Chapitre 8 : Le retour des ombres
Le jour du festival arriva, et avec lui, un parfum d’adieux silencieux.
Dans l’ombre paisible de l’aube, Tarkan et Shana demandèrent à parler seuls avec Luliya. Tarkan, le visage grave, planta ses yeux dans ceux de la jeune femme.
— Nous savons que tu portes un poids, Luliya. Et je crois qu’il est temps d’arrêter de faire semblant. Dis-nous ce que tu caches. Si c’est pour Imir, nous trouverons une solution, tu iras chez un ami dans un village voisin, on dira que tu es malade… tu y seras quelque temps histoire de te faire oublier…
Un silence s’installa. Puis elle hocha lentement la tête. Décidée à avouer.
— À mes huit ans, l’Empereur a frappé Ylleria. Pas seulement pour conquérir. Il voulait rayer les elfes stellaires de la mémoire du monde. Il a détruit la moitié de leur citadelle.
Tarkan resta figé. Ce qu’elle disait, il le savait déjà, mais l’entendre de sa bouche donnait à ces souvenirs une autre dimension.
— Mais à travers les ruines, quelque chose d’encore plus ancien s’est révélé. Pour garder l’autre moitiée et par peur, ils ont dévoilé les Plaines Écarlates. C’est là que vivait le peuple de Valdheran, le dragon rouge sacré. Mon peuple. Jugé trop puissant. Trop libre. L’Empereur les a vus comme une menace. Alors il les a annihilés. Kaelen et moi… avons survécu. On s’est cachés. Longtemps. Dans une cité couverte de cendres et de cadavres. C’est là qu’on a trouvé Elyan, sous les poutres d’une maison effondrée.
Elle toucha le collier autour de son cou.
— Grâce à ça. Il scelle ma nature. Il me dissimule. Mes cheveux rouges sont trop révélateurs. Kaelen a créé ce charme pour nous protéger. Mes yeux sont encore plus dangereux. Le rouge de mes iris vient du sang du dragon, pas de la lignée elfique. Mon peuple, selon les rumeurs, a les yeux bleus ou violets.
Sa voix se brisa. Elle baissa les yeux.
— Si je reste ici… ils finiront par me retrouver. Et s’ils découvrent que vous m’avez cachée… Shana, Elyan, toi… vous serez en danger.
Tarkan se leva lentement. Il posa une main ferme sur son épaule.
— Alors tu dois partir. Ce soir. Pendant la cérémonie. Personne n’y fera attention, c'est le moment idéal.
Son ton était sec, mais ses yeux trahissaient la peine d’un père désemparé, prêt à tout pour protéger les siens.
— J’ai un homme dans mon clan. Un ancien. Il connaît la route vers un clan de nomades Fae, caché depuis des années. Ils t’accueilleront. Je te promets qu’on protégera Elyan.
— Tarkan, non ! s’indigna Shana, emportée par une colère muette. Tu ne peux pas lui demander ça ! Son regard implorait, brisé. Et Elyan ? Tu vas l’abandonner ? Il est là, que tu sois présente ou non, c’est pareil, alors reste !
— Tu dois l’emmener, dit Tarkan.
Mais Luliya secoua la tête, les larmes aux yeux.
— Non. Il doit rester. Elyan est innocent. Il ne connaît ni la guerre, ni le feu, ni le sang. Il croit encore que la vie est faite de saisons, de moissons, de contes. Il doit grandir comme un enfant, pas comme une proie. Il vous pense être ses parents.
Elle serra le collier dans sa main. Puis, avec une lenteur presque cérémonielle, sortit de son sac un vieux carnet, abîmé par le temps.
— Je lui laisserai le carnet de Kaelen. Il devra sculpter la rune si jamais le collier se brise. Il ne doit jamais l’enlever. Même si je ne peux plus veiller sur lui… Dites-lui que je l’aime. Et que quand les temps seront calmes… je reviendrai. Je le jure.
— Tu es sûre ? demanda Tarkan, la voix rauque.
Elle hocha la tête. Une larme traça une ligne sur sa joue.
— Partir sans lui me brise. Vous quitter… me déchire. Mais rester, c’est vous condamner. Alors je partirai. Seule.
Tarkan lui serra le bras, fort.
— Tu n’es pas seule, Luliya. Nous penserons toujours à toi.
Le soir venu, la musique du festival envahit le village. Les torches éclairaient les visages, les danses, les chants anciens. Shana gardait le sourire, tenant Elyan par la main, mais son regard s’échappait sans cesse vers les bois.
Dans l’ombre d’une ruelle, Luliya disait adieu.
Elle embrassa Shana longuement sur sa joue, sans un mot. Puis elle serra Tarkan contre elle, la gorge nouée. Enfin, elle s’agenouilla devant Elyan, encore habillé pour la fête.
— Tu ne dois jamais enlever ce collier, dit-elle doucement.
— Tu vas où ? demanda-t-il, inquiet.
— Je vais voyager un petit peu, murmura-t-elle en posant son front contre le sien. Sois sage. Et n’oublie jamais que je t’aime plus que tout.
Elle se détourna, avant qu’il ne voie ses larmes.
Mais alors qu’elle atteignait les dernières lueurs du village, un rugissement fendit le ciel.
Deux dragons descendirent lentement, planant au-dessus de la place. Les festivités s’arrêtèrent. Tous levèrent les yeux, figés. Leurs ailes faisaient danser les flammes, et la peur s’insinua comme un poison dans les cœurs.
Luliya se cacha derrière une charrette.
Et elle le vit.
Kaelen.
Il descendait de son dragon bleu aux écailles miroitantes comme une mer agitée. Ses longs cheveux roux flottaient au vent. Sa peau pâle et ses yeux glacés le rendaient presque irréel. Il n’avait plus rien du garçon qu’elle avait connu. Plus rien du frère qu’elle avait pleuré.
Son cœur se fissura.
— Non… pas lui…
Elle recula, tétanisée. Il n’était pas venu la sauver. Il était venu la livrer. Elle le sentait, elle le savait. La rancœur dans son ventre grondait. Il les avait trahis. Leur peuple. Elyan. Elle.
Les images de leur village en feu lui revinrent, un dragon noir fendant le ciel. Elyan… Elle devait l’emmener avec elle. Maintenant.
Elle courut vers le vieux nomade et lui ordonna d’attendre. Puis, sans un mot de plus, elle repartit en hâte vers le village.
Elle atteignit le seuil de la maison alors qu’Elyan, encore en pleurs, s’apprêtait à partir avec Tarkan. La voir le frappa comme un choc.
Une peine immense monta en elle. Comment avait-elle pu songer à le laisser ?
Sous la panique, elle expliqua la situation à Shana et Tarkan. Tous trois s’agitèrent, préparant les affaires d’Elyan. À l’enfant, ils inventèrent un mensonge : il partait en vacances avec sa sœur, chez une famille éloignée de Tarkan. Elyan, trop heureux de rester avec elle, se laissa convaincre.
C’était Arkan, désormais, qui exprimait la colère d’un fils frustré envers ses parents. Pourquoi ils pouvaient et lui devait rester ?
Alors qu’ils allaient partir, des voisins frappèrent à la porte, invitant la famille à rejoindre les festivités. Luliya et Elyan furent discrètement dirigés vers la porte arrière.
Ils prenaient la route quand Elyan commença à se plaindre.
— Tu me fais mal, Luliya !
Mais elle ne ralentit pas. Une seule pensée hantait son esprit : Kaelen. Et ce dragon noir à ses côtés. Un mauvais présage.
Elle ne comprit pas que, derrière eux, des soldats les suivaient.
— Halte ! Où allez-vous ?
Elle s’arrêta. Son souffle se fit calme. Elle joua l’innocente.
— Mon petit frère a vu un enfant courir dans la forêt. On croit qu’il est perdu. On allait jeter un œil.
L’un des soldats s’approcha. Son regard glissa sur le corps de Luliya avec un sourire lourd de sous-entendus.
— J’peux vous accompagner… Vous êtes bien jeune pour vous aventurer seule dans les bois. Et si vous vous perdiez, vous ?
Il tenta d’effleurer son bras. Elle recula, les traits crispés de dégoût. Une colère froide monta en elle, mais elle resta droite, fière, le regard dur.
Elle chercha à le détourner. À protéger Elyan. Mais alors que le soldat posait la main sur elle, ses doigts frôlèrent son collier.
Un craquement. Il céda.
Elle ne le sut pas immédiatement. Mais les armures des soldats portaient un enchantement d’anti-magie.
Un éclair rouge écarlate déchira l’air.
Sa chevelure devint une crinière sanglante, épaisse et ondoyante. Ses yeux virèrent au rouge incandescent, ancestraux, terrifiants comme ceux des dragons des légendes perdues. Sa peau prit une teinte blanche, presque divine.
Elle se redressa, imposante.
Magnifique. Et terrible.
Une louve sacrée, furieuse, prête à défendre la dernière flamme de son peuple.
— Si vous me touchez, ou si vous approchez du village… je jure que la terre se souviendra de votre nom dans les cris des mourants.
Les soldats reculèrent, figés.
Mais le silence ne dura pas.
Ils se reprirent, et l’espoir de Luliya fut emporté par le vent. Des ordres furent criés. Des chaînes furent sorties. Et elle comprit : ils ne la laisseraient pas partir.
Ils la forcèrent, elle et Elyan, à se rendre. L’un des hommes tenta de l’immobiliser par la magie. Luliya, féroce, résista. Des coups fusèrent. Elle protégea Elyan de ses bras, de son corps, jusqu’à ce qu’ils soient tous deux à terre, entourés d’acier et de sortilèges.
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