Chapitre 2 : Le jour où tout s’est effondré
Luliya avançait dans l’obscurité, le nez plissé, une grimace sur le visage. Ses pieds pataugeaient dans l’eau sale, et elle se retenait de ne pas râler à voix haute.
— Beurk, Kaelen… Franchement, c’était ça ton pari ? Venir se cacher dans… ça ?
Elle secoua la tête, haussant les épaules comme pour chasser l’odeur nauséabonde qui lui collait aux narines.
— On aurait pu parier sur autre chose… Je sais pas, grimper sur la grande pierre ou faire la course au ruisseau… Pas jouer dans une grotte dégoûtante.
Elle laissa échapper un petit rire, un éclat cristallin qui résonna faiblement dans l’écho du tunnel. Mais ce rire mourut aussitôt.
Au-dessus d’eux, un hurlement fendit l’air. Brutal. Déchirant.
Luliya s’immobilisa, ses yeux rouges grands ouverts, son cœur cognant fort contre sa poitrine.
C’est alors qu’elle sentit l’eau glacée jusqu’aux chevilles.
L’eau souillée du tunnel glaçait les pieds de Luliya. Elle avançait lentement, trébuchant sur les pierres humides, ses sandales imbibées, les orteils engourdis. L’odeur âcre d’humidité, de bois pourri et de quelque chose de plus lourd — de métal rouillé, peut-être — lui piquait le nez. Kaelen marchait devant elle, le dos droit mais tendu, ses pas rapides et discrets. Ses cheveux rouges, très lisses, retombaient sur sa nuque, et ses yeux violets, sombres comme des pierres précieuses, brillaient dans la pénombre comme deux éclats d’améthyste.
Luliya tremblait. Les cris au-dessus d’eux résonnaient encore, transperçant le silence des tunnels. Des hurlements. Des voix… Elle savait, au fond d’elle. Sa mère. Son frère. Ils criaient.
Elle s’arrêta net, les yeux écarquillés, le cœur battant à tout rompre.
— Maman… Mon frère… souffla-t-elle d’une toute petite voix.
Et sans réfléchir, elle fit volte-face et courut vers l’échelle, celle qui menait à la trappe.
Mais Kaelen fut plus rapide. Il la rattrapa et la saisit par les épaules, ses doigts tremblants mais fermes.
— Non ! Non, Luliya ! Tu peux pas !
— Mais ils sont là-haut, Kaelen ! Ils ont besoin de moi ! Je dois y aller ! cria-t-elle, la voix brisée par les sanglots.
Kaelen la secoua doucement, sa propre voix brisée, basse et rapide, ses yeux violets remplis de larmes et de terreur.
— Tu comprends pas, Luliya ! Si tu sors, ils vont te voir ! Ils vont voir tes yeux…
Il s’arrêta un instant, cherchant son souffle, la gorge nouée.
— Ta mère… elle me l’a dit… personne ne doit savoir que t’as les yeux rouges. Si l’Empire le découvre… ils te prendront, Luliya. Ils te feront du mal.
Mais Luliya hurlait, se débattant, ses petites mains frappant les bras de Kaelen.
— Je m’en fiche ! Je veux juste aider ma famille !
— Non ! Kaelen serra plus fort, ses bras la retenant comme une ancre. Ses larmes coulaient, mais il restait devant elle, inébranlable. Si tu remontes, c’est fini. On doit attendre ici. Les chasseurs vont revenir… ils vont les sauver, tu verras. Il faut attendre.
Luliya hoquetait, le visage baigné de larmes, mais elle ne pouvait pas se libérer.
Puis… un bruit au-dessus d’eux.
Un coup sourd.
Un fracas.
Un corps.
Un liquide chaud et épais se mit à couler lentement dans une fente de la trappe, gouttant sur le bois usé. L’odeur… métallique, écœurante, collait à la gorge.
Kaelen plaqua une main sur la bouche de Luliya, ses yeux écarquillés.
— Chut… chut…
Ils restèrent là, recroquevillés dans le noir, leurs souffles mêlés, leurs cœurs battant à l’unisson, trop vite, trop fort.
Le temps perdit tout sens. Des heures, peut-être des jours. Luliya se berçait dans un coin, ses mains sur ses oreilles, fredonnant tout bas des mots qu’elle ne comprenait plus, comme pour étouffer les bruits d’horreur qui filtraient encore parfois du monde extérieur. Kaelen, debout devant elle, serrait la pierre à feu de Luliya, les yeux rivés sur la trappe camouflée sous les herbes. Il ne fermait jamais l’œil.
Un soir, alors que l’odeur de brûlé se dissipait lentement, ils entendirent la trappe grincer. La lumière vacilla, et des corps calcinés tombèrent dans l’ombre, projetant des cendres âcres et des restes calcinés sur le sol.
Kaelen se tourna vers Luliya et lui fit signe de ne pas faire un bruit. Il attrapa sa main et l’entraîna dans un petit tunnel latéral, si étroit qu’un adulte n’aurait jamais pu y passer. L’eau leur glaçait le ventre, des toiles d’araignée collaient à leurs bras, mais ils avançaient, se faufilant comme des ombres, le souffle court.
Ils débouchèrent enfin sur la lisière de la forêt interdite.
Devant eux, des arbres immenses, tordus et noueux, se dressaient comme des géants. Leurs branches s’enroulaient haut dans le ciel, formant une voûte presque étouffante. L’air y était plus lourd, chargé d’une odeur de sève ancienne, de terre humide et d’un parfum étrange, presque sucré mais acide. Des ombres glissaient entre les troncs, des bruits de pas, des murmures étouffés… la forêt semblait vivante, palpitante.
Les troncs massifs montaient si haut que Luliya avait l’impression qu’ils touchaient le ciel. La lumière du soleil peinait à filtrer entre les branches épaisses, laissant des taches de clarté tremblantes sur le sol recouvert de mousse, de feuilles mortes et de racines noueuses.
Les bruits étaient étranges ici. Le vent sifflait dans les cimes comme un murmure d’esprits anciens. Des craquements furtifs résonnaient parfois, un bruissement de feuilles, un battement d’ailes, un frisson dans l’air. Luliya serra les bras autour de ses genoux, la gorge nouée, les yeux rouges fixés sur l’obscurité.
Kaelen, assis en tailleur à l’entrée du tronc d’arbre creux qu’ils avaient trouvé, fixait l’horizon avec ses yeux violets sombres, brillants d’inquiétude. Ses cheveux rouges, lisses et collés par la sueur, semblaient ternis dans la lumière morne de la forêt.
Leurs ventres gargouillaient de faim, mais ils n’avaient presque rien. Le petit sac qu’ils avaient pris pour aller jouer contenait quelques miettes de galette et un bout de fruit séché. Ils les partagèrent en silence, sans même se regarder.
La nuit tombait vite, et l’air devenait glacial. Luliya se recroquevilla sur elle-même, frottant ses bras pour se réchauffer, ses yeux fixant le ciel sombre qui s’étendait entre les branches.
Elle pensait à sa mère. À son frère.
Elle pensa aux bras de sa mère qui l’enlaçaient, à sa voix douce qui lui chantait des histoires du Vent et du Dragon Ancêtre.
Les larmes montèrent, mais elle les ravala, secouant la tête. Elle ne devait pas pleurer. Pas maintenant.
Kaelen veillait, tenant toujours la pierre à feu de Luliya dans sa main, comme une arme dérisoire. Son regard était sombre, tendu, prêt à bondir au moindre bruit.
— Kaelen… murmura-t-elle, d’une voix tremblante. « Tu crois qu’ils reviendront ? Papa, maman… ?
Kaelen ferma les yeux un instant, puis les rouvrit lentement, ses pupilles violettes brillantes dans l’obscurité.
— Je… Je sais pas. souffla-t-il.
Le silence pesa lourd sur eux. Luliya se mit à fredonner tout bas, un murmure brisé, répétant la comptine de sa mère :
"Shael’na tiren vel aeth…"
Kaelen ne dit rien, mais elle sentit ses doigts se serrer sur la pierre, ses jointures blanchies.
La nuit passa, longue et oppressante. Ils se réveillèrent au moindre bruit, sursautant au craquement d’une branche, au cri lointain d’un animal inconnu.
Les jours s’écoulèrent, dans cette même peur, cette même faim, cette même attente.
Puis, un matin, Kaelen se redressa brusquement.
— La fumée… Elle s’est arrêtée.
Luliya ouvrit de grands yeux. Elle leva la tête, et elle le vit aussi : le ciel était clair.
Kaelen serra les poings, le souffle court.
— Je vais voir. Toi tu restes ici.
Luliya sentit un nœud se former dans sa gorge.
— Non… Je viens avec toi.
Kaelen hésita, mais son regard croisa celui de Luliya. Ses grands yeux rouges brillaient de larmes, mais dans ce regard, il lut aussi cette détermination farouche, ce refus de rester là sans rien faire.
— D’accord… soupira-t-il. Mais tu restes derrière moi. Tu promets, Luliya ?
Elle hocha la tête. Elle promit.
Et ensemble, ils partirent en silence, avançant lentement vers les ruines de leur monde.
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