Chapitre 6 : Le silence des premier jours
Au début, il n’y eut que le silence.
Un silence lourd, profond, plus fort que les voix autour d’elle. Luliya ne parlait plus. Pas un mot. Elle répondait par des hochements de tête, par des regards en biais, par des silences obstinés. Son regard restait flou, comme tourné vers un monde que les autres ne voyaient pas. Elle se laissait porter — par les bras de Shana, par les gestes tendres des enfants, par le balancement lent des charrettes. Elle ne pleurait plus. Mais elle ne souriait pas non plus.
Il y avait seulement Elyan.
C’était vers lui que ses yeux se tournaient. C’est à lui qu’elle caressait la joue lorsqu’il dormait, à lui qu’elle murmurait, sans s’en rendre compte, des bribes de mélodies oubliées. Elyan était devenu ce fil ténu qui la rattachait encore au monde. Sa seule raison de se lever, de manger, de respirer.
Et un jour, sans prévenir, alors qu’elle lui tendait un bol d’eau en bois, sa voix jaillit. Fragile. Enrouée.
— Tout doux, petit cœur… Bois doucement.
Shana, qui passait devant la tente, s’était figée. Elle n’avait rien dit. Pas voulu briser l’instant. Seulement un léger sourire, un souffle de soulagement discret.
Quand ils arrivèrent enfin au village de la famille de Shana, Luliya vit le regard de sa mère adoptive se détendre. Pourtant, quelque chose changea aussitôt. Tarkan, l’homme fort, respecté au sein du convoi, perdit soudain sa place au profit d’un homme plus petit, mais au regard dur : le grand-père de Shana, le chef du village.
La famille de Shana n’avait guère apprécié son retour — surtout pour réclamer leur protection. Dans la pièce voisine, Luliya, veillant sur Elyan et Arkan, surprit quelques bribes d’une discussion tendue. Shana avait jadis tout quitté pour suivre Tarkan, poussée par un amour interdit. Sa famille ne le lui avait jamais vraiment pardonné. Elle les supplia, invoquant la nostalgie, les regrets. À contrecœur, ils acceptèrent de les réintégrer… à condition que la vérité sur Luliya et Elyan reste cachée. Les enfants devaient être reconnus comme les siens. Pas d’un convoi de marchands massacrés — cela n’attirerait que malheur et superstition.
**
Les jours passèrent. Luliya reprit des forces. Elle tissa peu à peu des liens avec sa nouvelle famille. Mais elle sentait le jugement de la belle-famille de Tarkan peser sur elle, constant, silencieux. Elyan grandissait, babillait, gazouillait, tandis qu’Arkan, son frère adoptif, commençait à marcher. Comme deux petits poussins maladroits, ils la suivaient partout, et elle s’attachait à les protéger, à aider Shana du mieux qu’elle le pouvait.
Les jours tranquilles finirent par effacer un peu les ombres de l’enfance. Mais la nuit, parfois, revenaient les cauchemars. Violents. Tourmentés. Ils l’arrachaient à son sommeil, en hurlant. Alors, étrangement, c’était toujours Tarkan qui venait la réconforter. Lui, qui n’avait jamais montré d’envie d’être son éducateur, s’asseyait près d’elle, la prenait dans ses bras sans poser de questions. Dans ses yeux, il y avait une compréhension silencieuse. Une douleur ancienne, partagée.
Un jour, en sortant de sa toilette, le collier usé que Luliya portait se brisa. En un souffle, son apparence changea — révélant une beauté ancienne, dissimulée jusque-là par le talisman. Tarkan, qui passait par là, fut le premier à assister à cette transformation. Luliya, paniquée, attrapa sa main et le supplia du regard. Il la rassura d’une voix grave et posée :
— N’aie pas peur. Jamais je ne laisserai ce secret être dévoilé. Personne du village ne doit le savoir. Si un jour les soldats viennent… Prends ton frère et réfugies-toi dans la maison souterraine.
Puis il l’enlaça avec la force tranquille d’un homme marqué par la guerre. Elle sentit ses angoisses se dissoudre peu à peu. Ensemble, ils reforgèrent le collier. Shana, désormais mise dans le secret, l’aida à tisser une nouvelle cordelette — une pour elle, une pour Elyan.
Les années passèrent, lentes et pesantes comme des nuages d’orage.
Dix hivers, dix printemps. Dix anniversaires célébrés dans ce nouveau foyer. Luliya approchait maintenant de ses dix-huit ans.
Sa beauté s’était affirmée, même si son collier en atténuait l’éclat. Sa peau était plus pâle que celle de tous les villageois. Ses yeux, ambrés et perçants, étaient emplis d’une fierté tranquille. On la trouvait douce, posée, presque impassible. Mais sous la surface, une fougue restait dissimulée.
Shana lui avait appris à tisser, à soigner les enfants, à accomplir les tâches que les femmes du village réservaient aux leurs. Pourtant, ces femmes, Luliya ne les aimait pas beaucoup. Les jeunes ne songeaient qu’à se pavaner ; les plus âgées se pliaient à la volonté de leurs maris comme à une loi divine. Ce n’était pas ainsi chez les nomades. Là-bas, les femmes étaient respectées, libres, parfois redoutées.
Elle savait que le chef du village finirait par la marier de force. Shana avait retardé l’échéance autant que possible, car elle devinait que Luliya attendait encore quelqu’un. Kaelen. L’enfant disparu. Celui dont elle n’avait jamais parlé, mais dont l’ombre planait sur son cœur. Shana le comprenait, même si cela la brisait à l’intérieur.
Un matin, alors que Shana n’avait pas besoin d’elle, Tarkan lui avait demandé :
— Tu veux apprendre à te défendre ?
Elle avait simplement hoché la tête.
Il lui apprit le maniement du bâton, puis celui de la dague, et enfin de l’arc. Il ne la ménageait pas, mais ne haussait jamais la voix. Il corrigeait, répétait, attendait. Il avait été soldat, autrefois. Puis fuyard. Il savait ce que la guerre faisait aux enfants. Et dans les yeux de Luliya, il avait reconnu cette ombre que l’on ne pouvait effacer.
Elle devint plus vive. Plus dure. Chaque coup, chaque chute, chaque douleur forgèrent une volonté inébranlable. Pas une guerrière, pas encore… mais une survivante.
Elle se souvenait parfois de son peuple. La vie mouvante, simple. Les saisons qui les poussaient sans fin. Les plantes à cueillir, les baies à éviter, le nom des chevaux, celui des enfants. Les visages changeaient parfois, mais certains restaient.
De temps en temps dans les paroles des marchands, dans les murmures du village, on parlait de l’Empereur.
De son palais de pierre noire.
De ses sorciers aux visages sans âge.
De ses soldats, qui arrachaient la pureté des filles errantes.
De ses jeux sanglants et des dragons.
De ses marchés d’esclaves.
Et de ses harems — remplis de beautés venues de tous horizons, mais surtout de cette ethnie recherchée : les enfants aux cheveux de feu, aux yeux clairs comme l’eau d’un glacier.
Luliya écoutait. Elle ne disait rien. Mais la nuit, elle rêvait.
Kaelen. Prisonnier. Kaelen, sans visage, Kaelen, aux yeux pleins de rage.
Elle rêvait de sa mère, contrainte de se soumettre aux fantasmes d’un empereur corrompu.
Elle se réveillait parfois, le cœur battant, trempée de sueur. Le carnet de Kaelen, toujours dissimulé sous son oreiller.
Elle aurait voulu partir. Traverser le monde pour le retrouver.
Mais Elyan…
Il n’était plus un bébé. Il avait neuf ans, presque dix. Il courait, grimpait aux arbres. Il l’appelait « grande sœur » avec tendresse. Il ne se souvenait de rien d’avant — que d’elle.
Puis Arkan. Puis Shana. Puis Tarkan.
Comment pourrait-elle tout quitter ?
Pas encore. Elle attendrait. Encore un peu.
Et tant qu’elle vivrait, elle protégerait ce passé que d’autres voudraient oublier.
Et parfois, à la lueur des braises, dans le silence entre deux éclats de rire, elle murmurait pour elle seule :
— Tu m’as promis, Kaelen. Tu reviendras. Ne trahis pas qui tu es.
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