Chapitre 11 : La décision impossible
Le temps sembla se figer.
Le corps de Tarkan était agenouillé. Kaelen s’approcha de lui lentement, tel un chat guettant sa proie. Sa lame nue reflétait une pâle lumière — flottante, trop calme. Il n’y avait ni haine dans ses gestes, ni cruauté. Seulement une obéissance glaciale, un devoir implanté jusqu’au fond de l’âme. Un dernier regard entre les deux hommes, puis la lame siffla dans l’air. Tarkan jeta un ultime regard vers sa famille, puis fixa Luliya d’un regard empli d’amour et d’acceptation, comme pour lui chuchoter que tout allait bien se passer.
Un souffle sembla quitter le monde.
Luliya voulut hurler que ce n’était pas de sa faute.
Elle vit Shana appeler son mari, paniquée.
Elle cria à ses enfants de ne pas regarder.
Puis, dans un éclair de terreur, elle hurla à Elyan d’arrêter de se débattre — les soldats étaient en train de l’étouffer avec sa chaîne. Son petit corps secoué de spasmes, sa voix brisée de détresse.
Leur mère, à genoux, lança des supplications à l’Empereur. Elle implorait sa clémence, jurant que Luliya et Elyan étaient comme sa propre chair, qu’elle les avait élevés dans les codes et les valeurs de l’Empire, qu’ils ne s’étaient jamais opposés à son autorité, et ne le feraient jamais.
Arkan, en larmes, appelait son père et le prénom de sa grande sœur, sa voix brisée fendant le tumulte.
Tout autour, les Anciens tentaient de retenir les deux derniers membres de cette famille qui se déchirait sous leurs yeux, comme pour empêcher qu’un fil de plus ne se rompe dans l’effondrement.
Un coup net. Silencieux. Tarkan s’effondra sans un cri. Kaelen avait visé juste, proprement. Luliya, au bord du gouffre, sentit son esprit se contracter dans une fulgurance de lucidité. Elle savait qu’ils ne tiendraient pas. Pas tous. Pas sans un acte irréversible. Alors elle croisa le regard d’Elyan — ce regard farouche, jeune encore, mais brûlant de loyauté.
« L’œuf, » souffla-t-elle.
Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Elyan comprit. Il le savait, comme elle. Il pouvait forcer le lien avec le dernier œuf de dragon. Ce n’était pas prévu. Pas ainsi. Mais s’il le faisait maintenant, devant témoins, l’Empereur n’aurait plus aucun pouvoir de les écraser sans conséquences.
Car un dragonnier n’était pas un simple soldat. Il représentait l’ordre même du pouvoir impérial. La légitimité. L’autorité sacrée transmise par les anciens pactes. Et si Elyan liait l’œuf à lui — même s’il n’était pas de sang impérial, même s’il ne l’était plus aux yeux de l’Empereur depuis une heure à peine — cela ne changerait rien aux yeux du peuple. Le lien serait là. Irréfutable.
Et l’Empereur ne pourrait pas nier l’évidence sans scier la branche même sur laquelle reposait sa souveraineté.
Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Elyan comprit. Il le savait, comme elle. Il pouvait forcer le lien avec le dernier œuf de dragon. Ce n’était pas prévu. Pas ainsi. Mais s’il le faisait maintenant, devant témoins, l’Empereur n’aurait plus aucun pouvoir de les écraser sans conséquences.
Les chaînes explosèrent autour de ses poignets. Des étincelles anciennes dansaient autour de lui. Elyan bondit. Ses cheveux argentés s’élevèrent dans le vent, comme si l’air lui-même répondait à son appel.
Un cri d’horreur monta de la foule. La mère de Luliya tomba en arrière, la main sur la bouche, déchirée entre la peur et la prière. Arkan se remit à hurler, mais cette fois, ce n’était plus du chagrin. C’était un cri d’espoir. Il avait vu — il avait compris.
Elyan courut. Vers l’œuf oublié. Ce dragon que l’Empereur avait voulu enterrer vivant.
Et alors, devant les regards figés du village, des soldats, de l’Empereur, Elyan posa les mains sur l’œuf. Celui-ci s’illumina d’une lumière blanche aveuglante. Le pacte se forma. Une fissure éclata dans la coquille, et une créature en émergea – petite, fragile, au regard d’une sagesse ancienne. Un dragon blanc. Pur. Unique.
Un hurlement fendit l’air. Celui de l’Empereur.
Le plan avait échoué. Il voulait que le garçon meure. Il voulait condamner Luliya à un sort bien plus atroce : devenir un jouet entre ses mains, comme les concubines qu’il brisait à loisir. Ce pacte scellé devant tous était une gifle à son autorité. Il ne pouvait plus le tuer sans se renier, sans rompre la confiance sacrée de son peuple. Les dragonniers représentaient l’ordre même de son pouvoir.
Alors il ordonna qu’on emmène les enfants. Les corps de Tarkan et des autres furent laissés derrière, sans cérémonie. Les villageois, eux, furent forcés de rentrer, contraints au silence. On leur interdit de pleurer, de protester, ou même de regarder.
Dans la poussière du sol, leur mère s'était redressée tant bien que mal. Elle avait vu la lumière, senti le choc dans l’air — et compris. Elle les vit, Luliya et Elyan, entourés de soldats. Ses enfants. On les lui arrachait.
Elle se rua vers eux, bousculant les gardes, trébuchant, les genoux en sang. On la retint à quelques mètres à peine. Deux soldats la saisirent violemment — elle se débattit comme une louve acculée, hurlant leurs prénoms jusqu’à s’en arracher la gorge.
Du plus profond de ses entrailles, elle hurla :
« Elyan ! Luliya ! Qu’importe ce que les gens disent — ma force vous trouvera ! Peu importe où vous êtes… je vous trouverai ! »
Sa voix se brisa, mais son cri vibra encore longtemps dans l’air — coupant net le silence forcé du village, plantant dans la chair de ses enfants une vérité brûlante qu’aucun Empereur ne pourrait effacer.
Ce furent les derniers mots qu’ils entendirent d’elle.
On poussa Luliya, Elyan, et Kaelen vers les chars noirs en direction du camp impérial.
Luliya marchait, la tête haute, mais le cœur transpercé. Kaelen marchait à ses côtés, le regard vide, la lame toujours à sa ceinture. Elle aurait pu le tuer, là, de ses propres mains. Mais elle le savait : s’il y avait un moyen de survivre dans ce palais de perversion, elle pourrait peut-être l’extorquer de lui. Même si elle brûlait de haine.
Elyan, lui, portait le jeune dragon contre son torse, le serrant fort malgré les mains brutales des soldats. Ils le tirèrent en avant, le poussant à genoux face à l’Empereur. Dans cette tente sombre où ils avaient été bousculés quelques minutes auparavant. Le dragon blanc, blotti contre lui, ouvrait déjà les yeux.
— Il doit prêter serment, maintenant, déclara le souverain d’un ton froid.
Luliya voulut crier, hurler qu’il était trop jeune, qu’il n’avait pas le droit. Mais les chaînes l’étranglaient presque. Kaelen, lui, ne bougea pas. Figé. Figé comme il l’avait été, des années plus tôt, exactement à cette place.
Elyan leva les yeux. Il était pâle, mais debout. Malgré sa taille, malgré ses larmes, il ne fléchit pas. Il comprenait. Il savait ce que ces mots allaient lui voler. Sa liberté.
Le regard de Kaelen croisa celui du garçon.
Et une fêlure profonde apparut enfin sur le masque impassible du chevalier. Sa mâchoire se crispa, ses doigts se serrèrent sur la garde de son épée. Pour la première fois depuis des années, quelque chose de vrai – une douleur nue, sans armure – fendit la surface de son visage. Il vit dans Elyan le reflet du garçon qu’il avait été. Brisé, à genoux, devant la même monstruosité.
Luliya, figée, sentit un frisson la traverser. Elle ne pouvait pas oublier ce que Kaelen avait fait — la haine brûlait encore dans sa poitrine — mais ce changement, cette vulnérabilité soudaine, sema un doute sourd en elle. Peut-être qu’au fond, derrière ce masque de soldat implacable, il restait encore quelque chose d’humain, un éclat de douleur partagée.
Elle resta silencieuse, prise entre le doute et un fragile espoir, incapable de dire si cette faille dans son masque était sincère ou juste un mirage né de la nostalgie. Elle chercha le regard d’Elyan, espérant qu’un simple échange de regards lui apporterait un peu de réconfort. Mais le silence fut brisé par la voix glaciale de l’Empereur qui résonna dans la pièce.
La chaîne enserrait sa gorge. Pas fort. Juste assez pour lui rappeler, à chaque respiration, qu’elle n’avait plus le droit de parler. Ni de crier. Ni de supplier.
Elle restait debout, encadrée par deux soldats, impassible. La douleur, la rage, l’horreur — tout cela était là, oui. Mais elle les tenait enfermés derrière son sourire.
Un sourire fragile, posé sur ses lèvres comme une offrande silencieuse à son petit frère.
Elyan était à genoux. Le sable lui collait aux paumes. Son torse montait et descendait en soubresauts. Il gardait le dragon blanc blotti contre lui, comme un enfant endormi qu’il aurait voulu protéger du cauchemar. Mais le cauchemar, c’était ici. Maintenant. Et il n’y avait pas d’échappatoire.
La tente impériale, close et sombre, semblait se refermer sur eux comme une gueule. Des encens brûlaient dans des coupes d’argent, parfumés à la cendre, au sang séché, aux restes de rites oubliés. L’air était épais, irrespirable.
Alors l’Empereur parla.
— Répète après moi. En langue du Pacte.
Kaelen détourna le regard, juste un instant. Mais c’était trop tard. L’image était imprimée dans sa mémoire. Ce garçon, agenouillé. Ces mots, si lourds qu’ils enchaînaient une âme pour toujours. Il avait vu cette scène dans un miroir, dans un souvenir qu’il avait tout fait pour enterrer.
Et cette fois, il n’était pas le garçon. Il était l’adulte. Il était celui qui n’avait rien pu empêcher.
Un souffle froid traversa la tente. Les prêtres, drapés dans des robes noires brodées d’or fané, se mirent à psalmodier. Les symboles apparurent, un à un, flottant au-dessus d’Elyan comme des cendres incandescentes.
Cette langue ne devait être utilisée que pour unir un dragonnier à son dragon.
Mais aujourd’hui, elle serait souillée. Détournée. Pour enchaîner une âme au trône.
— Akvar’thûn dei Khaal, prononça l’Empereur, comme on déchire un serment vivant.
Elyan hoqueta. Luliya vit son ventre se tendre, son souffle se briser. Il répéta les mots, chaque syllabe écorchant sa langue comme une lame.
Une rune descendit du plafond de la tente. Elle n’était pas seulement lumière : elle était volonté. Elle se grava sur la peau d’Elyan, brûlante. Il ne cria pas. Il trembla. Mais il resta droit.
— Miren’vek ar’dor.
Les mots suintaient de magie noire. Les prêtres montaient la voix, et la lumière devenait rouge. Chaque phrase prononcée semblait avaler un morceau d’Elyan. Mais ses yeux… ses yeux cherchaient encore Luliya.
Elle le regardait. Fixement. Immobile. Et elle souriait.
Un sourire ténu. Doux. Inflexible.
Je suis là, disait ce sourire. Je te vois. Je te reconnais. Tu tiens encore. Tu es encore toi.
— Zyrran-kaal vel’mir. Nok’tael.
Il faillit tomber. Son corps n’en pouvait plus. Une dernière rune descendit, cette fois marquant sa poitrine. Une trace noire, presque charnelle. Un pacte devenu malédiction.
Elyan s’effondra, le souffle brisé. Le dragon gémit contre lui.
Le silence se fit. Et dans le silence, l’Empereur sourit.
Alors Elyan, le front contre la terre, murmura, d’une voix qui n’était presque plus la sienne :
— Je… ne suis plus à moi… Je suis à l’Empire…
Mais Luliya savait.
Elle le sentait, dans l’écho sourd de ce lien maudit : une fissure.
Un éclat de lui — libre. Infime. Vivant.
Et elle fit une promesse, sans l’énoncer. Une promesse qui vibre dans l’os, dans la mémoire, dans le sang :
Un jour, mon frère. Un jour, je t’arracherai à ce serment. Même si je dois brûler l’Empire tout entier.
L’Empereur descendit lentement de son trône mobile, chaque pas résonnant dans la tente comme une sentence. Il ne se pressait pas. Il n’avait jamais eu besoin de se hâter. Tout pliait devant lui — tôt ou tard.
Il s’arrêta devant eux. Kaelen. Luliya. Deux statues debout dans la lumière morne des torches.
— Tu es toujours là, Kaelen. Fidèle. Abîmé.
Il tourna la tête vers lui, presque attendri.
— J’ai vu ton regard. Quand elle souffre… tu vacilles. C’est presque beau, cette fragilité.
Puis il s’avança vers Luliya. Son ombre s’étendit sur elle comme une marée noire. Il leva une main gantée, laissa glisser du bout de son doigt une ligne glacée sur sa joue, juste une caresse, à peine un contact. Pourtant, elle sentit chaque nerf de son corps se tendre, résister, hurler en silence.
Elle ne broncha pas. Ne détourna pas les yeux.
Elle ne lui donnerait rien.
L’Empereur, lui, sourit.
— Tu brûles, toi aussi. Mais d’un feu plus ancien. Quelque chose… d’indocile. J’aime ça.
Il fit volte-face, se tournant de nouveau vers Kaelen, avec un calme presque cérémoniel.
— Et toi… Tu sais ce que j’admire chez toi ? Cette capacité à obéir tout en saignant de l’intérieur.
Il laissa planer un silence, puis ajouta, doux comme un murmure :
— Il est temps que tu me serves autrement.
Il s’approcha encore, leur faisant face à tous les deux. Il parlait maintenant comme s’il récitait une évidence.
— Vous portez un sang difficile. Inutile de tenter de le dompter. Mieux vaut… le réécrire.
Il marqua une pause. Aucun sourire cette fois. Juste une décision déjà prise.
— Vous serez unis. Pas pour vous. Pour moi.
Il effleura l’espace entre eux, comme on caresse un fil invisible.
— De votre chair naîtra quelque chose que nul ne pourra affronter… sans en payer le prix.
Une arme. Irréprochable. Inaltérable.
Mais jamais libre.
Il laissa le silence se poser, pesant. Puis, dans un murmure presque doux :
— Mon héritier. Façonné par mes desseins. Né pour obéir à ma volonté.
Un prolongement de moi-même, mais sans mes faiblesses.
Il posa les yeux sur Kaelen, sans la moindre chaleur :
— Tu le feras. Parce que tu m’appartiens. Et parce que tu sais ce qui arrivera si tu refuses.
Puis son regard glissa vers Luliya, lentement, avec une douceur plus terrible encore :
— Et toi… tu survivras. Pas par chance. Ni par pitié.
Mais parce que ton ventre… berce l’enfant de mes projets.
Il se tut, un sourire effleurant ses lèvres, presque affectueux.
— Tu deviendras le berceau d’un pouvoir que moi seul pourrai manier.
Il recula enfin, satisfait.
Il n’avait pas besoin de hurler pour régner.
Il était l’ordre. Le centre. Le sommet.
Le monde entier respirait par sa permission.
Kaelen, figé, serrait les poings à s’en faire saigner les paumes. Il ne dit rien. Mais son silence était un cri. Ses yeux, posés sur Luliya, ne contenaient plus que douleur et remords Aucun mot ne sortit de sa bouche. Seulement cette douleur, nue, dans son regard. Ce regard qu’elle ne savait plus comment interpréter.
Soumission ? Culpabilité ? Peur ?
Ou tout à la fois ?
Mais il ne parlait pas.Et son silence criait.
L’Empereur, satisfait, tourna les talons. Il croyait avoir gagné. Il croyait l’avoir enfermée. Il croyait sa cage inviolable.
Mais il avait oublié une chose.
Ce sont les cages qui forgent les clés.
Et les clés, parfois, prennent la forme d’un regard. D’un refus. D’un silence plus fort que le fer.
Elle était peut-être enfermée…
mais si ses poignets ne pouvaient rompre les barreaux,
alors c’est son esprit qui les tordrait.
Et dans le silence qui suivit, une vérité se fit jour.
Brûlante. Incisive.
Ils n’avaient pas été vaincus.
Pas encore.
Chaque souffle redessinait les règles,
comme si le monde lui-même retenait son haleine.
Et le destin, ce chasseur invisible aux pas feutrés,
s’était glissé dans l’ombre de leurs pas.
Il n’avait pas frappé. Il avait attendu.
Et maintenant, ses mâchoires se refermaient —
lentes, cruelles, inévitables —
sur eux.
Annotations
Versions