Chapitre 12 : L’ombre d’un rêve brisé

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La nuit était tombée sur le camp comme une chape silencieuse. Le vent s’était levé au crépuscule, mordant la peau et fouettant les flammes des torches. On ne parlait plus que bas, comme si les ombres elles-mêmes pouvaient entendre.

L’Empereur n’avait pas prononcé un mot de trop. Après leur libération, il avait simplement tendu la main, un geste ferme, presque cérémoniel. Entourés de gardes à l’armure sombre, ils avaient été escortés à travers le campement, sous les regards muets de soldats et de survivants. Personne ne semblait savoir quoi dire — ni féliciter, ni plaindre.

Luliya sentait encore sur sa peau la morsure des chaînes, l’odeur de fer et de poussière. Elle avançait lentement, tenant Elyan par la main. Il vacillait, à peine conscient. À plusieurs reprises, elle avait dû le soutenir de tout son corps. Kaelen marchait derrière eux, son regard fixé droit devant, impénétrable. On aurait pu croire qu’il marchait vers un trône ou vers une tombe.

On les mena jusqu’à une tente isolée, à l’écart du tumulte. Plus grande que les autres, mais aussi plus silencieuse. L’intérieur était sobre : des fourrures posées sur le sol, une table basse, quelques lampes à huile qui jetaient une lumière tremblante sur les parois de toile. Une chaleur discrète y régnait, presque irréelle après le froid des chaînes.

L’Empereur s’arrêta à l’entrée, observant un instant Luliya et Elyan. Il leur adressa un bref signe de tête.

— Reposez-vous, dit-il d’une voix grave. Vous aurez des réponses demain. Pas avant.

Puis il tourna les talons et disparut dans la nuit sans attendre de réponse.

Luliya s’agenouilla aussitôt près du lit de fortune et y allongea Elyan. Il s’endormit sans un mot, les paupières lourdes, les mains encore tremblantes. Elle resta là un long moment, à l’observer respirer.

Kaelen, lui, n’avait pas bougé. Il restait debout, juste à l’intérieur de l’entrée, comme une sentinelle incapable de baisser la garde. Son ombre immense semblait vouloir protéger l’enfant et celle qui avait tant souffert.

La nuit fut brève. Pas vraiment paisible. Luliya dormit par fragments, secouée de rêves fiévreux, où se mêlaient la douleur et les souvenirs.

Elle revoyait le visage sévère mais tendre de son père adoptif, la voix cassée de sa mère lui chuchotant ces dernières paroles. Puis ces visages se fondaient dans ceux d’un homme et d’une femme aux traits flous — ses vrais parents. Dans ses rêves, ils lui souriaient, tendres, presque irréels. Elle voulait courir vers eux, les serrer contre elle, leur demander pourquoi ils étaient partis.

Mais leur sourire se figeait. Le feu surgissait alors sans prévenir, les engloutissait lentement. Elle hurlait sans voix, les bras tendus, figée dans l’impuissance.

Elle se réveilla en sursaut, haletante, le cœur battant comme un tambour brisé. La tente était silencieuse, à peine troublée par les sanglots étouffés d’Elyan, recroquevillé dans les fourrures. À chaque fois qu’elle ouvrait les yeux, Kaelen était là, immobile, droit comme un pic, ses yeux veillant dans l’ombre. Comme s’il n’avait pas dormi. Comme s’il n’avait même pas cligné des yeux.

***

C’était le matin.
Le ciel, encore drapé de brume, s’ouvrait lentement à la lumière d’un jour pâle. L’aube naissante effleurait les crêtes des montagnes comme un souvenir qu’on n’ose plus évoquer. Une légère buée s’échappait des lèvres de Luliya à chaque respiration, et la rosée accrochée aux pierres froides faisait scintiller les chaînes qui venaient tout juste de tomber de ses poignets.

L’Empereur n’avait laissé place à aucun délai. Il exigeait un retour immédiat à la capitale. Trop de choses étaient en jeu, disait-il, et la moindre heure perdue pouvait coûter plus que des vies. Ainsi, à peine libérés, on les avait menés jusqu’à la plateforme d’envol. Pas le temps de panser les plaies, pas le temps d’enterrer les morts. Seulement l’ordre froid et intransigeant de repartir.

Face à eux, dressé dans toute sa majesté, se tenait le dragon de Kaelen.
Un être immense, aux écailles d’un bleu profond, presque glacé. Lisses comme du marbre poli, elles ne renvoyaient aucune chaleur — seulement l’éclat d’un ciel d’hiver. Ses ailes, vastes comme des voiles, frémissaient sous la brise, prêtes à déchirer les nuages. Ses yeux, pareils à deux pierres de saphir taillées dans le givre, ne reflétaient rien d’humain. Il était beau, mais d’une beauté sans tendresse. Noble, mais sans pitié.

Kaelen, déjà en selle, tenait les rênes d’une main ferme. Pourtant, son visage était tiré, creusé par la fatigue. Il semblait vidé, comme sculpté dans la veille. Ses yeux restaient clairs, mais moins vifs. Sa posture, droite, laissait deviner l’effort de celui qui refusait de plier.

Luliya monta en silence, posant un pied sur l’étrier sculpté de runes anciennes, puis l’autre. Elle installa Elyan contre elle, ses bras autour de lui. Il dormait à moitié encore, épuisé, les traits tirés, et elle le serra contre son ventre comme on serre un dernier souvenir. Puis elle leva les yeux vers Kaelen, plus silencieux que jamais, son ombre projetée par la lumière fragile du matin.

Alors le dragon s’élança. Elle jeta un dernier coup d'œil à son passé. Le cœur meurtri de partir sans adieu à ceux qu’elle avait plus qu’aimer.
Ils prirent leur envol dans un bruit de cuir et d’ailes. Le vent leur fouettait le visage, sec et coupant.

Et ainsi passèrent les heures.
Et Luliya se souvint.
D’un autre matin. D’un vol semblable, et pourtant… si différent.

Elle était plus jeune alors, légère, tremblante, mais le cœur encore habité par la foi. Le monde était cruel, oui, mais il restait Kaelen. Il restait le griffon.

Ce griffon, tout en plumes d’or pâle, qui s’était posé comme une bénédiction. Il avait senti leur détresse, s’était laissé approcher, et les avait portés tous les trois loin du danger. Elle se rappelait encore le frisson du pelage chaud contre ses joues, les coups d’ailes puissants, l’odeur douce de la forêt sous eux. Elle se rappelait Kaelen, riant doucement derrière elle, ses bras la retenant avec cette pudeur protectrice qui faisait battre son cœur d’enfant un peu plus fort.

Ce jour-là, elle s’était sentie en sécurité, même au bord du vide. Le ciel leur appartenait. Ils n’étaient que deux enfants suspendus à un rêve.

Aujourd’hui, ils volaient à nouveau. Mais tout était froid.

Il n’y avait plus de pelage doux, plus de rires. Seulement des écailles glacées, une selle trop grande, trop raide, et un silence trop lourd. Le vent était le même, mais il hurlait maintenant dans ses oreilles comme une lamentation. Et Kaelen, loin de la réconforter, ne faisait que raviver la brûlure.

Autrefois, elle s'était sentie portée. Aujourd’hui, elle tombait sans fin.

Ils survolèrent les derniers reliefs, et enfin, au-delà du rideau de nuages, apparut le cœur de l’Empire.

***

La cité impériale s’étalait comme une blessure sur la terre. En son centre, le Palais Noir, silhouette colossale de pierre polie, se dressait tel un trône d’orgueil, séparant la ville en deux mondes qui ne se parlaient plus.

Du côté de la mer, les quartiers riches resplendissaient d’artifices et de magie, propres et neufs, comme si la guerre ne les avait jamais effleurés. Les jardins suspendus, les dômes dorés, les places en marbre accueillaient rires, musiques et senteurs de miel. Les nobles s’y promenaient vêtus de soie, et les enfants y dansaient sans craindre la faim ni le froid.

Mais à l’est... c’était un autre monde.

Des terres desséchées par les combats. Des maisons éventrées, recousues à la hâte de planches et de sorts grossiers. La végétation y avait cédé la place à la poussière, et les rires s’étaient tus depuis longtemps. Les visages étaient ternes, les corps amaigris. Là-bas, on survivait — on ne vivait plus.

Et entre les deux : le palais. Haut, sombre, orgueilleux. Un monolithe taillé dans l’obsidienne et la volonté d’un seul homme.

Le roi-empereur. Tyran couronné. Architecte du malheur.

***

Le dragon se posa sur l’esplanade de pierre noire dans un fracas métallique, un souffle d’air brûlant rabattant les capes des soldats en faction. Les griffes raclèrent la pierre dans une gerbe d’étincelles, et les lourdes tentures du palais claquèrent au vent.

Kaelen descendit le premier, le visage fermé. Il tendit la main vers Elyan — geste rapide, presque mécanique — puis aida Luliya à descendre. Elle ne dit rien. Pas un mot, pas un soupir. Juste un regard, froid comme le fer.
Kaelen détourna les yeux.

Des gardes s’approchèrent aussitôt et arrachèrent Elyan à ses bras. L’enfant résista, paniqué.

— Luliya ! Non, s’il te plaît ! LULIYA !

Elle voulut courir vers lui, mais les lances se levèrent. Kaelen murmura, d’une voix dure :

— Il doit aller à l’École des dragonniers. Il n’y a pas d’alternative.

— C’est un enfant, Kaelen !

— Je sais.

Puis il tourna le dos.

Elyan et son dragon disparurent dans un couloir. Luliya, la gorge nouée, sentit le vide s’ouvrir sous elle. Mais déjà, d’autres soldats l’encadraient. On ne la toucha pas — pas encore — mais la pression était là, constante, implacable.

On la guida à travers des couloirs d’obsidienne, jusqu’à une aile privée du palais. Rien ne lui fut montré du reste. Partout, les portes se refermaient derrière elle. Tout était silence et pierre.

Enfin, une vaste pièce aux tentures d’or. Murs nus, lit somptueux, miroirs immenses. Et la porte se referma derrière elle, à double tour.

Quelques instants plus tard, il entra.

L’Empereur.

Il s’avança sans un mot. Sa cape traînait derrière lui comme une flamme éteinte. Il ne portait aucune arme visible — il n’en avait pas besoin. Il était l’arme.

Son regard s’abattit sur elle comme un couperet. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix basse, contrôlée.

— Tu es ici comme future mère d’un sujet qui me sera précieux, Luliya. Pas comme prisonnière.

Il marqua une pause. Puis il sourit. Un sourire sans chaleur, sans illusion.

— Mais si tu refuses ton rôle… alors oui. Tu seras traitée comme une prisonnière.

Luliya le défia du regard.

— Vous n’avez aucun droit.

— J’ai tous les droits. Je suis l’Empire.

Il s’approcha encore, assez pour qu’elle sente son souffle.

— Tu obéiras. Parce que je tiens ton frère. Parce que je tiens Kaelen. Parce que je tiens tout ce que tu crois aimer. Et parce que, ici, tu n’as rien.

Un silence épais tomba. Puis il ajouta, presque distraitement :

— Le mariage aura lieu dans dix jours. Tu seras prête. Belle. Silencieuse.

Et il tourna les talons.

Les portes s’ouvrirent à nouveau. Une demi-douzaine de servantes entrèrent sans un mot. Elles la cernèrent, commencèrent à prendre ses mesures, à tirer sur ses bras, à noter, à chuchoter entre elles. On l’effeuilla comme une bête docile, sans la moindre pudeur.

On l’enveloppa d’étoffes riches, on plaqua des colliers contre son cou, on mesura son tour de taille, ses hanches, ses poignets.

Elle, droite, muette, le regard perdu.
Chaque geste la réduisait. Chaque épingle l’effaçait.

***

La cérémonie fut célébrée comme expliqué, trois jours plus tard. Une mascarade orchestrée par l’Empereur lui-même, qui se drapa dans son rôle de « père spirituel », de bienfaiteur miséricordieux.

La salle des cérémonies était un joyau de magie et de pouvoir brut : un dôme de cristal noir et d’acier enchâssé de pierres précieuses mouvantes. Le soleil frappait l’architecture comme pour en révéler l’hypocrisie. On y avait convié l’élite de l’Empire : généraux, enchanteurs, marchands, des dragonniers vêtues de costumes d’écailles taillées et de nobles ivres de vin et de pouvoir.

Luliya avançait lentement entre deux rangées de piliers noirs. Elle portait une robe fluide, taillée dans une étoffe vivante. Les reflets de pourpre et de braise semblaient onduler sous la lumière magique. À chaque mouvement, la soie chuchotait comme des cendres caressant sa peau de nacre. Son corsage rigide était brodé de fils d’or ancien, entrelacés de perles rouges rappelant la lueur de ses yeux. Une coiffe légère, constellée de diamants, couronnait sa chevelure rougeoyante, épaisse et indomptée. Elle était comme une neige recouverte de sang frais.

À ses côtés, Kaelen n’était pas en reste. Pour satisfaire aux caprices de l’Empereur, il avait été contraint de revêtir une tunique assortie, aux teintes de feu éteint et de nuit. Son armure cérémonielle, faite d’un cuir souple incrusté d’écailles bleues vernissées – réplique des écailles de son propre dragon – semblait plus sculptée que forgée. Autour de ses poignets, des symboles elfiques avaient été tracés à l’encre d’obsidienne, comme une insulte silencieuse à ses origines qu’on tentait de figer dans le décorum impérial. Et pourtant, malgré la coordination des couleurs, malgré la beauté factice imposée par les couturiers royaux, rien n’était uni en eux, sauf le gouffre de douleur qu’ils taisaient.

Ils n’étaient pas deux amants. Ils étaient deux armes tenues par la même main.

L’Empereur ouvrit la cérémonie avec une emphase théâtrale. Drapé de pourpre et d’or, il se tenait au sommet des marches, surplombant la salle comme un dieu ancien redescendu parmi les mortels. Sa voix s’éleva, claire, tranchante, ensorcelante.

— Voici deux enfants que jadis la tourmente avait séparés… et que j’ai, par ma bienveillance impériale, réunis.

Le silence fut total, comme suspendu.

— Quoi de plus pur, de plus poignant, que l’amour d’enfance élevé au rang de mariage sacré ? Quoi de plus beau que la fidélité transformée en devoir ? L’amitié forgée dans la cendre, qui renaît en flamme noble ?

Il se tourna vers Kaelen, puis vers Luliya. Aucun des deux ne bougeait.

— Aujourd’hui, je bénis leur union. Non seulement en tant que père de l’Empire… mais en tant que témoin de l’histoire.

Un battement, puis :

— Je leur offre, à travers ce mariage, bien plus qu’un avenir : je leur offre une patrie. Et à notre peuple, j’apporte un espoir nouveau. Par cette union, l’Empire redevient un. Le sang ancien et le sang impérial ne font plus qu’un seul fleuve. Et nul ne pourra s’en détourner.

Applaudissements. Rires. Fanfare.

Un théâtre. Et eux, marionnettes sous les projecteurs.

Lorsque les serments eurent été prononcés sous le regard ravi de l’Empereur, la grande salle se transforma. Les piliers noirs se mirent à luire doucement, illuminés par des sphères magiques flottant dans les airs comme des lucioles figées dans un rêve trop parfait.

Un silence solennel s’installa.

Deux coussins de velours noir furent présentés par des enfants aux yeux enchantés, leur regard voilé par la magie. Sur chacun reposait une bague. L’une forgée dans l’onyx et l’argent, gravée de runes anciennes, marquée du sceau impérial. L’autre plus fine, ornée d’une larme de saphir, froide et parfaite comme un serment forcé.

Kaelen prit la bague sans un mot. Ses doigts tremblaient à peine, mais Luliya les sentit vaciller contre les siens lorsqu’il lui glissa l’anneau à l’annulaire. Il ne la regarda pas. Pas vraiment. Juste un éclat de douleur muette, une prière tue.

Elle fit de même, ses gestes mécaniques, les lèvres closes. Quand ses doigts effleurèrent ceux de Kaelen, elle sentit une chaleur étrangère — non pas de tendresse, mais de résistance. Comme une bête enchaînée refusant d’abandonner.

Alors l’Empereur s’avança, les bras levés, les yeux brillants d’une joie factice.

— Et maintenant, pour sceller l’union... un baiser ! dit-il d’un ton gourmand, presque moqueur.

Un frisson parcourut la salle.

Kaelen tourna lentement la tête vers elle. Pour la première fois, leurs regards se croisèrent. Ses yeux, ternes et brisés, s’ouvrirent juste assez pour dévoiler ce qu’il cachait : une tempête silencieuse, faite de honte, de colère, de promesses trahies.

Luliya, elle, ne bougea pas. Elle sentit son ventre se nouer, sa gorge se fermer. Tout son corps hurlait contre ce moment.

Un baiser pour l’Empire. Un baiser pour la cage. Un baiser qui signe la fin.

Kaelen posa une main sur sa joue, très doucement, comme on touche une chose déjà morte. Puis il l’embrassa. Chaste. Bref. Comme une offrande froide sur un autel de cendres.

Et sous les applaudissements, sous les acclamations, sous les lueurs enchantées, Luliya ferma les yeux. Non pour savourer, mais pour disparaître.

Les convives affluèrent, verres levés, rires étouffés, compliments feints. Un orchestre enchanté jouait une mélodie d’elfe mutilée — les notes d’antan déformées pour plaire à des oreilles humaines, nobles, avides. Des mets interdits, autrefois sacrés, étaient servis sur des plateaux de marbre noir : cœurs de fae, vin de sève elfique, viandes rares sculptées à la dague.

Luliya avançait parmi eux, la main de Kaelen posée sur le creux de son dos, comme des serres d’apparence tendre. Elle souriait. Elle souriait, pour ne pas hurler. Chaque rire autour d’eux sonnait comme un coup de cloche funèbre, chaque bénédiction comme une moquerie. Elle était la mariée dorée, offerte en trophée, comme une rose placée dans une cage de verre.

Kaelen, lui, restait impassible, son visage taillé dans le marbre. Même ses yeux, jadis bleus comme la glace des lacs sylvains, semblaient désormais ternis par la cendre. Il ne parlait qu’en cas de nécessité. Il trinqua une fois, puis recula, s’enfermant dans un silence trop pesant pour passer inaperçu.

Mais Luliya, elle, savait. Il se contenait. Il survivait.

Et pourtant…

KAELEN !

La voix jaillit comme un feu de camp mal contrôlé. Un homme fendit la foule, vêtu d’un uniforme de dragonnier mal ajusté, la tunique entrouverte, la démarche souple mais un peu trop enthousiaste. Il avait des cheveux bruns en bataille, les joues rouges d’alcool et des yeux pétillants de cette innocence presque insolente que rien ne semblait pouvoir corrompre.

Par tous les cieux, c’est donc vrai ! Tu t’es vraiment marié !

Il ouvrit les bras comme pour le serrer, mais s’arrêta au dernier moment, devant la raideur de Kaelen. Cela ne sembla pas le décourager.

— Ralenor, pour vous servir, lança-t-il à l’assemblée en s’inclinant un peu trop bas pour un noble, puis il éclata de rire. Tu me reconnais pas ? L’expédition dans les ruines du plateau écarlate ? Le gage, la gnôle elphique, et… et ta déclaration d’amour à moitié noyée dans ton propre vomi ?

Luliya arqua un sourcil.

Kaelen, d’abord figé, eut un léger soupir. Ce n’était pas du mépris. C’était presque un rire… mais brisé.

— Ralenor, dit-il enfin, un hochement de tête à peine perceptible.

Ah ! Tu vois, je t’avais dit que je te ferais parler un jour devant tout un banquet ! Et dire que tu m’as presque jeté par-dessus une falaise pour moins que ça ! Enfin… je dois avouer… il n’avait pas menti, souffla-t-il, un sourire doux sur les lèvres en jetant un regard vers Luliya. Tu es aussi belle que dans ses souvenirs.

Luliya tourna la tête vers Kaelen, intriguée.

— Une nuit… soupira Ralenor avec une théâtralité feinte, pendant une garde trop longue et trop froide… il nous avait tous bluffés en racontant que l’alcool ne l’atteignait pas. On a parié, évidemment. Il a perdu. Et moi, j’ai gagné une version lamentable du redoutable Kaelen, effondré au pied d’un dragon ronflant, à marmonner des mots d’enfant : “Luliya… elle avait des yeux comme des braises.” Tu te souviens de ça, mon gars ? Des braises.

Kaelen ferma brièvement les yeux. Son visage resta neutre, mais quelque chose vibra sous la surface. Un fil de douleur, de tendresse muette. Ses oreilles, à peine pointues, traits mêlés d’elfe, prirent une teinte plus vive — un rose discret, presque timide, qui trahissait sa gêne.

— C’était… une erreur de dosage, répondit-il simplement.

Ralenor éclata de rire.

— La plus douce des erreurs, alors. Allez, frère. Que ton ciel soit clément.

Il leva son verre, trinqua sans attendre de réponse, puis disparut de nouveau dans la foule comme un ouragan de chaleur au milieu du givre.

Luliya garda le silence. Elle regarda Kaelen, mais celui-ci évita ses yeux.

Et dans son cœur, une phrase résonna, venue de ce passé qu’on leur avait volé : Des braises. Oui. Mais désormais recouvertes de cendre.

Sous les guirlandes magiques, dans la lumière douce des sphères suspendues, le rire de Ralenor s’était déjà éloigné. Les illusions d’abondance reprenaient leur cours, comme un sortilège lancé sur les convives pour mieux étouffer le réel. L’or coulait à flot, les mets sacrés étaient dévorés sans mémoire, et les alliances étincelaient comme des chaînes polies.

Des milliers de pièces pour une mascarade. Un mariage sans amour, scellé dans le velours d’un théâtre cruel.
Les années de guerre n’avaient pas terni le faste de l’Empereur — mais elles avaient tout flétri en eux.
Le feu sacré. La confiance. Les rêves.
Il ne restait plus que les cendres…
… et ce goût d’ironie, quand un vieil ami ivre semblait être le dernier à dire quelque chose de vrai.

***

La fête se mourut lentement, étouffée dans les rires ivres et les chants mécaniques. Luliya ne se souvenait même plus du dernier toast. Tout s’était noyé dans l’amertume et le vin écarlate. Quand enfin on les invita à rejoindre leurs appartements, elle ne répondit rien. Elle suivit Kaelen comme on suit un geôlier.

Ils traversèrent les couloirs froids du palais dans un silence de cendres. Leurs pas résonnaient sur les dalles sombres, rythmant l’écho d’un destin écrit par d’autres. La lumière vacillante des torches faisait danser leurs ombres — deux silhouettes liées, mais aux cœurs fuyants.

L’aile qu’on leur avait assignée semblait oubliée du reste du palais. Ancienne, silencieuse, l’odeur de pierre sèche et de lavande fanée flottait encore. Kaelen ouvrit la porte sans un mot. À l’intérieur, la chambre nuptiale s’étendait, nue de toute chaleur. Les draperies, lourdes, étouffaient la lumière de la lune. Une coiffeuse en bois noir trônait près d’un lit aux draps pourpres. Des rideaux pendaient comme des voiles de deuil.

Ici, il n’y avait ni luxe criard, ni magie décorative. Rien que la sobriété d’un endroit qu’on avait tenté d’effacer.

Luliya se tourna lentement vers lui, les yeux rouges brillant dans la pénombre comme deux braises contenues. Elle porta la main à son doigt, détacha le bijou de mariage que l’Empereur leur avait imposé. Il tomba au sol dans un bruit sourd, insignifiant, comme la vérité que l’on refuse trop longtemps.

Luliya resta debout près du lit, les poings serrés contre les pans de sa robe. Son corset de cérémonie lui comprimait la poitrine comme un étau, et pourtant, ce n’était rien comparé à la pression dans son cœur. Elle avait attendu ce moment depuis des années — pas cette chambre, pas ce mariage, mais une confrontation. Des explications. Et maintenant qu’elles venaient, elle ne savait plus ce qu’elle voulait entendre.

Kaelen s’était assis sur le rebord du lit. Les épaules tendues, la nuque courbée comme s’il portait encore l’épée du roi sur son dos. Il semblait figé dans une armure invisible.

Pourquoi ? souffla-t-elle enfin, d’une voix rauque. Pourquoi tu es parti ? Pourquoi tu m’as laissée ?

Kaelen resta là, figé. Le feu qui brûlait dans ses veines depuis des années semblait hésiter à sortir. Il retira lentement ses gants de cérémonie, un à un, comme on défait une armure inutile. Tournant légèrement son visage, il leva lentement les yeux vers elle. Ses pupilles, d’un bleu si clair qu’elles semblaient presque blanchies, brillaient d’un éclat dur, taillé par les années. Pourtant, une fissure y tremblait, comme un verre sur le point de céder.

— J’ai suivi les rebelles nains dès mes treize ans. J’ai appris à haïr mieux qu’à respirer.

Son dos restait tourné à elle. Sa voix avait perdu sa rondeur d’autrefois. Elle était plus grave, rugueuse, presque étrangère. Et pourtant, il y avait ce petit tremblement, presque imperceptible. Celui d’un homme fatigué de se mordre la langue.

— Et puis il y a eu l’œuf… Je ne devais pas le prendre, mais quand je l’ai touché, c’était comme si j’étais enfin complet. Il est né pour moi, ce dragon. Ou peut-être que moi, j’étais né pour lui. J’étais prêt à me battre contre l’empereur, j’étais un des derniers dragonniers libres de serment.

Luliya le détailla du regard. Ses traits étaient plus durs, anguleux. Les lignes de son visage semblaient avoir été sculptées à coups de fer. Mais elle reconnut le pli au coin de sa bouche, celui qu’il avait en souriant autrefois. Il n’y avait plus rien de tendre dans ce sourire aujourd’hui. Plus rien.

— Et tu ne t’es pas retourné ? Pas une fois ? dit-elle, la voix tremblante. Tu ne t’es jamais dit que tu laissais derrière toi un petit garçon sans famille, et une fille… une fille qui aurait tout brûlé pour toi ?

Elle sentit sa gorge se nouer. Sa voix trembla, mais elle ne détourna pas les yeux. Elle voulait qu’il voie sa peine. Qu’il la porte aussi. Une larme coula sans bruit, brûlante contre sa joue.

— Je t’aimais, Kaelen. Tu étais tout. Mon frère, mon ami… plus encore. Et aujourd’hui, je ne sais même plus qui tu es. Je ne sais même plus si je veux te connaître.

Kaelen ferma les yeux une seconde. Elle vit sa mâchoire se contracter, son souffle devenir plus court.

Il se leva, lentement. Ses mouvements étaient fluides, mais pesants. Comme si chaque pas le faisait avancer vers une vérité trop lourde à porter.

— Chaque nuit. Mais je ne pouvais pas revenir. Pas sans mettre le feu à tout ce qu’on avait construit. Pas sans vous condamner.

Un silence.

— Et aujourd’hui ? Tu crois que tu ne nous as pas condamnés ?

Kaelen se rapprocha. Il leva la main, effleura une mèche rouge tombée sur son front.

— Aujourd’hui, j’essaie… de réparer. Même si je suis l’outil du monstre. Même si mes mains sont sales…Je… ne suis plus celui que tu connaissais, dit-il. Mais pas celui que le roi pense posséder non plus. J’ai un plan… Liya. Il se risqua à l’appeler par le tendre surnom qu’il lui donnait pour la rassurer.

Elle fronça les sourcils. Le voir là, si proche, si étranger… son cœur vacilla.

— Un échappatoire peut-être. Mais j’ai besoin que tu me fasses confiance. Une dernière fois.

— Confiance ? répéta-t-elle. Après avoir été trahie plus d’une fois ? Tu veux que je t’offre encore mon cœur, alors que tu m’as pris celui de mon père ? Tu veux que je porte ton enfant, en ayant arraché Elyan de mon étreinte …. Et notre enfant… je ne peux pas vivre en sachant qu’il deviendra un outil comme toi, un pion pour un tyran.

Elle avança d’un pas, ses yeux rouges vibrant comme deux braises vives. Elle le fixa intensément, comme si elle cherchait encore un fragment du garçon qu’elle avait aimé.

— Je refuse de le laisser devenir une arme. Je ne laisserai pas l’Empereur le modeler à son image. Pas comme il t’a brisé, toi.

Kaelen, cette fois, ne chercha pas à se défendre. Il hocha simplement la tête, lentement. Puis il posa une main sur son torse, comme pour calmer le feu en lui.

— Je ne veux pas ça non plus. Je ne veux pas obéir. Mais je n’ai pas le choix. Je jure que je le protègerai. Toi, lui. Même au prix de ma vie. Même si je dois trahir mon serment. Je me suis perdu, Luliya… mais toi, tu es la seule chose qu’il me reste de vrai. Et je me battrai pour te le prouver. Même si tu ne m’aimes plus. Même si tu ne me pardonnes jamais. Mais pour l’instant laisse moi te protéger, réaliser mon plan.

Ses mots tombèrent dans la pièce comme un souffle glacé. Elle vit alors, sous la dureté de son visage, la peur. Pas celle de mourir — celle de ne plus jamais être regardé comme avant. Par elle.

Un silence tomba, dense comme de la neige.

Luliya détourna les yeux. Elle avait envie de le croire, mais son cœur refusait de guérir si vite. Quelque chose était brisé en elle. Il avait été son ancre, et il l’avait jetée à la mer.

— J’aurais voulu que tout soit différent, dit-elle enfin. Mais si tu veux me protéger, alors protège-moi de lui. Et si notre enfant voit la lumière du jour dans ce palais …Protège-le… de devenir… toi.

Kaelen tendit la main, doucement, et cette fois, elle ne le rejeta pas.

— Je te le jure. Sur ma vie. Et sur celle de mon dragon.

Elle baissa les yeux vers leurs doigts qui se frôlaient à peine. Elle ne répondit pas. Elle ferma les yeux. Pesant ses mots. Ils ne s’embrassèrent pas. Ils ne se touchèrent plus.

Mais pour la première fois depuis longtemps, Kaelen sentit que, peut-être, il n’était plus entièrement seul.

Luliya le regarda. Ce n’était plus le garçon qu’elle connaissait. Ce n’était plus Kaelen. C’était une tempête contenue dans un masque d’acier. Mais son cœur, quelque part, l’appelait elle de toute ses forces et l'ignorer devenait pour elle plus compliqué…

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