Chapitre 9 : Le Serment Brisé

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Point de vue : Kaelen

Kaelen avait dix-huit ans lorsqu’il mit la main sur l’œuf.
Cela faisait cinq ans qu’il avait tourné le dos à tout ce qu’il avait aimé. Luliya. Elyan. Il était parti à treize ans, ravagé par une rage qu’aucun enfant ne devrait connaître. Il n’avait rien emporté d’autre que sa haine, son silence, et une promesse muette de vengeance pour son peuple réduit en cendres.

Il avait trouvé refuge chez les Nains de Fhur-Barrim, au creux des Monts d’Ombre. Des maîtres forgerons, brisés par la guerre, qui avaient taillé des tunnels dans la roche comme on creuse des tombes. Là, sous la pierre, vivait encore un cœur battant de révolte : des guerriers aux visages burinés, aux regards morts. Des survivants, endurcis par les sièges, les trahisons, les deuils.

Lorsque l’Empereur Fou monta au pouvoir, il vit dans les Nains un obstacle à son contrôle absolu. La guerre s’abattit sur les montagnes. Des cités entières furent englouties sous le feu et le fer. Les survivants, eux, creusèrent plus profondément encore, menant une guerre de l’ombre, de l’embuscade et du sabotage.

Kaelen fut forgé là-dedans. Formé à la hache, à la dague, à tuer dans le silence et à survivre sans pitié. Il apprit à vénérer la Pierre-Mère, la déesse de la roche, de la mémoire, des secrets cachés sous la terre. C’est ce culte, austère mais juste, qui lui ouvrit les portes du cœur nain.

Parmi les résistants se trouvaient aussi des Fae. Hybrides des anciens peuples féeriques, ils portaient dans leurs chairs les stigmates de la nature : yeux aux reflets changeants, oreilles effilées, griffes, crocs, plumes. Des armes vivantes. Il se lia d’amitié avec Ryn Griffesombres, un mercenaire devenu agent de la guérilla. Froid, loyal, il lui sauva la vie un jour où un dragon de mer attaqua la côte naine.

Mais dans ses nuits les plus sombres, Kaelen revoyait Luliya. Son rire, ses tresses, ses bras autour de son cou. Il avait fui pour ne pas la condamner à plus de cendres et de sang. Elle avait été sa sœur, son amie, sa promesse brisée. Et il se haïssait de les avoir laissés là, dans le brasier du démon noir.

**

C’est lors d’un raid que tout bascula. Ils attaquèrent un convoi impérial destiné à un riche héritier : bijoux, artefacts anciens, armes enchantées. Mais au fond d’une caisse scellée de glyphes interdites, Kaelen sentit une pulsation. Une chaleur familière.

Un œuf. Bleu, d’un azur profond, parcouru de veines argentées. Il battait comme un cœur. Quand il posa la main dessus, il comprit : ce n’était pas un appel de pouvoir. C’était un lien. Un destin. Il brisa les sceaux, volontairement, comme s’il défiait l’ordre du monde.

Trois jours plus tard, dans une grotte isolée, l’œuf éclot.

Azaerion.

Un dragon bleu, aux yeux d’or vif. Électrique. Fièrement sauvage. Ils se lièrent aussitôt. Comme si leurs deux cœurs battaient depuis toujours à l’unisson. Kaelen ne l’avait pas volé. Il l’avait retrouvé. Et Azaerion l’avait reconnu.

Mais la paix fut brève.

Trahi par un espion, leur position fut révélée. Azaerion, encore jeune, fut blessé. Kaelen, capturé. Emmené à Aetheryon, la cité noire de l’Empereur.

Il ne plia pas. Ni sous les coups, ni face aux tortures. Mais le Serment l’eut. Une ancienne magie, tatouée dans le sang, le forçait à obéir.

L’Empereur, serpent drapé de soie, choisit de le garder en vie. En faire un soldat personnel. Un tueur marionnette. Il y vit une opportunité. Un outil. Une bête à dresser. Il lui imposa un serment de soumission par magie ancienne. Un sort qui le liait, corps et âme. S’il désobéissait, il souffrait. S’il résistait, il mourait.

Chaque mission était un blasphème. Il tua des résistants. Pourchassa des elfes sylvains. Il traqua les derniers libres. Un jour, il dut tuer un ami. Du moins, le faire croire. Il le laissa fuir, un bras en moins. Il devait jouer son rôle.

Tout ça, pour protéger Luliya. Pour que l’Empereur ne sache jamais.

Le soir de ses vingt ans, le roi l’invita dans les Quartiers des Tentations. Pour soi-disant le récompenser.

— Viens, Kaelen. Goûte à la douceur, dit-il, les yeux rougis par des fumées interdites.

C’était un harem. Des esclaves. Des hommes et des femmes drogués, parés de bijoux, maquillés comme des masques fêlés. Offerts aux favoris comme des mets sur une table.

Kaelen voulut refuser. Le Serment le broya.

Il choisit une elfe aux cheveux de jais. Elle ressemblait à un corbeau. Belle et funèbre. Un présage. Il ne voulait pas la toucher. Il voulait juste la sauver d’un vieux noble qui la tirait par les hanches.

Ils furent forcés au centre de la salle. Un cercle se forma, comme un cirque. Tous les yeux sur eux.

L’Empereur, allongé, deux femmes sur lui, souriait. Autour, les nobles haletaient, avachis sur des canapés de velours, leurs "préfèrés" entre les jambes. La pièce puait le sexe, l'encens et la luxure.

Kaelen ferma les yeux.
Il s’éteignit à l’intérieur.

Il fut contraint de la prendre. Sans désir. Au sol. Comme un chien. Comme un esclave. Comme un objet.

Elle, vendue par les siens pour survivre, ne trembla pas. Elle savait, par la douceur de ses gestes, qu’il n’était que son reflet. Un jouet. Un pion. Facilement remplaçable.

Il entendit le rire de l’Empereur. Creux. Moqueur. Cruel.

Quand ce fut fini, Kaelen resta là, à genoux, les mains souillées, le ventre glacé, vidé. Le roi ne l’avait pas récompensé. Il l’avait humilié. Brisé.

Et c’est là qu’il le vit.

Trois nouveaux esclaves amenés sur des coussins, comme des offrandes.
Deux femmes aux cheveux rouges. Aux yeux violets. Et lui.

Raël.
Le frère de Luliya. Le héros de leur enfance. Le protecteur.

Amaigri. Défiguré par l’effort. Le regard mort.

Kaelen sentit sa gorge se nouer. Raël ne le reconnut pas. Il se pencha vers l’Empereur, prêt à le servir.

Le serpent rit.

— Tu le reconnais, hein ? En même temps, vous n’étiez pas nombreux. Faciles à brûler.

Kaelen resta muet. Terrorisé.

— Dis-moi d’où tu le connais, murmura-t-il.

Un mage fut appelé. Kaelen essaya de mentir. Trop tard.

La magie entra. Fouilla. Retourna ses souvenirs.

Luliya. Le feu. Le bébé. Un griffon. Des nomades.

Le démon sourit.

— Enfin… Une piste. Elle est mignonne, cette enfant. Et ces yeux rouges...

Kaelen, à genoux, comprit. Il les avait trahis. Encore.

Et il savait que le moment de briser le Serment approchait.
Urgent. Vital.

Mais ce soir-là, il resta là, brisé.

Il avait échoué.

Il était devenu l’instrument même de la douleur qu’il avait voulu fuir.

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