Passer de l'âne au coq
- T’es vraiment qu’un con.
Froidement proférée, l’insulte m’atteignit comme une fiente de pigeon sur l’épaule.
- Sois pas rabat-joie ! Répondis-je. On a tous nos fantasmes et les miens sont crus !
Cela faisait déjà presque une heure que mon amie et moi, attablés à la terrasse du café duquel elle était serveuse, débattions sur le sens caché de la claque dûment appliquée sur les fesses de ma dernière conquête. Je lui racontais lui avoir asséné sans le moindre remord, interprétant ses râles comme un appel au désir m’habitant et dont je fus surpris moi-même qu’il puisse être aussi brutal. Bouillonnant comme un non-dit que l’on tait trop longtemps. M’écoutant d’un air pensif elle me répondit:
- J’attends de voir ta réaction le jour où tu te prendras une main d’âne mort sur le cul.
- Je serai pas étonné d’y prendre du plaisir ! Rigolai-je.
Le regard noir qui fit office de seule réponse me confirma ce que je suspectais depuis quelque temps déjà. L’amitié qui nous liait cachait en son sein les prémices de bien plus. L’ayant secrètement deviné et fantasmant l’entendre me le dire, je n'hésitai pas à la provoquer en lui parlant de cette dernière nuit passée dans les bras d’une autre. Cette autre évidemment fictive et différente d’elle en tout point pour que le leurre fonctionne.
- Comment est-ce qu’elle s’appelle ? Me demanda-t-elle.
- Aucune idée, lui dis-je. Réponse qui n’aurait pu être plus vraie.
Elle parut lasse, vautrée dans l’exaspération qu’elle éprouvait pour moi. Et ainsi, nous continuâmes à converser autour d’une bière et elle fuma plus de cigarettes qu’à l’accoutumé. Elle me toisait d’un regard réprobateur déguisé d’une bonne humeur feinte, et la fumée qu’elle crachait par anxiété semblait provenir d’un brasier enfoui en elle, dont chacun de mes mensonges était un souffle qui en ravivait le foyer. J’avais bien conscience du feu avec lequel je jouais mais ne pouvais m’empêcher de jongler avec cet instant fragile qui, savamment dosé par la séduction, procure plus d’excitation que l’aveu lui-même. Je la mangeais du regard sans ne rien faire transparaître, restreint par les règles de bienséance qui furent l’unique raison qui m’empêcha de lui lacérer la peau de ma langue de fauve. Si j’eus pu lui mordre le cou goulûment je l’aurais fait sans vergogne, l’inondant de ma bave s’écoulant délicatement le long de sa nuque, tout en en préservant ses longs cheveux roux en les éloignant d’une main ferme. A cet instant je la voulais pour moi, je la souhaitais en moi, j’aurais pu la serrer jusqu’à la rendre bleue, et la pétrir jusqu’à la faire changer de forme, la rendant ergonomique à moi seul. Arrivés au terme de notre rendez-vous, elle n’avait rien admis d’autre que me trouver con, et nous nous quittâmes sobrement, presque trop. Elle parti perturbée et j’en finis presque par regretter ma manœuvre mais me rassurai en me disant que la prochaine fois, son sentiment la poussera enfin à reconnaître m’aimer. Du moins l'espérais-je. Je me disais mériter cet amour tant j’en avais à lui rendre au centuple.
Plusieurs semaines passèrent sans que je ne reçoive la moindre nouvelle de sa part. Je ne voulais pas lui en quémander, car c’était me dévoiler en me montrant dans l'expectative gourmande de la revoir. Mais je n’avais pas perdu espoir qu’elle me recontacte, c’est pourquoi je laissais le temps faire son œuvre, il saura rendre à nos retrouvailles la finesse et le galbe de nos corps se pressant l’un contre l’autre.
Un jour de retour du travail, arrivé en bas de chez moi, j'aperçus au balcon du premier étage juxtaposant celui de mon appartement, mon voisin me souriant malicieusement. Il était de ceux qu’on appelle des Don Juan, jouant de sa superbe, il accaparait l’attention comme s’il retirait aux autres hommes le droit même d’être aux femmes. Il ne perdait de temps dans la séduction que pour mieux manipuler ses proies, leur faisant ainsi accroire qu’il voulait d’elles alors qu’en réalité, il ne souhaitait que se faire l’amour à lui-même au travers des yeux de celles qui le voyaient comme quelqu’un de grand et d’inaccessible. Il maniait le langage comme son service trois pièces, sans élégance mais avec efficacité, et son expérience répétée du succès avait contribué à le rendre inébranlable en toutes circonstances. Il réussissait même à tirer profit des moments qui lui étaient défavorables. Jouissant d’un charme naturel, il renvoyait chaque pique reçu, et transformait ses défauts manifestes en miroir déformant, faisant ainsi perdre pied à chacun de ses contempteurs. Pour moi, il était tout simplement imbattable.
- Qu’est ce que t’as à sourire comme ça ? Lui lançai-je.
- J'attends quelqu’un. M’annonça-t-il de son air lascif.
- Et ben, tu les enchaînes en ce moment ! Essaye de ne pas lui briser le cœur à celle-ci !
- A vos ordres mon seigneur !
Une fois devant mon entrée, dernier rempart avant l’isolement, je sortis mes clés d’un geste vif. Après un cliquetis métallique et un grincement de porte digne d’une ossature de centenaire en mouvement, je rentrai chez moi comme on entre en hiver, avec l'ardent désir de retrouver la chaleur de l’enfermement. La porte se referma derrière moi avec ce même grincement que l’habitude me rendit presque inaudible. Après avoir déposé mes affaires dans un coin et troqué ma tenue de ville contre un pyjama froissé mais confortable, je m’installai mollement dans mon canapé, dont le craquement qui accompagna ma descente fit écho à celui de la porte quelques instants plus tôt, tel un dialogue de fond me faisant presque croire que je ne fus pas seul. Une fois là, rien ne se passa pendant plusieurs minutes. Hormis le temps lui-même. Rien, ni personne. Seulement moi, et quatre murs se regardant en chien de faïence, transperçant l’espace de leur imposante présence. Sur l’un d’eux, en face de moi se trouvait un poster datant de mon adolescence, sur lequel apparaissaient deux femmes côte à côte prenant chacune leur plaisir différemment. La première tenait entre ses mains la tête de celui dont on n'apercevait que l’arrière du crâne chauve, mais dont la position entre les cuisses de cette dernière suggérait le mouvement avide de sa langue. Et à en voir son visage extatique, il devait ne pas trop mal se débrouiller. La seconde se trouvait jambes écartées sur un homme dont on pouvait seulement voir les mains saisissant ses seins volumineux. Il les empoignait comme on s’accroche à la vie, et elle, le chevauchait déguisée d’un costume de cow-boy, la bouche grande ouverte ne pouvant contenir son plaisir grandissant. La scène colorée d’un halo rose avait même après toutes ces années, une fois encore le pouvoir de faire se dresser la jalousie d’entre mes jambes. Je sentis d’un coup mon sexe repousser le devant de mon pyjama dont la finesse du tissu ne pouvait retenir le mouvement. Je le saisis délicatement pour en apprécier la consistance au même moment ou une des femmes de l’affiche se mit à glousser. Je regardai donc avec stupeur le visage de celles qui semblaient avoir pris vie, avant de me rendre compte après un deuxième gloussement qu’ils provenaient en fait de l’autre côté du mur. Ce fameux quelqu’un qu’attendait mon voisin était donc arrivé. Je les entendis discuter et se chamailler de ce rire franc qui donne à la complicité l’ancrage d’un monument. Puis, après un long silence qui trancha avec la dynamique de leurs retrouvailles, et au cours duquel j’épiai attentivement le moindre de leurs mouvements, leurs premiers gémissements se firent entendre. D’abord comme de légers tressaillements qui s’élevèrent lentement dans la continuité de mes poils s’hérissant d’un frisson. J’eus pu presque sentir sur ma peau le poids des caresses qu’ils s’offraient. Et je les imaginais à leur façon de geindre, qu’ils se les appliquaient comme un enfant qui en cachette, s’amuse à peindre les murs en souriant. Il se dégageait de leurs voix une chaleur suave me donnant presque envie d’étreindre la paroi qui nous séparait. Puis, après le long souffle excité que constituaient leur préliminaires, celui-ci s’accentua pour se muer progressivement en cri de plaisir. Et au même moment où il me sembla que leurs corps s’engageaient plus encore, galvanisés par eux-même, leur lit grinçant se mit à narguer mon canapé, le targuant d'un rythme binaire et enthousiaste qu’il participait lui aussi à leurs ébats. A partir de là tout ne fut plus que cri, craquement, claque, morsure et insulte tonitruante. Ils avaient légué leur tendresse contre un appétit aveugle et sans bornes, tant et si bien que la violence glissait sur eux comme le jus d’un fruit débordant des lèvres quand on le croque à pleine mâchoire. Ils étaient devenus fous et paraissaient s’aimer en s’étranglant. Discrètement, volant une part de leur intimité, cloîtré dans la mienne, je suivis la scène de mes sens éveillés avec une délectation non dissimulée. Chacun de leur mouvement résonnait dans celui de ma main parcourant mon sexe de haut en bas, sans que je ne me sois vraiment rendu compte l’avoir sorti. Mon corps tendu, prêt à l'emploi, se contorsionna dans le peu d’espace qu’il occupait, s'arc-boutant et se recroquevillant par intermittence. Et à mesure que l’excitation grimpait, je me mis à repenser à mon amie serveuse dont je n’avais plus de nouvelles. Son visage poupon encadré de sa chevelure rousse et sauvage me revint soudain en tête, me faisant durcir encore plus. Je l’imaginais alors à quatre pattes, et moi derrière lui empoignant ses cheveux, prolongeant ma vision animale au son des cris de celle se trouvant de l’autre côté du mur. Je me voyais lui faire l’amour et elle, aimer ça. Et après un long moment de pur plaisir que je passai à me palucher, en m’imaginant lui agripper les fesses avec ferveur, juste après les avoir claquées en y laissant un sillon rouge, je terminai en arrosant mon ventre d’un projectile blanchâtre, tiré en l’air comme on rend hommage aux soldats tombés au combat. Les cris de l’autre côté, eux continuèrent, ne devenant plus qu’un fond sonore une fois mon excitation redescendue. Je trouvai dans cette jouissance par procuration une libération lorque mon corps s’arrêta, faisant comme un contrepoint à ceux dansant l’un dans l’autre à quelques mètres de là. Je me rendis tout à coup compte que mon amie me manquait, et que c'eût été avec elle qu’il m’aurait plu de partager la sueur qui perlait alors de mon torse. Elle était celle qui manquait à l’extase du moment. Même aurait- elle pu faire passer les deux femmes du poster pour des créatures faméliques, laides, vulgaires et promptes à susciter l’écoeurement, tant le souvenir de son air bougon me parut soudain délicieux. Dès lors, la bêtise de mes nombreux mensonges de la fois passée m’apparut bientôt comme puérile. Je me revis attendre d’elle l’aveu que je n’avais le courage de lui faire, et me mis soudain à le regretter, de ce sentiment douloureux qui contrasta avec le plaisir éphémère ressenti quelques minutes plus tôt. Je finis par tomber dans un sommeil semi comateux au même moment où les cris s’arrêtèrent sur un dernier bouquet final, laissant place à un souffle commun et haletant.
Après un long moment d’accalmie, je fus réveillé par le verrou de la porte de mon voisin s’activant. Aussitôt pris de curiosité, je me rendis à ma fenêtre pour y guetter le départ de celle qui venait d’introduire sans le savoir du corps dans ma routine solitaire. Une fois mon rideau tiré d’un geste empressé, j’aperçus en contrebas une silhouette longiligne comme je les aime. Une taille de guêpe prolongée par des hanches larges donnant à voir une paire de fesse charnue, arrondie comme une pomme dangereuse à croquer. Le tout embelli par un jean serré semblant embrasser la peau qu’il couvait, et surmonté d’un buste évasé aux épaules fines mais à la stature franche, habillé d’un t-shirt léger mettant ses formes en valeur. Tout ce tableau fait de courbes et de contours harmonieux était surplombé par une chevelure rousse qui tombait en cascade jusqu’au milieu du dos, et dont la fluidité la faisait paraître vivante. Lorsque la silhouette arriva au niveau du portail donnant sur la route, un étrange sentiment me saisit. Il me sembla connaître que trop bien cette démarche. A peine eus-je le temps de comprendre ce qu’il se passait que la voix de mon voisin se fit entendre, prononçant des mots tendres à l’endroit de cette beauté s’en allant sans même un regard en arrière. J’ouvris brusquement la fenêtre et trouvai mon voisin béat, les mains posées sur sa balustrade, le regard perdu vers le trajet emprunté plus tôt par celle qui venait de le rendre amoureux, inversant ainsi le mythe en faisant de Roméo l’âme énamourée sur son balcon.
- Qu’est ce que t’as foutu ?! Le foudroyai-je. C’était qui celle-la ?!
- Une serveuse que j’ai rencontré récemment, elle sort d’une déception amoureuse, alors tu me
connais, en bon altruiste je me suis empressé de lui changer les idées ! Et crois moi c’est une tigresse
au plumard, une bonne main d’âne mort sur le cul et elle retrouve vite la joie de vivre !
Et au même moment où il s'esclaffa d’un rire sarcastique, une jeune fille s’en allant au loin entendit
crier d’où elle venait:
- T’es vraiment qu’un con !!!
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