Requiem
Les insultes glissaient sur moi telle une pluie lente et nauséabonde. Ma seule réaction était la béatitude, grandissante, comme autant de quolibets s’agrégeant l’un à l’autre, texturant le vide en moi en une bave étrangère. Je contemplais le visage de celui qui me les assénait, et dont le rire vulgaire semblait sortir d’un violon désaccordé. Il était suintant de bêtise. Il me surplombait d’au moins deux têtes de cons, la lumière du Christ m’aveuglant moins que ses postillons. Plus lourd encore que son corps de bœuf était son air moqueur. Il lui suffisait d’un regard pour me déshabiller. Me faisant frissonner comme un corps nu dans la neige. Une fois sa liste d’injures épuisée, il me saisit le visage de son épaisse main, n’en faisant guère plus qu’un chiffon froissé. Sa deuxième, plus libre d’agir encore que mon corps tout entier, se logea à plat sur mes testicules en un mouvement sec. Le cri qui en résulta n’en était plus vraiment un tant il parut déformé, comme si ma gorge se fut nouée autour de lui. C’est toujours aux instants les plus pathétiques que les ânes se mettent à braire. Ensuite, le molosse me lâcha, m’abandonnant à mon propre poids. Je m’effrondrai sans un bruit. A ses pieds. J’aurais pu les baiser que c’eût paru naturel, tel un mendiant quémandant la pitié à grand renfort de léchouilles désespérées. Il me laissa seul, là, au troisième étage du bâtiment A, devant la salle de latin. Dans l’anonymat des bouts de couloirs et l’intimité des coins de portes. Il s’éloigna en silence, densifiant ainsi l’apesanteur en une chape de plomb. Il ne daigna même pas m’adresser un ultime regard. Immobile. N’ayant trouvé ni le courage ni la force de m’opposer à lui, je devins pire qu’un nul pour les autres. J'étais un raté pour moi-même..
Dehors, mon père attendait mon retour. Je le retrouvai au volant de sa voiture. Guilleret comme à son habitude. Bien loin de se douter de ce qui, quelques instants plus tôt, s'était déroulé dans les couloirs du lieu de vie de l’adolescent que j’étais. L’école. Microcosme de l’enfant où il peut apprendre à mourir.
- Ça va mon fils ? T’as passé une bonne journée ? M’accueillit-il.
- Oui. Répondis-je laconiquement.
- T’en fais une drôle de tête !
- Je suis juste fatigué.
- Tu parles ! Enchérit-il d’un ton bourru. Les gaillards de ton âge sont pas fatigués ! T’aurais pas plutôt une mauvaise note à m’annoncer ?!
Il se laissa le temps de m’observer attentivement avant de continuer:
- Je parie que c’est une fille !
Mon silence paru le convaincre. Et lui d'ajouter:
- Ah les femmes tu sais, ça ferait plier la jambe à n’importe quel homme en armure ! L’essentiel c’est de jamais lâcher ! Ceux qui préfèrent pleurer les occasions perdues observent de loin en se rongeant le frein, trop occupés à se masturber devant les films pour adultes qui font d’eux des frustrés à quinze piges ! Personne ne pourrait leur donner autant de plaisir qu’ils savent s’en donner par eux-mêmes ! Bon à chasser l’amour au fusil à bouchon ceux-là ! Un conseil mon fils, Tu la regardes droit dans les yeux, et t’y va pas par quatre chemins. Dis lui ce que tu ressens bon dieu !! Les femmes ça aime la transparence, pas les mecs invisibles ! Alors montre toi et bombe le torse à t’en faire péter la chemise, ça sera ça de moins à retirer !
Et il conclut sa tirade d’un rire aussi gras qu’un mauvais jus de viande. Je dormis mal ce soir là. Le sommeil me trouva à l’heure où il me fallait bientôt le quitter.
- Debout !!!
L’injonction paternelle me fit l’effet d’une décharge. A peine eu-je le temps de dresser les paupières que lui, avait déjà pris celui d’ouvrir les volets et de retirer d’un geste vif la couette de mon lit. Donnant à mon corps la sensation de se réveiller nu dans un paysage blanc de lumière saturée.
- Allez hop ! Tu lèves ton p’tit cul de bigorneau et tu vas prendre ta douche ! Si dans dix minutes t’es pas en bas en train de prendre ton p’tit déj’, j’te choppe par la peau du coquillage et j’te fais traverser l’espace qui te sépare de la cuisine en volant ! On verra comment un crustacé se démerde en l’air !
Je me levais comme on sort de terre, et me dirigeais vers la salle de bain d’un pas de plomb. Je rentrais dans la cabine de douche qui m’accueilli telle une vielle tante aigrie et froide. Je chassais aussitôt l’ambiance morose, d’un voile vaporeux d’eau chaude qui recouvra bientôt les vitres et miroirs d’une épaisse couche de buée. Je m’aspergeais le corps après l’avoir longuement savonné. Passant mes mains sur mes os comme on gratte un fond de pot de confiture, cherchant les muscles que j’aurais aimé y trouver. Puis, je me séchais sans force avant de m’habiller mécaniquement. Enfilant des vêtements suffisamment larges pour donner du volume à ma silhouette frêle. Je descendis les escaliers tel un damné résolu. Une fois dans la cuisine, mon bol de céréales m’attendait sur la table. Il me regardait fixement. Mon père avait pris l’habitude de le préparer avant que je ne descende, pour nous faire gagner du temps disait-il. Ayant pris du retard pour me laver, les céréales étaient molles. Imbibées du lait qui semblait avoir commencé à les digérer à ma place. Je les avalais sans enthousiasme, presque écoeuré par leur texture proche de l’ectoplasme. Je terminais le carnage en avalant le reste du lait tiédi par l’attente. Après avoir rangé la vaisselle et enfilé mon manteau, je rejoignais mon père dehors qui m’emmena à l’école. Nous fîmes le trajet en écoutant silencieusement la radio.
Arrivé devant le portail de l’établissement, un sentiment de lassitude m’envahit. Toujours le même bloc figé. Tel un regard gris sur mon petit monde. Toujours les mêmes pions à l’entrée, scannant chaque élève comme une caissière le fait d’un produit, avec une indifférence que l’habitude rend abrutissante. Une fois passé ce premier point de contrôle, il reste à trouver quelqu’un. J'aperçois Paul au loin. Je le rejoins moins pour apprécier sa présence que pour garder une contenance. En effet, ici, la ringardise est imputable à la solitude. Nous échangeons quelques banalités, jusqu’au moment où il arrête le temps:
- Tu connais pas la dernière ? L’autre enfoiré de Patrick est mort hier, ses parents l’ont retrouvé ce matin, raide dans son lit. Il s’est étouffé avec sa langue pendant la nuit ce con, à cause d’une crise d‘épilepsie. Il y a une minute de silence prévue dans chaque classe !
Une épaisse chaleur m’envahit aussitôt. Je peinais tant à croire ce que je venais d’apprendre que j’en restais stoïque. La seule fois que j’avais connu la proximité avec la mort, c’était pendant l’enterrement de ma grand-mère l’année passée. La différence, c’est qu’à l’époque elle m’avait rendu triste. Or, aujourd’hui elle me comblait. Elle rendait au vide en moi la superficie qu’il méritait. Elle m’animait d’une puissante sensation de calme. J’avais jusqu’alors conservé ce dernier comme on le fait d’une pierre dans la poche. Je pouvais désormais la jeter au loin, goûtant la légèreté pour de vrai. La sonnerie retentit, interrompant brièvement le sentiment nouveau qui m’habitait. Je me dirigeais dès lors vers ma salle de classe d’un pas déterminé à vivre à nouveau. En classe le professeur annonça la minute de silence. Comment pouvait-on préférer le silence au rock ? Les gens ne savent plus faire la fête de nos jours. Ils accueillent les évènements comme des déchets, substituant le silence aux riffs de guitares endiablés. Du silence, encore et toujours. Je voulais crier ma joie. Monter sur ma table et transpercer l’air de mon t-shirt au bout de ma main tournoyante. Je rêvais d’entendre le son mat d’une batterie faisant écho aux battements de mon cœur emballé. Je voulais hurler à toute ma classe qu’ils pouvaient maintenant vivre en paix, soulagés de l’absence, définitive et tant attendue, de celui qui faisait de ma vie une aire de jeux pour son sadisme. Pourtant, ils se taisaient tous. Respectant humblement le silence commandé par notre professeur, lui aussi contrit. Ils regardaient leur table ou le sol. La tête alourdie du poids d’un être mort. J’aurais aimé qu’on pense à moi ainsi. Le silence n’honore pas, il rabaisse.
Je le brisai d’un rire guttural.
Célébrant la vie.
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