Chapitre 3 : Kalie

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Les deadlines approchent à grands pas, le  retard s’est accumulé avec la demie journée de perdue hier, et mon improductivité de ce matin. Les cauchemars ont hanté ma nuit, et aucun signe de repos réparateur.

Je suis en pleine “gueule de bois émotionnelle”. Mon corps, courbaturé par la tension de la veille, n’est soulagé par aucune position sur ma chaise. Et c'est sans parler de la fatigue qui m’empêche de réfléchir correctement. Je recommence sans cesse mes designs parce que ça ne me plaît pas ou parce que j’ai réalisé un truc de travers. Et tout ça s’accompagne de migraines que j’aimerais voir passer pour pouvoir travailler sur ma tablette graphique sans avoir cette douleur au fond du crâne.

Les heures s'enchaînent, à la fois trop rapidement car je n’avance pas aussi bien que je le veux sur mon projet. Mais aussi d’une façon étonnamment lente, j'attends 22h avec impatience pour m’autoriser une pause bien méritée et vérifier si la bonne ambiance de l’autre soir est encore présente.

A 21h50, tous mes logiciels sont fermés, seul Discord et League of Legends sont ouverts. J’ai pris de l’avance pour être sûr de ne pas les faire attendre, je ne voudrais surtout pas donner une mauvaise impression. J'appréhende un peu, je n’y connais pas grand-chose en normes sociales et relations. J’ai les mains moites sur la souris alors que je fixe leurs profils, guettant le moment où la petite sphère deviendra verte, preuve qu’ils sont connectés. Ils sont un peu comme un nouveau défi pour tester mes limites en termes de socialisation.

Je n’ai jamais eu de rendez-vous amoureux, et pourtant l’état dans lequel je suis représente exactement l’image que j’ai en tête : le cœur qui s’accélère autant par l’anticipation de passer du temps avec eux que par inquiétude de bien agir pour leur plaire.

Les chiffres défilent devant moi, 58… 59… 00. Une déception s’empare de moi en ne voyant toujours personne. Je sais qu’ils n’allaient pas tous se connecter d’un coup pile à l'heure, mais quand même.

Les questions se multiplient en moi, de plus en plus sombre. Est-ce qu’ils sont en train de me poser un lapin ? Peut-être qu’ils ont changé d’avis, réalisant qu’en fait je ne suis qu’une fille pathétique. 

Le fil de mes pensées me guide toujours vers la même conclusion et la douleur est plus vive que je l’aurais cru. Je ne les connais que depuis 2 jours, c'est pas un drame s’ils disparaissent après tout. Mais ils représentent un petit espoir dans ma vie pourrie, un peu de normalité, des liens avec le monde extérieur. Sans le vouloir, je me suis déjà attachée à eux et à ce qu’ils représentent.

Mes ongles martèlent le bureau. Le rythme s'accélère, calqué sur celui de mon cœur. 22h20.

Ils m'ont oubliée. Bien sûr qu'ils m'ont oubliée. Ou alors ils ne veulent plus de moi. Nos échanges repassent en boucle dans la tête. Le démon dans ma tête parvient à justifier leur choix de ne pas venir. Mais je pensais bêtement qu’ils me considéraient assez pour m’envoyer rien qu’un petit message pour me prévenir.

La tristesse me submerge, lourde, visqueuse, mais mon instinct de survie la transforme immédiatement en une colère brûlante.

Mes doigts volent sur le clavier avant que mon cerveau ne puisse m'arrêter. Je veux les piquer, les faire réagir. Je ne réfléchis pas j’en suis incapable et j’envoie le message sans même le relire.

KalieMero : Bah alors Jay ?! Tu me supplies pour qu’on joue… et personne n’est là ! Je pensais que tu tenais parole.

Je repose le téléphone sur mon bureau le temps de m’étirer et de souffler un bon coup.

Je relis mon message, la colère retombe comme un soufflé, laissant place à une horreur glacée. Qu'est-ce que je viens de faire ? Mes mains se mettent à trembler. Je cherche frénétiquement l'option "supprimer”, si je suis assez rapide, rien n’aura existé.

Mais c'est trop tard, je remarque déjà l’indication en bas de l’écran : "Damon_MS est en train d'écrire...". Je me fige, ma respiration se bloque. Je viens d’envoyer une bombe pleine d’agressivité à des inconnus, leur réaction ne sera sûrement pas tendre. Plusieurs messages arrivent en même temps, je les vois sans les lire, l’estomac au bord des lèvres. 

Damon_MS : On avait bien dit 22h, non?

The-Riv : Je ne te pensais pas aussi impatiente :D

JayzOFF : De quoi tu parles ? On va arriver il y a le temps…

KalieMero : Impatiente ?! Mais ça fait une demi-heure que j’attends comme une conne…

JayzOFF : Faut que tu fasses réparer ton horloge Kal, y a un problème là ! T’es grave en avance !

The-Riv : Ne me dit pas que tu as fait ça.. FRENCHIE ! J’ai entendu dire que les français égocentrés mais pas à ce point !

Je parcours les messages sans comprendre ce qui se passe, complètement perdue. Je fixe l’écran, en attente d’une explication. 

S7th_ : Je crois qu’on a oublié le concept de décalage horaire…

Je relis plusieurs fois avant d’être honteuse et de vouloir me cacher dans un coin.

JayzOFF : C’est pour ça que tu m’as agressé ?! C'est trop mignon ! 

Damon_MS : D’un coté c'est compréhensible. Si c’était dans l’autre sens t’aurais fait pire Jay

S7th_ : On se dépêche et on arrive ! Encore un peu de patience Kalie ;)

The-Riv : Frenchie ! On t’aime ! Tu es notre diamant brut… Pardonne-nous !

La taquinerie de Riven vient achever mon sentiment de ridicule. Mes joues sont chaudes et écarlates dû à la gêne. Je n’ose même pas répondre. 

À mesure que les garçons se connectent, je m'excuse platement. Eux aussi, d'ailleurs. C'est un concours de politesse jusqu'à ce que Jay, le plus démonstratif, me détruise presque un tympan en hurlant ses excuses.

De son côté, Seth tente de dédramatiser la situation me répétant qu’il n’y a rien de grave, que c’était amusant. Sa voix grave est réconfortante, alliée au rythme lent de ses paroles m'apaise. Un calme assez relatif car les deux boute-en-train de l’équipe ne le laissent même pas finir de parler pour me taquiner.

On finit par fixer un fuseau horaire pour que ça ne se reproduise pas, mais je sens que ça me suivra longtemps.

Alors qu’on attend de pouvoir jouer, une phrase de Riven attire particulièrement mon attention :

—Je crois qu'on n'a jamais été aussi efficace pour quitter le local… On aurait dit qu’ils avaient le feu au cul à courir partout récupérer leurs affaires.

—C'est sûr que c'est pas toi qui va aider à ranger, trop occupé à fumer ta merde… lui reproche Damon.

—Ah mais vous vivez ensemble ? je l’interroge curieuse.

—Non chacun a son appart ! Je ne pourrais pas vivre dans le bordel de Jay ou la garçonnière de Riven. Mais on bosse ensemble ouaip.

La réponse de Seth est assez vague, mais elle me donne des indices sur leur vie en dehors de LOL. Je ne veux pas être trop intrusive, alors je ne pose pas de question et me focalise sur la game qui démarre.

Je ne sais pas si un esprit a pris possession du corps de Jay, mais il joue relativement prudemment ce soir par rapport à l’autre jour. Ce changement d’attitude m’étonne et je ne peux m’empêcher de l’embêter :

—Mais en fait tu es bon au top… j’aurais pas cru.

—C’est pour me faire pardonner de t’avoir fait attendre je veux gagner… mais rester aussi concentré c'est dur !

Je suis touchée par son attention, même s'il n’y a rien qui mérite des excuses de sa part. C'est surtout moi qui me suis emballée avec mon cerveau de névrosée. Mais je me retiens de répliquer quoi que ce soit, je ne vais pas gâcher notre chance de gagner.

Une petite pause technique s’impose entre deux parties. Je me lève et m’étire en douceur, je n’avais pas réalisé la tension dans mes muscles à forcer de rester dans la même position.

De retour sur mon siège, ma vessie soulagée, j’essaie d’être raisonnable et de ne pas relancer une partie. Mais comme je n’ai pas sommeil, je leur demande :

—Faut que je bosse un peu. Je peux rester en vocal avec vous ? Ça me fera de la compagnie au lieu d’écouter de la musique random. Ça vous dérange si je fais ça ?

—Tu vas bosser en plein milieu de la nuit ? s’étonne Seth

—Ouais, je suis à mon compte, je fais un peu ce que je veux. Et passer du temps avec vous m’a boosté.

—Reste avec nous, comme ça j'arriverai à te convaincre de rejouer avec nous pour une autre game ! ajoute Jay

Je prépare mes différents outils de travail, je sens qu’ils sont curieux car ils me posent de nombreuses questions sur mes créations. Je leur envoie même un lien vers mon site web avec mon portfolio. Vu les remarques sur les différents visuels, je suis sûre que ce n'était pas juste par politesse. Ils sont vraiment curieux et j'apprécie leur compliment. Riven est le plus enthousiaste me demandant :

—Le dragon est trop stylé, il a un regard de fou ! J’ai presque envie de te demander de me dessiner un tatouage.

J’avais déjà reçu des critiques sur mes œuvres globalement positives, mais souvent par mail, des écrits impersonnels, faciles à oublier. Entendre l'enthousiasme bien réel de Riven m’assure que ce n'est pas juste une remarque pour me faire plaisir. Je rougis derrière mon écran, remplie d’une grande fierté.

Ils finissent par rejoindre une game, je les écoute distraitement en étudiant la colorimétrie d’une de mes maquettes. Ils sont assez calmes, à se demander s'ils n’osent pas parler pour ne pas me déranger. Ils échangent tranquillement, toujours dans la bonne ambiance mais sans crier soudain Jay hurle :

—Mais il est débile ou quoi ?! Déjà qu’il m’a volé le top et en plus il fait n’imp !

Je sursaute et le stylet de ma tablette graphique me glisse des doigts. Il finit au sol alors que je laisse échapper un petit couinement, à l’idée qu’il soit cassé. Le raclement de gorge d’un des autres garçons lui arrache immédiatement des excuses. Puis il continue de râler mais en diminuant le volume, ce qui est vraiment inhabituel de sa part. Étonnée et prise d’un doute, je lance sur le ton de la rigolade :

—Les gars, vous pouvez parler hein. Ça ne me dérange pas si c'est animé. Si je voulais le calme je serais pas restée en vocal avec Jay et Riven.  

—Je vous l’avais dit ! J’avais raison ! C’est l’idée de Seth et Damon. Ils m’ont dit que si j’étais trop bruyant tu ne voudrais plus revenir…

—Mais non... Vous pouvez même rajouter l’autre gars de votre équipe au vocal. Je veux pas être un boulet… 

—Merde ! On avait trouvé une technique parfaite pour qu’il se calme et reste concentré sur son jeu, s’amuse Seth accompagné d’un petit rire cristallin très agréable.

—Et c'est toi le dernier membre de la team maintenant c'est acté. On va pas te tromper avec un joueur random, rajoute Riven taquin.

Un fou rire communicatif atteint le discord. Impossible de nous arrêter. Une larme de joie finit par perler au coin de mon œil. Passer du temps avec eux est si rafraîchissant, je laisse tomber mes barrières sans le vouloir, et ça fait un bien fou !

Le vocal est resté animé toute la nuit. Damon a été le premier à quitter le discord. J’ai abdiqué pour jouer une dernière partie avec eux juste avant que Jay et Riven partent se coucher. Me laissant en tête à tête avec Seth.

Ma respiration s’accélère et devient plus profonde à l'idée de me retrouver seule avec lui. Il m’impressionne, et sa voix a un effet bien trop puissant sur moi.

—Enfin le calme ! Tu vas bientôt dormir ? 

—Il va falloir, si je veux me coucher avant que le soleil se lève. Quoi que c'est déjà trop tard…

À nouveau, ce rire mélodieux s'épanouit dans mon casque. Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale quand il ajoute, avec une tonalité légèrement rauque de fatigue :

—Ça fait du bien de pouvoir lâcher la pression. Merci de nous supporter.

Nous échangeons quelques banalités, mais je n’arrive pas à raccrocher totalement envoûtée. Il prend de mes nouvelles par rapport à la veille où je les ai laissés, mais j’esquive le sujet et il n’insiste pas. J’attends qu’il prenne la décision de partir, mais nous restons dans un silence agréable, seulement coupé par le bruit de nos respirations.

Parfois Seth se met à fredonner des mélodies douces et apaisantes. J’ai comme l’impression qu’il est à mes côtés et non dans un autre pays à des centaines de kilomètres. Le son m'ensorcelle et me transporte dans un monde où tout n’est que plaisir et légèreté. Il m’offre sans le vouloir un moment hors du temps.

Mes yeux commencent à piquer et un bâillement sonore m’échappe.

—Tu devrais aller dormir Kalie…. À la prochaine.  

Alors que le bruit de la fin d’un appel m’indique qu’il a enfin quitté la conversation, je pose mon casque sur le bureau comme sur un petit nuage. Mon prénom, prononcé avec tant de chaleur, fait écho dans ma tête, comme une promesse d’un lien qui va durer.

Quand je rejoins mon lit, j’entends au loin un de mes colocs qui se prépare pour aller au travail. Il est bientôt 7h, mais je n’ai aucun regret, le bien-être que je ressens est beaucoup trop intense.

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