Chapitre 2 : Kalie

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Le réveil est étonnamment doux. En repensant à la veille, un sourire s'étire sur mes lèvres. J'ai passé un moment si irréel avec ces inconnus que j'ai presque cru rêver.

​Je déverrouille mon écran et retombe sur le message de Seth :

S7th_ : A demain ! Bonne nuit.

Sûrement pas grand-chose pour lui, mais pour moi, c'est la preuve tangible que ce lâcher-prise a bien existé. Ça me fait un bien fou.

​Je termine la rédaction d'un mail client quand trois coups résonnent à la porte. Astrid entre sans attendre, m'adressant un rictus un peu crispé :

​- Toujours ok pour tenter l'expérience ? Je peux me libérer, on part quand tu veux, si tu es prête.

​Je regarde l'heure : presque 15h. Un jeudi. Elle a choisi le créneau idéal, les magasins sont moins fréquentés à cette heure-là. Je hoche la tête, verrouille mon PC et commence à me préparer.

​Astrid m'observe tendrement, appuyée contre le cadre de la porte. Ses cheveux roux flamboient dans la lumière du couloir et ses yeux verts me fixent avec bienveillance. Silencieuse. Sa simple présence suffit à me donner du courage.

​J'attrape l'immense hoodie gris en boule dans mon armoire et m'y engouffre. Au moins, je ne bloque pas la salle de bain pendant des heures pour me maquiller ou me faire une beauté avant de sortir. Pas comme Astrid chaque matin.

Cette veste oversize est comme une armure qui me permet de mieux affronter la vie réelle. Ce vêtement est parfait : il dissimule ce ventre flasque, ces bras trop épais... Et avantage ultime vu ma petite taille, il descend assez bas pour cacher mes grosses fesses que je déteste.

​Je prends de grandes inspirations pour contrôler mon souffle. La méditation est devenue mon rituel de survie depuis des mois, une révélation dans mon chemin vers la libération. Avant de sortir, je lace mes baskets, les mains tremblantes, la gorge nouée par le défi qui m'attend mais prête à le relever.

​Dans l'escalier, Astrid adopte sa voix la plus apaisante :

​- Le plan n'a pas changé : je reste deux pas derrière toi. On va à ton rythme jusqu'à la supérette, on prend ce qu'on a listé, et on rentre. Je crois en toi, Kal. Au moindre souci, tu me fais signe et on rentre.

​Je pousse la porte du hall. Dehors, mon cœur s'emballe immédiatement, je me fais violence pour ne pas faire demi-tour. Par habitude je rabats ma capuche, elle est mon bouclier contre les regards. Pas une mèche de mes cheveux châtains ne dépasse, je veux devenir invisible aux yeux du monde.

​Le trajet n'est pas très long, à peine 500 mètres, et pourtant il me paraît interminable. Je me focalise sur le claquement régulier des pas de ma meilleure amie sur le trottoir. Elle a mis des talons, sûrement ses plus bruyants. Elle ne l'a pas dit, mais elle l'a fait exprès, je le sais. Elle est prête à se tuer les pieds en portant une paire d'escarpins pour aller faire les courses, tout ça pour m'aider. Elle me connait par coeur, et fait tout ça juste pour que je sache, sans me retourner, qu'elle est là.

​Devant le magasin, je jette un œil par-dessus mon épaule. Astrid est là, m'observant avec un regard brillant de fierté. Je dresse une rapide liste mentale : crème, lardons, pâtes, pommes. Je visualise le chemin à réaliser. Je peux le faire !

​Dès le seuil franchi, je sais que ce sera pire que la rue. Même s'il n'y a pas foule, la lumière crue des néons m'éblouit et le bip agressif et irrégulier des caisses me perce les tympans. Le brouhaha ambiant couvre le son rassurant des talons d'Astrid.

J'écoute mon corps et mes sensations. J'ai déjà des ​petites bouffées de chaleur. Mon cœur accélère. Je ne suis pas sereine. Je connais la chanson : les symptômes sont là, encore gérables, mais la jauge monte. La crise de panique menace, comme toujours, mais elle n'est pas là.

​Chaque produit déposé dans mon panier est une victoire. Crème, lardons, pommes. Plus qu'un rayon !

​Soudain, un client me bouscule en passant. Rien d'intentionnel, il continue son chemin et s'éloigne sans même s'excuser. Le choc en soi n'est pas violent mais il suffit pour que je perde l'équilibre. Mon épaule heurte le métal froid du rayon. Je ressens instantanément un frisson remonter ma colonne vertébrale.

Le panier m'échappe. Un bruit sourd résonne. Je suis figée. Mon cœur bat à tout rompre. J'ai chaud. Je transpire. Ma gorge se serre. J'ai comme une boule dans le ventre. Ma respiration est irrégulière, incontrôlable. Je tremble de tout mon corps... La crise me frappe de plein fouet, je ne peux que la subir. Mon cerveau n'est plus rationnel...

Des images défilent devant moi. Je ne suis plus dans un petit magasin dans Paris. Je suis projetée dix ans en arrière, au lycée, dans ces escaliers de l'enfer. Le sol s'ouvre sous mes pieds. Je tombe. Je ne respire plus. J'attends l'impact de cette rambarde qui ne vient pas. Une douleur fantôme me déchire le dos.

Une main se pose sur mon épaule. Je tourne la tête et retrouve Astrid.

​Elle m'enveloppe de ses bras, me chuchote des mots que je ne parviens pas à analyser. Je me sers d'elle comme une ancre, comme je l'ai fait si souvent. Sa présence me guide jusqu'à la réalité et m'aide à repousser la tempête. Les images du passé s'estompent doucement.

Elle a su agir à temps, me laisse le temps de retrouver un état stable. Des réflexes acquis par expérience au cours des innombrables crises qui ont précédé.

​Le retour jusqu'à l'appartement est un flou total, me laissant porter par mon amie. Ben est appuyé contre le bar de la cuisine, il attend notre retour. En me voyant franchir la porte, son visage se décompose, j'y lis de la peine ou de la pitié. Sa haute stature et sa carrure de rugbyman rendent la pièce encore plus petite. J'ai l'impression que je vais étouffer.

​- Ka...

​Je ne le laisse pas finir, je l'ignore. Je file m'enfermer dans ma chambre. Mes baskets volent contre le mur. Je transforme mes coussins en punching ball. Je déverse ma rage dans ce qui m'entoure alors que ma vue se brouille par un flot continu de larmes.

​J'alterne entre colère et désespoir. Je m'en veux à moi-même de ne pas être capable d'acheter à manger. Je suis faible, un poids pour les autres, inutile. Épuisée par la haine que je me porte, je finis par sombrer.

​Quand je rouvre les yeux, des heures ont passé. Je me sens vidée malgré le sommeil. J'ai mal partout d'avoir été aussi crispée. Mon coussin est trempé de larmes, j'ai mal aux yeux d'avoir autant pleuré.

Mon téléphone vibre sans discontinuer sur la table de chevet. Je découvre que les gars d'hier m'ont ajoutée à un groupe Discord et les notifications s'enchaînent. Ils déconnent entre eux et Jay me supplie de jouer avec eux le soir. Je saisis une réponse rapide :

KalieMero : Désolée. Pas ce soir, je suis HS, pas la tête à ça.

Je lance une playlist, fixe le plafond et ressasse mon échec. ​Ma porte s'ouvre subitement. Astrid débarque et coupe la musique.

​- Ah non, pas la playlist de la déprime !

​Elle s'assoit au bord du lit.

​- Ok, tu as fait une crise. Mais tu as vu les progrès de malade ? Il faut que tu sois fière de toi !

​- Fière de quoi ? De ne pas pouvoir sortir seule pour acheter à bouffer ? De paniquer pour rien ? De vous faire perdre votre temps ? De ne pas avoir de vie ? De vivre par procuration ? Soyons réalistes, les miracles n'existent pas !

​Je crache ma frustration sans oser la regarder. Elle ignore ma colère, s'allonge près de moi et reprend d'une voix douce :

​- C'est la première fois que tu sors en ville, de jour, sans être collées ensemble tout le long. Tu avances, Kal. T'as marché seule dehors aujourd'hui ! Ça prendra le temps qu'il faudra, je serai là. Regarde le chemin parcouru depuis trois ans.

​Je soupire. Elle a raison. Trois ans plus tôt, j'étais au fond du trou chez mes parents, une épave. Elle m'a aidé à me relever.

Nous restons en silence, un long moment, sa main caressant la mienne.

​- Allez, viens. Ben a fait une pizza pour te remonter le moral.

​L'odeur de la cuisine de Ben et son expression tendre m'accueillent. Il ne pose aucune question, glisse juste une part énorme devant moi. Je grignote lentement. Je ne finis pas, mais ils ne font aucune remarque, rangeant les restes comme si tout était normal. Comme si rien ne s'était passé quelques heures plus tôt.

​On finit devant une comédie romantique. Astrid et Ben détestent ça, mais ils font l'effort pour me remonter le moral. Ils savent que j'adore ça, ce sont des amis en or. Ils passent quand même l'entièreté du film à commenter chaque scène avec cynisme pour me faire rire. Je finis par me prendre au jeu, essayant de défendre le scénario toujours aussi cliché.

Entre deux argumentaires, Ben ébouriffe doucement le sommet de mon crâne, comme il le ferait avec une petite sœur. Un geste maladroit pour me dire qu'il est là. Je le laisse faire et me replonge dans le film.

​Un passage en coup de vent à la salle de bain me fait découvrir mon reflet pathétique. Yeux bouffis, teint de vampire, cheveux en bataille... Et mes amis ont supporté cette image sans rien dire... les pauvres.

​De retour dans ma chambre, je récupère mon téléphone. Les notifications discord ne sont pas uniquement sur la conversation de groupe. J'ai la surprise d'avoir également des messages privés de chacun d'eux :

​Damon_MS : Salut Kalie. Ignore Jay et prends le temps de te reposer.

​The-Riv : T'abuses ! On tombe que sur des supports éclatax ce soir. Reviens sauver la game, sérieux...

​JayzOFF : Eh oh ? Tu boudes ? :( Allez viens, promis je feed pas (trop) ! Sans toi c'est nul !

​S7th_ : J'espère que ce n'est pas trop grave. Tu manques à l'équipe :)

Mes lèvres s'étirent en un sourire niais​, ces petites attentions me procurent un bien fou. Je vais sur le groupe commun pour rassurer tout le monde d'un coup :

​KalieMero : Merci les gars, ça me touche. Petite baisse de régime, désolée. Demain 22h ?

​Les réponses fusent dans la seconde : ils seront là. Je n'ai plus qu'à espérer que d'ici là, j'aurai digéré le fiasco d'aujourd'hui.

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N’hésitez pas à me dire ce que vous pensez de ce chapitre. Je suis preneuse de tous vos retours.

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