vous cherchez à vous évader tous les deux, c’est ça ? Tu ne vas pas t’en tirer comme ça, ma jolie.

Prise d’une panique sourde, Eldria ressentit soudain l’urgence de faire volte-face et de prendre ses jambes à son cou, mais le blond s’y était visiblement préparé et fut plus rapide qu’elle, la saisissant fermement par le bras.

– Chef, qu’est-ce que je fais de la fille ? demanda son collègue dans son dos, alors qu’il tenait toujours Naïs sous la menace de son arme.

– Débarrasse-t’en. Mais si tu veux t’amuser un peu avant... libre à toi.

Un sourire abject tordit les lèvres de Dirsh.

– Bien, chef.

Le blond reprit, le ton soudain presque solennel, comme investi d’une mission funeste :

– Je vais prendre le contrôle de cette prison. Ces filles ne sont que des ressources, et je ne laisserai plus des incapables gâcher leur potentiel. Elles doivent être remises à leur place. Mais avant...

Son regard carnassier glissa vers Eldria, s’attardant sur son décolleté.

– ... j’ai un compte à régler avec celle-ci.

D’un geste sec, il tira son épée du fourreau. Tétanisée, Eldria le vit lever l’arme. Elle n’eut pas le temps de réagir : la garde s’abattit violemment contre sa tempe. Une douleur fulgurante lui transperça le crâne. Puis ce fut le néant.

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