Chapitre 7 : La fête du dragon

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Le vent s’était levé avec les premières fleurs du printemps, apportant dans son sillage l’agitation familière des grands jours. Partout dans le village, on tressait des guirlandes d’écailles de bois, on peignait les murs d’ocre rouge, on chantait des hymnes anciens dont la langue se perdait dans la brume des siècles. Le Festival du Dragon approchait.

Luliya observait tout cela avec une distance tranquille. À dix-huit ans, elle avait l’allure d’une femme sculptée dans la pierre — belle, mais insaisissable. Son regard, doré comme le miel sombre, ne brillait jamais des espoirs légers qui habitaient les jeunes filles du village. Elle ne rêvait ni de couronnes de fleurs ni de baisers volés sous les tentes. Elle rêvait d’autre chose — de souvenirs qu’elle seule comprenait. D’un frère aux yeux de mer, d’un avenir qui ne ressemblait à aucun de ceux qu’on tentait de lui imposer.

Les garçons du village, pourtant, perdaient souvent leur calme à son approche. Le plus obstiné d’entre eux s’appelait Imir, fils du frère aîné de Shana. Grand, fort, et bien trop sûr de lui. Depuis des années, il tournait autour d’elle comme un coq au printemps. Luliya l’avait toujours ignoré, poliment d’abord, puis avec une froideur croissante.

Imir ne s’en formalisait pas. Il souriait de ses dents trop blanches, s’exerçait à l’épée avec plus de force lorsqu’elle passait, et lui vantait à demi-mot les vertus de son futur dragon. Car oui, Imir allait être testé pour devenir dragonnier.

Un honneur rare, réservé aux fils des maisons reconnues par l’ancien Empire. À présent que l’Empereur régnait seul, les dragons étaient répartis aux plébéiens sous la stricte autorité des Seigneurs régionaux. Le test — qu’on appelait l’Appel ou le Rite — n’avait lieu qu’une fois par génération dans ce village reculé. Si le feu sacré reconnaissait Imir, il serait envoyé à la Citadelle pour être formé comme légionnaire.

Ce qu’il voulait, c’était plus que la gloire. Il voulait Luliya à son bras avant de partir. Il voulait l’épouser, lui faire un enfant, la graver dans son avenir comme un trophée brillant. Il le lui dit, un soir, à voix basse, alors qu’elle s’occupait du linge près de la rivière.

— Tu pourrais être MA dame de la Citadelle, Luliya. Mon dragon aura besoin d’un foyer, et moi d’une épouse. Regarde-les : ils ne connaissent pas ta réelle valeur. Mais c’est moi que ton avenir attend.

Elle ne le regarda même pas. Elle essora un linge, calmement, et dit simplement :

— Je n’attends rien, Imir. Et je n’appartiens à personne.

Puis elle tourna les talons. Imir ne fut plus que ravi de voir son challenge s’élever.

**

Les jours passaient. Le village bruissait de rumeurs. Luliya était en âge de se marier, disaient les vieilles. Trop belle pour rester seule. Trop étrange pour qu’on l’oublie. Certains disaient qu’elle ensorcelait les garçons, d’autres qu’elle n’était pas de ces terres, qu’elle portait en elle le sang de ceux que l’Empereur avait pourchassés. Même si son talisman la protégeait.

Elle n’avait que peu d’amies. La plupart des filles la regardaient avec jalousie, voire avec crainte. Seules quelques femmes du convoi de Tarkan, installées depuis quelques années au village, la saluaient avec respect. Elles reconnaissaient en elle une étrangeté familière — cette façon de marcher sans peur, de fixer sans détour, de porter son histoire sans l’étaler.

Chez elle, les choses étaient plus simples. Shana la laissait choisir son rythme. Tarkan lui lançait parfois un regard approbateur, en silence. Elyan — la perle nacrée retrouvée dix ans plus tôt — était devenu un jeune garçon rêveur, curieux de tout. Il passait des heures à poser des questions sur les étoiles, les plantes, les dragons. Luliya l’aimait comme une mère, plus que comme une sœur. C’était pour lui qu’elle restait.

Mais tout cela bascula la veille du Festival.

**

Le grand-père de Shana convoqua Luliya et Imir dans la salle du conseil. L’homme était vieux, sec comme une racine, mais son regard n’avait rien perdu de sa dureté. Quand ils entrèrent, il ne prit pas la peine de les saluer. Tout comme les autres anciens.

— Le village a besoin de stabilité, dit-il. Imir est prêt pour l’Appel. Il porte le sang des fondateurs. S’il est choisi par un dragon, il partira pour la Citadelle, et vous serez libres tous deux. Mais s’il échoue… alors tu l’épouseras, Luliya.

Elle ne répondit pas. Le silence s’installa. Elle priait intérieurement que Imir et son dragon parte et la laisse tranquille à jamais.

Le vieillard ajouta :

— Tu lui donneras un fils. Il deviendra le prochain chef du village. C’est ainsi que la lignée sera protégée. Il n’y aura pas de débat.

Luliya, elle, ne bougea pas. À l’intérieur, son cœur battait plus fort, mais son visage restait calme. Elle se leva lentement, fixa le vieil homme droit dans les yeux.

— Et si je refuse ?

— Tu ne peux pas refuser, dit le vieillard d’un ton tranchant. Tu n’as pas de père. Pas de nom. Tu es ici par notre tolérance. Ce mariage est ta dette.

— J’ai un père et une mère-

— Ne te voile pas la face, Luliya. Jamais ils ne t’ont donné la vie. Coupa sèchement une des vieilles du conseil.

Imir prit un air insatisfait, mais calcula ses mots avec soin. Il s’avança d’un pas, le menton relevé, l’air fier et intelligent :

— Voici ce que je propose : si l’Appel me reconnaît, je partirai pour la Citadelle en tant que dragonnier. Luliya viendra avec moi. Elle deviendra dame et portera mes enfants. Et si l’Appel échoue… je resterai ici, en tant qu’héritier légitime du conseil, et je l’épouserai tout de même. Elle me donnera un fils. Le village n’aura rien perdu, au contraire.

Le silence tomba comme un couperet. Le vieux chef, un instant, sembla hésiter. Son regard s’attarda sur Luliya, longuement. Il y avait dans ses yeux la trace d’une crainte ancienne — ou d’un instinct.

— Tu crois que cette fille t’élèvera ? demanda-t-il à Imir, mais c’était à lui-même qu’il parlait. Tu crois que le sang qu’elle porte... pourrait renforcer notre lignée ? C’est ça que tu vises.

Imir se contenta de sourire.

Finalement, le vieillard hocha lentement la tête.

— Très bien. Ce sera fait comme tu l’as dit. Qu’elle parte ou qu’elle reste, elle sera tienne. Que son sang nourrisse le nôtre. Peut-être y gagnerons-nous plus qu’elle-même ne sait.

Luliya ne répondit pas. Elle tourna les talons sans un mot, le feu dans le cœur, glacé jusqu’aux os. Et les murmures des anciens hantaient ses pensées sur le reste de son trajet.

**

De retour à la maison, elle attendit que le silence tombe et qu’Elyan dorme. Puis, devant le feu, elle parla. Shana et Tarkan l’écoutèrent, pétrifiés. Quand elle eut terminé, Shana se leva, les larmes déjà aux yeux.

— Ils n’ont pas le droit... Ce n’est pas leur choix, mais le nôtre et le sien ! Ce village même l’a refoulée le jour même de son arrivée ! Et maintenant ils la veulent comme jument de lignage ? Non. Je ne laisserai pas faire.

— Mère…

— Non, Luliya ! Non ! Je vais les affronter. Ils n'ont pas idée de ce que tu es.Mais moi je sais.

Tarkan posa une main sur son épaule.

— On ne les fera pas changer d’avis par des mots. Pas ceux-là. Ils ont peur, et la peur, ça rend cruel. Trouvons une autre solution…

Shana n’abandonna pas. Le lendemain, elle convoqua les anciens, les regarda dans les yeux et leur lança tout ce qu’une mère peut crier quand on lui arrache sa fille : leur ingratitude, leur étroitesse d’esprit, leur peur des femmes fortes. Elle les supplia. Elle les menaça. Rien n’y fit.

— Vous ne savez même pas ce qu’elle est, dit-elle. Et vous jouez avec sa vie comme si c’était un pari sur un marché.

Le vieux chef se contenta de répondre :

— Justement, Shana. C’est bien parce qu’on soupçonne ce qu’elle est… qu’on ne peut pas la laisser partir.

**

Cette nuit-là, Luliya monta seule sur la colline. Le village brillait en contrebas, enguirlandé de feux et de chants. Le Festival allait commencer.

Elle serrait contre elle le carnet de Kaelen, toujours intact, toujours plein d’espoir ancien. Elle le relut une fois encore, et quand elle leva les yeux vers le ciel, la tristesse se mêlait à la rancœur.

— Tu m’avais promis… Tu m’avais dit que tu reviendrais.

Sa voix n’était qu’un souffle.

— Tu m’as laissée ici, Kaelen. Tu n’es jamais venu.

Elle resta ainsi, longtemps, figée sous les étoiles. Et dans le silence, elle comprit : ce n’est pas l’Appel du dragon qui allait déterminer son futur.

C’était le monde entier qui lui refusait sa liberté. Comme un souffle du passé qui lui chuchotait que jamais, elle ne s'enfuirait.

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