Chapitre 5 : Une nouvelle famille
La lumière passait doucement à travers les feuilles épaisses, dessinant des taches mouvantes sur le sol humide. Luliya marchait sans vraiment regarder devant elle. Le bébé dormait contre sa poitrine, chaud et paisible, même si le froid lui mordait les doigts. Kaelen avançait devant, les pas prudents, les yeux toujours à l’affût.
Un bruissement. Des rires d’enfants.
Elle releva la tête. Au loin, derrière les branches, elle aperçut une charrette qui avançait lentement. Une toile battait dans le vent. D’autres suivaient. Un convoi. Des gens. Des chevaux. Un feu.
— Des nomades… souffla Kaelen.
Luliya se figea. Elle n’aimait pas les inconnus. Ils faisaient peur. Mais son ventre grondait, et Iliar avait besoin de chaleur.
— Peut-être qu’on peut leur demander de l’aide, dit Kaelen en se tournant vers elle.
Elle hocha doucement la tête. Kaelen tenait toujours bon. Toujours devant elle. Toujours à la protéger. Elle ne voulait pas qu’il parte.
Ils avancèrent ensemble, lentement. Kaelen avait vu un homme près d’un feu. Grand. Fort. Les bras croisés. Il avait l’air de comprendre tout sans qu’on lui dise rien, et ça, ça faisait peur.
Mais ils ne parvinrent pas jusqu’au feu.
— Hé, vous ! appela une voix de femme. Elle n’était pas méchante, mais pas douce non plus.
Une femme s’interposa. Elle portait un bébé. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux sombres en amande, et une peau mate. Son bébé était emmailloté dans un tissu orange.
— Que font deux enfants seuls dans cette forêt ? Où sont vos parents ?
Kaelen répondit sans hésiter :
— Notre clan a été attaqué par des brigands. Ils ont tout brûlé. On cherche juste un abri. S’il vous plaît… pouvez-vous nous aider ?
Le bébé dans les bras de Luliya se réveilla et poussa un petit cri. La femme baissa les yeux vers lui, puis vers son propre enfant. Comme si un fil invisible les reliait.
Elle se mordit la lèvre, puis murmura :
— Laissez-moi parler à mon mari. Nous rentrons vers mon village natal. On fuit les guerres de l’Empereur… Je vais voir ce que je peux faire. Restez discrets.
Luliya n’avait pas bougé, pas dit un mot. Le vent dans ses cheveux cachait son visage. Ce n’était plus sa couleur, plus ses yeux. Ce n’était plus elle. Le collier autour de son cou volait son identité. Elle n’avait plus confiance. Sauf en Kaelen. Kaelen était tout ce qui lui restait.
La femme revint. Elle les mena vers l’homme. Il les fixa longtemps. Il était grand, avec de longs cheveux bruns noués en tresses, une peau cuivrée, couverte de cicatrices et de tatouages. Des marques que Luliya reconnaissait. Les chasseurs du clan de son père en portaient aussi. Son père en avait un immense, dans le dos : un tigre à dents acérées. Un monstre qu’il avait tué seul, pour protéger son frère.
— Tu crois vraiment qu’on peut élever quatre enfants, Shana ? demanda-t-il à la femme. Les nourrir ? Les protéger ? Tu laisses ton cœur parler trop fort.
Shana ne répondit pas. Elle tenait son bébé contre elle, les yeux pleins de cette force que Luliya avait vue un jour chez sa propre mère.
Kaelen inspira profondément. Son regard était sombre. Il parla d’une voix ferme :
— Elle n’aura pas à s’occuper de moi. Je vais partir. Je veux devenir soldat. Je trouverai un camp, n’importe lequel. Mais eux… ils doivent vivre. Ils doivent être en sécurité.
Luliya leva aussitôt les yeux vers lui. Elle agrippa son manteau, sa voix tremblante, presque inaudible :
— Non… tu peux pas… Et si je perds le talisman ? Et les glyphes… je sais pas les refaire… Je peux pas rester sans toi… me laisse pas toute seule…
Elle avait baissé les yeux, ses mots s’échappaient comme un souffle. Elle tremblait.
— Toi, gamin ? dit l’homme. Quel âge t’as ? Tu crois savoir ce que c’est, la guerre ?
Sa voix était grave. Calme. Mais tranchante comme une lame. Luliya savait. Elle savait que Kaelen savait aussi. Ce qu’ils avaient vu, c’était ça, la guerre. Et dans les yeux de Kaelen, elle voyait une chose : la vengeance.
L’homme soupira. Il caressa la tête de son bébé, puis déclara :
— On les garde. Mais c’est toi qui t’en occupes, Shana. Je peux rien leur promettre d’autre.
Shana posa la main dans le dos de Kaelen. Il ne dit rien, mais ses yeux parlaient pour lui. Luliya, elle, sentit une boule d’angoisse dans son ventre.
Shana les guida vers les charrettes couvertes de tentures. Les nomades les observaient. Tous, silencieux. Elle s’arrêta et dit :
— Voici… elle se rendit compte qu’elle ne connaissait pas leurs prénoms.
— Kaelen, répondit-il.
— Je m’appelle Luliya. Et lui, c’est Elyan, dit-elle en désignant le bébé.
Shana leur sourit, et les autres nomades se détendirent un peu.
— Ce sont des enfants sans famille. Je les ai adoptés. J’aimerais que vous les considériez comme des nôtres.
Tous acquiescèrent d’un signe de tête. Même quelques enfants s’approchèrent timidement pour regarder Elyan.
Shana tendit les bras vers Luliya.
— Donne-le-moi, que je puisse le nourrir. Toi aussi, mange un peu.
Un jeune homme aux cheveux sombres leur tendit des fruits et de la viande séchée. Il avait peut-être vingt ans. Son regard sérieux rappelait à Luliya celui de son grand frère disparu.
Après le repas, Shana leur proposa de se laver, puis d’aller se reposer. Deux jours passèrent. Lentement, Luliya commença à se détendre. À sentir à nouveau ce que c’était, une famille.
Mais elle remarqua que Kaelen parlait peu. Il mangeait à peine. Et chaque nuit, il fixait le feu, comme s’il y cherchait des réponses.
Puis, un matin, il n’était plus là. Pas de bruit. Pas d’adieu.
Juste un petit carnet abîmé, glissé sous son oreiller. Celui de sa mère. Avec les runes. Avec leurs secrets.
Et un mot griffonné sur un morceau de parchemin :
« Un jour je reviendrai vous chercher. »
Luliya resta longtemps immobile. Le bébé dormait contre elle. Le monde tournait. Mais elle… elle était figée.
Elle avait perdu Kaelen. Comme elle avait perdu le reste.
Une colère chaude monta en elle. Une trahison. Un sanglot bloqué dans sa gorge. Elle cherchait des bras. Un refuge. Mais il n’y avait personne.
Jusqu’à ce que Shana, dans la tente voisine, l’entende. Elle vint, sans un mot, et prit Luliya dans ses bras. Doucement. Comme une vraie maman.
Shana savait. Luliya le savait. Tout le monde savait que Kaelen ne serait jamais resté.
Et là, dans ses bras, Luliya laissa tomber ses défenses. Juste cette fois. Juste une dernière fois. Elle accepta le réconfort. Elle accepta cette maman-là.
Dans son sommeil, elle murmura :
— Tu reviendras. Tu m’as promis.
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