Chapitre 13 : Prisonnière du Palais
Le palais de pierre noire était devenu sa cage dorée. Dehors, la mer étalait ses reflets argentés au pied des quartiers riches, indifférente à la douleur que les hautes murailles dissimulaient. Dedans, Luliya vivait dans une succession de jours figés, rythmés par les pas feutrés des domestiques et le silence pesant de l’absence.
Depuis la nuit de leurs noces, Kaelen était parti sans un mot… ou presque. Une note. Froissée, tracée à la hâte, glissée sous la porte comme un secret trop lourd pour être confié autrement.
“Je dois m’éloigner. Pour préparer ce qu’il faut. Je ne peux pas dire plus. S’il te surveille, je refuse qu’il lise entre nos lignes. Attends-moi. Je reviendrai.”
Elle s’était effondrée sur le lit après avoir lu ces mots. Une douleur ancienne avait remonté en elle — celle du premier abandon. Kaelen, toujours Kaelen, partait avec des promesses et laissait derrière lui des ombres.
Mais cette fois, elle n’était plus une enfant. Elle ne voulait plus subir. Alors elle avait décidé d’observer. De comprendre.
Les domestiques du pavillon lui livrèrent leurs noms un à un. Aucun n’avait été choisi par l’Empereur. Tous venaient de clans libres ou d’anciens partisans des rebelles que Kaelen avait su protéger à sa manière. Il les avait fait recruter, lentement, patiemment, dans les failles de l’indifférence impériale. L’Empereur ne regardait même plus cette aile du palais qu’il détestait, vestige de sa propre mère. Il pensait Kaelen brisé. Il croyait le dragonnier incapable de trahir.
Les jours passaient, et avec eux les robes, les bijoux, les objets précieux que Kaelen lui faisait envoyer. Elle n’avait besoin de rien. Et pourtant, il lui offrait tout. Un moyen silencieux de lui dire : Je pense à toi. Même dans l’ombre.
Elle posait souvent ses doigts sur ces tissus fins, écoutant les récits des couturières et marchands qui les livraient. À travers eux, elle découvrait l’empire tel qu’il était vraiment : éclaté, misérable, tenu par la peur. Les nobles vivaient dans des mirages de lumière et d’illusions magiques, tandis que les pauvres s’entassaient sous des toits de suie, les yeux baissés pour survivre. La cruauté impériale suintait de chaque rue, de chaque couloir.
Quatre mois passèrent. Puis un matin, la porte s’ouvrit.
Kaelen.
Il entra dans la chambre comme un souffle, pâle et changé. Plus maigre. Plus sombre. Une lueur étrange dans ses yeux d’azur, comme si le ciel en lui avait été balayé par une tempête trop longue.
— Tu es revenu, dit-elle, la voix tranchante de tension.
Il voulut parler, mais chancela. Elle accourut, attrapant son bras pour l’empêcher de tomber. Son corps était brûlant, vidé, et pourtant il la serra avec une force nouvelle. Il enfouit son visage dans ses cheveux et respira profondément.
— Tu sens toujours comme le feu et la terre après la pluie, murmura-t-il dans un soupir.
Elle le retint un instant, son cœur battant contre le sien. Puis il se détacha à regret.
— L’Empereur veut me voir. Je dois y aller… Mais Elyan est en bas. Il t’attend.
Son souffle se coupa.
Elle descendit, courant presque, le cœur suspendu. Et là, dans le hall aux colonnes de marbre noir, un jeune garçon l’attendait. Plus grand. Le visage aminci, le regard plus dur.
— Elyan…
Il courut dans ses bras, l’enlaçant avec une force qui disait tout ce que les mots n’auraient pas su traduire. Elle caressa ses boucles sombres, retenant ses larmes.
Ils s’assirent à même les marches de l’escalier.
— Tu as grandi, dit-elle.
— Pas assez pour que ce monde me respecte, répondit-il avec un sourire amer. Là-bas, je suis un rien. Ni noble, ni fils de marchand. Juste un garçon d’une race oubliée. On m’apprend à manier l’épée, à comprendre la magie, à monter un dragon… mais on me regarde comme un animal bien dressé.
— Et ton dragon ?
Ses yeux s’illuminèrent, un éclair de fierté adoucissant un instant ses traits.
— Dragonne. elle a triplé de taille. Elle s’appelle Mirelune. Ses écailles sont pâles, presque translucides, avec des reflets opalins. On dirait de la brume solidifiée… ou de la lumière emprisonnée dans une perle. Elle est aussi silencieuse que l’aube, mais farouche avec les autres. Et parfois, je crois qu’elle comprend quand je parle de toi.
Luliya le regarda avec tendresse. Ses cheveux, d’un blanc laiteux veiné de reflets nacrés, rappelaient avec une précision troublante l’éclat spectral du dragon. Une beauté étrange et lunaire. Il portait déjà sur lui la marque de la créature qui lui était liée — opaline, sauvage et lumineuse à la fois.
— Mais… elle ne parle pas ? murmura-t-elle. Je croyais que les dragons liaient leur esprit à celui de leur dragonnier.
Elyan baissa les yeux.
— Elle devrait. C’est dans leur nature. Mais… l’Empereur a voulu en faire une bête de guerre, comme celle qu’il monte. Il l’a forcé. Il l’a blessé. Il a crié, utilisé des sorts d’asservissement… Il voulait qu’elle devienne maléfique, brutal. Mais Mirelune a résisté dans son œuf. Et pour se protéger… elle s’est muré dans le silence. elle garde sa voix pour elle. Je sens parfois qu’elle veut me parle, tremble d’émotions sous mes paumes… mais elle n’ose plus.
Un silence pesant s’installa entre eux, traversé seulement par le souffle du vent contre les hautes vitres. Luliya sentit ses yeux brûler.
— Tu n’aurais jamais dû vivre ça, murmura-t-elle.
— Et toi non plus, répondit-il. Mais on est encore là, non ? Un sourire triste traversa son visage. Papa, Arkan et maman me manquent juste terriblement…
Elle l’étreignit plus fort, comme pour le retenir contre tout ce qui voulait l’éteindre.
***
Un mois plus tard, le couperet tomba.
Ils furent convoqués tous deux, elle et Kaelen, dans la grande salle d’audience. L’Empereur, assis sur son trône de pierre noire gravé d’or, les contempla avec une fausse indulgence.
— Cinq mois, et toujours pas d’enfant. N’est-ce pas un peu… long ?
Luliya serra les dents, droite comme une flèche.
— Le destin n’obéit pas à vos caprices.
Kaelen, à côté d’elle, se tendit. Elle le sentit se briser intérieurement.
“Si elle ne veut pas, je m’en chargerai moi-même, avait murmuré l’Empereur un jour, le souffle collé à son oreille.”
Alors Kaelen parla.
— Nous essayerons encore, mon empereur.
La salle fut silencieuse.
Quand ils furent seuls, elle le frappa à l’épaule, les larmes aux yeux.
— Comment as-tu pu céder ?
Il détourna les yeux.
— Tu ne sais pas ce qu’il fait à celles qu’il veut punir. Tu ne connais pas sa salle de marbre, ni les banquets où il expose les corps comme des viandes exotiques. J’ai vu ton…J’ai vu des hommes pleurer de honte nue devant des nobles en rires… Je ne veux pas que tu passes cette porte-là. Jamais.
Il posa une main sur son ventre, un geste symbolique. Elle sentait sa main chaude contrastant de son regard froid épuisé.
— Il ne veut pas un enfant pour célébrer notre union, Luliya. Il veut une chaîne. Une corde qu’il passera à notre gorge pour mieux nous tirer à ses pieds. Il sent que je lui échappe… que je change, doucement, malgré le serment. Alors il te presse, comme on presse une fleur avant qu’elle n’ouvre ses pétales. Il veut t’avoir brisée avant même que tu comprennes ce qu’il t’a pris.
Kaelen baissa les yeux un instant, sa mâchoire crispée, sa voix vibrante d’un mélange de haine et d’impuissance.
— Mais jamais je ne le laisserai exposer ta pureté à ses bêtes affamées. Jamais je ne veux que ton corps serve leur plaisir.
Il s’approcha, plus près, son regard d’un bleu glacé se voilant de douleur.
— Tu ne connais pas ce monde, Luliya. Personne ne t’y a préparée. Ce palais n’est qu’un théâtre d’ombres où les cœurs sont mis en cage, les corps offerts comme des pièces de viande. Je ne laisserai pas ta lumière être souillée. Pas par eux. Alors… s’il doit t’arriver quelque chose, ce sera moi. Moi, avant qu’un monstre ne pose ses griffes sur toi. Je ne te laisserai pas franchir cette frontière seule.
Luliya baissa les yeux, le souffle court, un frisson courant le long de son échine. Ses joues s’empourprèrent doucement, mais elle releva le menton avec une fierté discrète.
— Je ne suis pas aussi naïve que tu le crois, murmura-t-elle. Tarkan m’a parlé… des hommes, de leurs désirs, de leur violence. Et Shana ne m’a rien épargné de ce que ce monde peut voler à une femme. Mais de ce qu’il peut aussi lui offrir…
Elle inspira, puis ajouta plus doucement :
— Mais je te remercie… De me protéger de ce qu’il reste encore en moi d’innocent.
Luliya resta figée un instant, prise dans le silence lourd qui suivit. Les mots de Kaelen vibraient encore en elle, s’accrochant à ses côtes comme des algues humides. Il avait parlé avec une douleur nue, presque honteuse. Comme s’il portait un fardeau trop vaste pour ses épaules, mais qu’il refusait de le déposer ailleurs que sur sa propre conscience.
Elle leva lentement les yeux vers lui.
Et pour la première fois, elle le vit vraiment.
Non plus comme le garçon de ses souvenirs, celui qu’elle avait aimé avec l’innocence de l’enfance… Mais comme un homme brisé, défiguré par les chaînes invisibles du pouvoir. Il n’était plus l’adolescent au rire espiègle et aux bras protecteurs. Il était devenu le soldat silencieux de l’ombre, sculpté par la peur et la rage. Un homme forgé dans l’obéissance et les compromis, dont le regard portait les tempêtes de ceux qui ont trop tué…
Et malgré tout… il restait ce battement d’humanité, ce feu douloureux dans ses yeux clairs. Un feu qu’il ne laissait brûler que pour elle.
Elle sentit sa gorge se serrer, son cœur se contracter d’un amour ancien mêlé à une confusion nouvelle. Ce qu’elle avait ressenti enfant… cette adoration instinctive, cette confiance absolue… s’était fissurée. Aujourd’hui, elle ne savait plus.
Pourrait-elle encore l’aimer ?
Devrait-elle seulement essayer ?
Elle s’approcha, et ses doigts glissèrent lentement contre le tissu rugueux de sa tunique, près de son torse.
— Tu n’es plus celui que j’ai connu, souffla-t-elle. Mais tu n’es pas encore ce que l’Empereur veut faire de toi. Tu es… quelque part entre les deux. Et moi, je suis là, au milieu. À me demander si je dois te suivre… ou m’enfuir.
Kaelen ne bougea pas. Ses muscles tendus sous ses vêtements, comme s’il se battait contre l’envie de l’enlacer, ou peut-être de fuir cette conversation trop honnête.
— Je ne veux pas… que notre enfant grandisse dans ces murs, poursuivit-elle d’une voix plus tremblante. Je ne veux pas qu’il devienne une arme, une offrande, une chose. S’il doit naître… il connaîtra le ciel. Pas cette cage dorée. Il connaîtra la tendresse, pas les chaînes.
Kaelen ferma les yeux. Sa mâchoire se crispa légèrement.
— Alors je ferai tout… pour que ce soit ainsi, dit-il simplement.
Elle le crut. Mais au fond d’elle, une peur froide demeurait.
Pas celle d’un homme. Pas même celle d’un roi.
Mais la peur sourde… de devoir un jour choisir entre la survie et l’amour. Entre fuir… ou l’attendre encore.
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