Chapitre 4 : La route vers l’inconnu

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Le vent des montagnes soufflait fort, mordant leurs joues et soulevant des tourbillons de poussière. Kaelen marchait en tête, le dos droit, son regard violet rivé sur l’horizon. Ses cheveux rouges, lisses, collaient à sa nuque trempée de sueur. Derrière lui, Luliya avançait à petits pas, ses jambes fines tremblant sous l’effort. Elle portait le bébé blotti contre elle, son souffle chaud contre sa poitrine, ses yeux rouges fixés sur les pierres.

Kaelen portait leur maigre sac de voyage, où étaient entassés quelques provisions, des couvertures râpées et la pierre à feu précieuse. Son dos pliait parfois sous le poids, mais il ne se plaignait pas. Il lançait souvent des regards prudents derrière eux, sur leurs traces effacées par le vent.

Ils avaient dû fuir en secret. Les soldats avaient bloqué l’entrée principale du village, celle par laquelle passaient les marchands et les convois. Il n’y avait plus d’autre choix que de prendre le sentier escarpé qui serpentait à flanc de montagne, un chemin dangereux que seuls les chasseurs les plus téméraires empruntaient d’ordinaire.

Luliya suivait Kaelen, ses petites mains crispées sur le bébé endormi, les larmes séchées sur ses joues couvertes de poussière.

Leur souffle se faisait court. Les pierres roulaient sous leurs pieds, les racines mortes craquaient, et le vent hurlait entre les pics, comme des voix anciennes qui murmuraient dans l’obscurité.

— On va s’en sortir… souffla Kaelen, sans vraiment savoir s’il le croyait.

Luliya serra plus fort le bébé contre elle, la gorge nouée, son cœur battant si fort qu’elle sentait sa poitrine vibrer. Elle hocha la tête, mais son regard se perdit dans le vide, cherchant une lueur d’espoir au milieu de ce désert de roche.

Ils gravissaient lentement la montagne, chaque pas les éloignant un peu plus de ce qu’ils avaient perdu… et les rapprochant de l’inconnu.

Kaelen avançait avec précaution, s’arrêtant parfois pour écouter le vent ou vérifier qu’aucun bruit suspect ne venait troubler le silence. Luliya, haletante, suivait, ses petites jambes douloureuses, les bras noués autour du bébé qui gémissait faiblement dans son sommeil.

Le sentier devenait de plus en plus étroit. Les falaises se dressaient de chaque côté, formant un couloir de pierre où l’écho de leurs pas semblait hurler leur présence au monde entier.

Soudain, un cri déchirant fendit l’air. Un hurlement bestial, rauque, qui fit sursauter Kaelen.

— Cache-toi ! souffla-t-il à Luliya en l’attrapant par le bras, la poussant derrière un rocher.

Ils se plaquèrent contre la paroi, le souffle court.

Là, dans le ciel, un battement d’ailes gigantesque obscurcit un instant la lumière. Un griffon surgit d’entre les nuages, son plumage argenté strié de reflets dorés, ses serres massives étincelantes. Ses yeux d’un bleu profond brillaient d’intelligence, fendus d’une lueur sauvage.

Luliya, le souffle coupé, sentit un frisson courir le long de son échine. Quelque chose… un lien qu’elle ne comprenait pas… semblait vibrer dans l’air entre elle et la créature.

Mais le danger n’était pas terminé.

Elle leva les yeux et le vit.

Une créature noire, grande, longue, toute tordue. Elle avait des ailes… mais pas comme celles du griffon. Des ailes déchirées, sales, comme des morceaux de tissu brûlés. Elle n’avait que deux pattes, pas quatre comme les grands dragons des histoires. Ses écailles luisaient d’un vert sale, presque malade. Sa gueule était énorme, remplie de dents pointues, et elle bavait une sorte de liquide brillant, qui fumait en touchant la pierre.

Luliya eut envie de crier, mais sa gorge se serra.

Dans sa tête, les mots de sa maman résonnèrent.

"Un vrai dragon est fier, puissant. Il a quatre pattes solides qui marchent sur la terre, deux ailes qui fendent le ciel. Un vrai dragon se souvient, il parle, il choisit son cavalier. Mais une wyvern… une wyvern n’est qu’une erreur. Une bête sauvage, sans pensée, née du chaos. Elle n’a que deux pattes, et des ailes qui battent comme celles d’une chauve-souris. Elle ne rêve pas. Elle ne pactise pas. Elle tue, toujours."

Luliya sentit son ventre se tordre. Ce n’était pas un dragon. Mais pire encore c’était un monstre. Comme ceux qu'elle imaginait sous son lit, mais cette fois-ci il était un peu trop réel.

Kaelen serra son bras, son souffle tremblant.

— … c’est une wyvern… souffla-t-il, tout bas, sa voix étranglée par la peur.

Luliya hocha la tête, trop effrayée pour parler, son regard fixé sur le combat.

La bête fondit sur le griffon, sifflant de rage.

Kaelen tira Luliya encore plus contre lui, son bras la serrant comme une ancre.

— Reste là, ne bouge pas…

Le griffon poussa un cri perçant et fendit l’air, ses serres frappant la wyvern de plein fouet. L’impact fut brutal. Des plumes et des écailles volèrent dans l’air.

Le combat était féroce. La wyvern crachait des gerbes de flammes sombres, des langues de feu qui léchaient les rochers, laissant des traces noirâtres sur la pierre. Mais le griffon esquivait avec grâce, tourbillonnant dans le ciel, frappant de ses ailes puissantes.

Luliya, hypnotisée, sentit son cœur battre à tout rompre. Ses yeux rouges fixaient le griffon avec une fascination étrange, comme si elle savait, sans comprendre comment, que cette créature se battait pour elle.

Kaelen chuchota, le souffle haletant :

— Pourquoi… pourquoi il nous protège… ?

Mais Luliya n’écoutait pas.

Elle tendit légèrement la main vers le griffon, sentant une chaleur familière pulser dans sa paume. Comme un écho lointain, une mélodie du vent, un souvenir ancien qui résonnait en elle.

Le griffon sembla sentir son appel. Dans un battement d’ailes, il redoubla de force, frappant la wyvern d’un coup de bec féroce, la projetant contre un rocher. La wyvern hurla, cracha une dernière gerbe de feu, puis tomba, son corps inerte s’écrasant lourdement sur les falaises du pic.

Le silence retomba, lourd, presque immortel. Comme si le temps avait été arrêté par magie.

Le griffon se posa doucement sur un rocher, haletant, ses plumes ébouriffées, mais son regard toujours fixé sur Luliya. Il poussa un cri grave, presque mélodieux, et pencha légèrement la tête sur le côté. 

Kaelen fronça les sourcils, méfiant, mais Luliya s’avança d’un pas, ses yeux rouges brillants, fascinée.

Le griffon abaissa ses ailes, s’agenouillant presque, comme s’il l’invitait à s’approcher.

— Kaelen… murmura-t-elle, la voix tremblante. « Je crois… qu’il veut nous aider. »

Kaelen serra les dents, regarda autour de lui, puis hocha la tête, résigné.

— D’accord. On n’a pas vraiment le choix…

Avec précaution, ils approchèrent du griffon. Luliya tendit la main, la posant sur les plumes chaudes et soyeuses. Un frisson parcourut son bras, un frisson de chaleur, d’une force ancienne, indomptable.

Kaelen l’aida à grimper, installant le bébé entre eux, serré contre la poitrine de Luliya.

Le vol du griffon fut à la fois terrifiant et merveilleux. Luliya serrait le bébé contre elle, blottie contre le dos chaud de la créature, ses plumes lisses caressant sa joue. Le vent fouettait son visage, ses cheveux rouges s’enroulant autour de ses joues comme des rubans en feu. Kaelen était juste derrière elle, ses bras protégeant à la fois le bébé et sa sœur d’adoption.

Ils passèrent au-dessus des montagnes, des pics vertigineux, des torrents d’eau vive qui scintillaient au soleil comme des éclats de verre. Luliya ferma les yeux, laissant le vent lui piquer les paupières. Pour un instant, elle se sentit libre.

Puis, après de longues heures de vol, le griffon se posa doucement sur un plateau rocailleux, entouré d’herbes hautes et de buissons épineux. Là, il secoua ses ailes, puis les replia avec grâce, abaissant la tête vers les enfants.

Ils descendirent, tremblants, et Kaelen posa immédiatement le bébé sur un morceau de tissu pour vérifier sa respiration. L’enfant dormait paisiblement, ses petits poings fermés, son souffle doux.

— Merci… souffla Kaelen, à mi-voix, presque incrédule.

Le griffon ne répondit pas… mais Luliya sentit quelque chose.

Un frisson.

Une impression, comme un écho dans sa tête.

Une voix, très faible, qui semblait effleurer ses pensées.

"Je veille…"

Luliya se redressa d’un coup, les yeux écarquillés.

— Kaelen… murmura-t-elle, hésitante. « Je crois… je crois qu’il me parle… »

Kaelen la regarda, sceptique, mais il ne dit rien. Il était trop épuisé pour discuter.

Les jours passèrent, et le griffon ne les quitta pas.

Il veillait la nuit, perché sur un rocher, ses yeux brillant dans l’obscurité comme des lanternes. Le jour, il guidait les enfants dans les passages escarpés, leur montrant des recoins sûrs, des grottes pour se cacher, des points d’eau où boire.

Il leur apprit à marcher en silence, à écouter le vent, à sentir le sol vibrer sous leurs pieds.

Kaelen essayait de comprendre, les sourcils froncés, reproduisant les mouvements que le griffon montrait avec ses ailes et son corps. Luliya, elle, écoutait avec son cœur. Elle fermait les yeux, respirait doucement, et parfois… elle entendait.

"Écoute… Ne fais qu’un avec le vent…"

Le griffon leur montra comment repérer les proies, comment se baisser pour ne pas être vus, comment attendre le bon moment avant de bondir.

Il ne chassait pas pour eux. Il leur montrait. Comme s’il leur enseignait à devenir des survivants.

Un matin, alors que Luliya berçait le bébé qui pleurait faiblement, le griffon s’approcha d’elle. Il s’accroupit, pencha la tête, et fixa ses yeux dans les siens.

Luliya sentit l’écho dans son esprit.

"Suis-moi."

Elle se leva doucement, Kaelen sur ses talons, et ils suivirent le griffon dans un passage étroit, longeant une falaise abrupte où le vent sifflait si fort qu’ils devaient se coller à la paroi.

Le griffon grimpa avec agilité, les guidant jusqu’à un recoin où, dans un creux protégé des rafales, poussaient des fleurs pâles, aux pétales d’un blanc laiteux, presque translucides.

— Des fleurs… ? souffla Kaelen, surpris.

Mais Luliya sentit. Une chaleur douce. Un instinct ancien.

Elle tendit la main, caressa doucement un pétale.

— Ce sont des fleurs de lait… murmura-t-elle, comme si le mot lui avait été soufflé dans l’esprit. « C’est pour le bébé… »

Elle cueillit quelques fleurs avec soin, pressa doucement entre ses doigts la fleur fermée. Un liquide blanc, épais et tiède en sortit, légèrement sucré.

Elle en approcha une goutte des lèvres du bébé. Il ouvrit la bouche, téta doucement, et un petit bruit de contentement s’échappa de sa gorge. Elle vit Kaelen en prendre plusieurs, ils en auraient grandement besoin.

Luliya sourit, les larmes aux yeux.

— Merci… souffla-t-elle au griffon, d’une voix tremblante.

Le griffon, impassible, les observa un instant… puis tourna la tête vers l’horizon, son regard perdu dans le lointain. Luliya comprit. Ils étaient bientôt au bout de leur chemin.Mais tant qu’ils étaient ensemble… tant qu’ils avaient ce lien… ils pouvaient continuer.

Le soir tombait, teintant le ciel d’ombres violettes et d’oranges profonds. Le griffon s’était arrêté dans une clairière, ses ailes repliées, le regard posé sur l’horizon. Il était temps.

Luliya le savait. Elle le sentait au plus profond d’elle-même. Le griffon tourna lentement la tête vers elle. Son regard profond, brûlant comme deux gemmes vivantes, se posa sur elle, et pendant un instant, elle crut qu’il allait parler. Mais aucun mot ne franchit son bec.

Alors elle fit un pas en avant, ses yeux rouges brillants de larmes.

— Pourquoi… ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. « Pourquoi tu nous as aidés ? Les griffons… ils ne se soumettent à personne…Pas même a nous... C’est ce que racontait les anciens… »

Le griffon inclina légèrement la tête. Puis… un souffle. Un flot d’images se déversa dans l’esprit de Luliya. Des montagnes escarpées, des griffons perchés sur des pics, le vent sifflant dans leurs plumes. Puis… des ombres. Des monstres rampants, des créatures aux yeux jaunes, aux griffes noires, aux corps tordus. Des hurlements. Des griffons tombant un à un, encerclés, blessés, traqués.

Et enfin…

Une flamme.

Un rugissement.

Un dragon immense, rouge comme le sang, ses ailes déployées, ses yeux brûlant d’or ancien. Il fondait sur les monstres, crachait des torrents de feu, balayait les ténèbres d’un souffle ardent.

Les griffons criaient, tourbillonnant autour de lui. Et quand le dernier monstre fut abattu, ils s’inclinèrent, leurs ailes repliées, leurs têtes abaissées devant lui.

Puis un serment.

Non par des mots, mais par un battement d’ailes, par un regard partagé, par un souffle porté par le vent.

"Veiller sur le sang du dragon. Sur son héritage. Toujours."

La vision s’estompa, comme un souffle qui s’éteint. Luliya resta figée, les larmes aux yeux, incapable de bouger.

— C’était… Valdheran… murmura-t-elle, la gorge serrée.

Le griffon la fixa, ses yeux brillants d’une lueur grave. Puis il déploya lentement ses ailes, un battement puissant qui souleva des gerbes de poussière et fit voler les cheveux rouges de Luliya.

Il la fixa une dernière fois, son regard plein d’une promesse silencieuse, avant de s’envoler vers le ciel, disparaissant dans les nuages. Luliya resta là, debout, le souffle court, le bébé blotti contre elle, Kaelen à ses côtés.

Un frisson parcourut sa peau. Elle comprit.

Le sang du dragon.

Leur sang.

Et le serment des anciens.

Ils n’étaient pas seuls.

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