1 : Lançarcane
Il était commun que les soldats renomment leurs positions, préférant un titre familier à une série de chiffres et de lettres. Suivant cette tradition, la tranchée la plus à l'extrémité du front avait été baptisée « Lançarcane » Une fortification légère, bordée par une forêt qui, selon les dires, une fois rasée, permettrait au moins de voir la mer. De l'autre côté s'étendait une terre souffrante du passage de la guerre, morne et en ruine.
Les emplacements de canons mitrailleurs étaient installés en avant de cette position.
Ils avaient jusqu'alors parfaitement réussi à eux seuls à tenir en respect plusieurs tentatives de contournement des lignes.
Le rideau de pluie tombé durant la nuit venait de se lever et l'air était encore chargé de cette odeur de terre retournée. Dans un petit poste couvert par des filets de camouflages, plusieurs officiers s'affairaient autour d'une table.
Le lieutenant Clément Chatillon, comme l'indiquait la plaque et les épaulettes épinglées sur son uniforme, était le responsable de ce bastion et de la section qui l'occupait. Au-delà du front se trouvait la zone occupée. Anciennement leur foyer et désormais sous le contrôle des armées de l'Empereur.
— Je conduirai volontiers cet assaut, mais d'après votre rapport et les ressources plus que limitées à notre disposition, il va falloir réviser nos priorités.
Le maréchal des logis, grommela quelque chose d'incompréhensible dans sa barbe avant de se racler bruyamment la gorge.
— Les Triarches m'en soient témoin s'il faut que j'assiège nos propres dépôts pour obtenir ce matériel alors qu'il en soit ainsi.
— Et après ? demanda le sergent-major. Alignez-moi autant de fusils que vous voulez, si nous n'avons pas de soldats pour les manier, nous en sommes réduits au même point.
Le vieil ours leva sur lui un regard noir, mais sans le contredire. Il avait assez d'années de service à son compte pour reconnaître l'impasse de leur situation.
— Notre premier plan d'attaque me paraît toujours le plus approprié, reprit le lieutenant Chatillon. Tout ce qu'il me faut, c'est d'être certain que nous aurons le soutien nécessaire et que nous ne serons pas pris de flanc.
— Je me demande si mes requêtes logistiques finiront à la poubelle avant votre demande de sortie, au moins il y aurait un domaine où nous puissions nous mesurer, lança finalement le maréchal avec une désinvolture criante.
Le vétéran l'ignora et présenta du doigt une ligne qui permettrait aux ennemis de procéder à un encerclement mortel. Il tapota enfin sur une autre position et suggéra :
— Les éclaireurs pourraient les empêcher de poser un appui en se positionnant ici...
Quatre hommes s'invitèrent dans le poste, des soldats à l'uniforme usé et recouverts de capes.
— Quand on parle du loup, caporal, je ne m'attendais pas à vous revoir aujourd'hui.
Le sous-officier en tête retira sa capuche et laissa apparaître un visage dur mais calme. Il s'agissait d'Etienne Lavoisier. Ses yeux clairs et perçants se posèrent sur les officiers présents. Ses cheveux étaient en bataille et sa barbe noire semblait avoir été raccourcie avec un bout de verre.
Il salua et se justifia aussitôt :
— Nous avons fait vite lieutenant. Il faut dire qu'il n'y avait pas grand monde pour nous remarquer.
— C'est-à-dire ?
— C'est très calme. Il n'y a presque personne là-bas, à quelques troupiers près. Je vous fais un rapport complet ?
— Soyez concis.
— Il y avait encore du mouvement à notre prise de position, puis c'est devenu très calme. On pouvait se balader dans leurs premières tranchées sans risquer d'être repéré. Leurs effectifs semblent avoir été réduit au minimum et la plupart des pièces lourdes ont été déplacées.
Le sergent suggéra sur un ton peu concerné :
— Ils ont dû relocaliser leurs troupes pour contrer l'offensive au sud, ils doivent penser que les lignes autour de Lançarcane sont complètement gelées. A raison.
— Hélas nous n'avons que peu de moyen pour leur prouver le contraire. C'est une opportunité qu'il faut exploiter au plus vite.
— A votre place je n'irais pas déranger Charles tout de suite, si ses grenadiers s'ennuient, la dernière des choses qu'il leur faudrait, c'est une fausse joie.
Clément réfléchit brièvement le temps d'un soupir. C'était juste, il connaissait la fâcheuse habitude de cet officier à agiter ses troupes plus que nécessaire à l'annonce d'un assaut. Le prévenir trop tard risquait en revanche d'allonger leur temps de préparation. Il appela ensuite son aide de camp :
— Il leur trouvera bien une occupation... David ! Allez nous chercher des cafés, le temps que ces messieurs puissent se débarbouiller un peu. Je vous retrouve en bas Etienne.
L'ordonnance, jusqu'alors faisant preuve d'une discrétion exemplaire obtempéra sans délai :
— De ce pas, lieutenant.
Le maréchal tira sa pipe de son manteau et la porta à ses lèvres, il affirma en articulant peu :
— Nous devrions achever ces préparatifs...
— Soyez patient vieil ami, ce n'est pas comme si le ciel allait tomber sur Lançarcane, le railla son camarade major.
— Le sergent a raison, puis sans autorisation nous ne serons pas avancés.
* *
Les cafetières sifflaient sur le réchaud de la cuisine du souterrain, apportant un parfum plus agréable entre les murs de béton. L'aide de camp demanda à ce que l'on remplissent les tasses. Les cuisiniers s'affairèrent comme à leur habitude, puis, il emporta un plateau à la surface.
Dehors, les planches sous ses pieds baignaient dans une mélasse sombre, crachant un bruit spongieux à chaque pas.
Le tintement sur le plateau permit au reste de son équipe d'entendre son arrivée. Les armes étaient baissées et l'humeur tranquille. Le caporal des éclaireurs semblait s'être accordé une douche et une meilleure taille de barbe. Il se tenait adossé contre un mur de planches, près de son supérieur.
— Le café lieutenant, présenta-t-il alors qu'il griffonnait dans un petit carnet, consignant chaque détail du rapport qu'il jugeait digne d'intérêt.
Clément releva la tête et le rangea dans son uniforme.
— Merci David.
Le soldat servit ensuite ses camarades en faction. C'était toujours le même petit groupe qui se réunissait quand le temps était calme. Un large sourire éclaira son visage lorsqu'il tendit l'avant dernière à une femme assise sur le rebord d'une position de tir.
— Et le thé pour madame.
— Merci, déclara-t-elle songeuse.
Ses mains frémirent au contact du métal chaud. Sa peau était d'une blancheur délicate, parcourue par des catalyseurs psychiques. Des filaments dorés symétriques prenant fin précisément à mi-chemin de ses bras.
Elle portait le même manteau long brun que le reste des soldats présents, profitant en plus d'un col en fourrure et s'épargnant l'équipement encombrant de combat. Sur son bras, se trouvait un brassard blanc cassé sur lequel était brodé en bleu « Ax. » Signe de son appartenance au personnel auxiliaire.
Il arrivait qu'en de très rares occasions, un individu développe des facultés hors du commun, quand il faisait état d'une maîtrise satisfaisante, elles étaient alors mises à l'emploi.
Ce personnel était à la fois sacrifiable et précieux, laissant cette appréciation aux officiers qui en avaient la charge. Clara ne faisait pas exception.
Ces hommes étaient bien différents que ceux qu'elles avaient pu côtoyer. Loin des militaires de bureau et des riches uniformes de parades. Ils étaient des troupes d'assaut, usés par la guerre. Deux années durant lesquelles leur équipement, leurs techniques et leur moral s'étaient adaptés à ce sinistre théâtre. Elle était loin d'être une experte, mais tout cela était visible, presque palpable.
— Alors, heu... m'dame, vous vous plaisez de ce côté de la frontière ? demanda finalement un soldat qui lui était voisin.
Elle tourna lentement la tête vers lui, le fixa un instant, puis cessa quand elle se rendit compte du malaise qu'il ressentit.
— Se plaire n'est pas exactement le vocabulaire que j'emploierai, dit-elle en reposant son regard sur son breuvage sombre.
— Ouais, désolé... j'aurais dû y penser, marmonna-t-il l'air penaud, ça fait longtemps qu'on est là...
— Il n'y a pas de mal, combien de temps exactement ?
— Mince... exactement je saurais pas vous dire, lieutenant ! Combien ?
— Pas assez et trop longtemps, répliqua le lieutenant sur un ton qui laissait planer le doute sur le sérieux de sa plaisanterie.
— Vous m'aidez pas là...
Joël était le médecin de l'escouade, peu connaissaient son âge, mais ses cheveux foncés grisonnants le situait plus proche de ses quarante que de ses vingt ans . D'un tempérament sérieux et agréable, ses manières le distinguait des autres soldats. Un gentilhomme que le lieutenant gardait au plus près de lui. La façon dont les deux hommes devisaient entre eux laissait l'impression qu'ils étaient aux courses hippiques, plutôt que sur un champ de bataille. Ce dernier déclara alors :
— La charité est l'apanage de l'ordre Hospitalier, mais si tu as des problèmes de mémoires, je peux faire un examen. Je suis sûr que madame se fera un plaisir de m'assister.
Une vague d'amusement discrète parcourut les soldats qui virent leur camarade livide se déconfire sur place.
Clara déclina en balayant la question d'un simple geste de la main, rassurant le pauvre soldat.
— Hé hé... t'as vu ta vie défiler là, railla l'un des grenadiers dont un curieux ruban blanc enroulé autour de chaque poignet indiquait le nom « Phillipe », suivi de traits et de croix. Il ajouta :
— De toute façon personne n'aime ce merdier.
— A part vous ? s'étonna-t-elle sans le laisser paraître.
Il sortit une cigarette de son uniforme avant de jeter un coup d'œil pour obtenir l'approbation du lieutenant. Ce dernier n'eut rien à redire, alors il s'autorisa à l'allumer, il prit une première bouffée qu'il souffla en l'air.
— Il faut aller dans la zone pour comprendre.
— Comprendre quoi ?
— Ce que l'on fait ici, notre boulot.
— Comment avez-vous survécu en territoire occupé ?
Etienne qui procédait aux réglages de la lunette de son fusil affirma stoïquement :
— Il a fallu sauver son cul, voilà comment. Il s'est perdu pendant un assaut. J'étais en reconnaissance pour évaluer le désastre quand je l'ai retrouvé à errer dans un champ de mines.
— Deux jours, Etienne ! Deux jours que j'y étais ! se défendit-il en se relevant soudainement.
— Je ne vois pas ce que ça change.
— Ça change... J'ai vu des choses qu'on n'ose pas imaginer... !
Il vint lui arracher sa cigarette du bec et la jeta dans la boue, lui intimant de se taire. Ce qu'il fit. Aussi le médecin captiva de nouveau l'attention :
— J'ai été de garde à l'hôpital là-bas, je pourrais en dire autant. Si mes souvenirs sont clairs, tu étais complètement déshydraté, délirant et trop content d'y avoir été.
Il repoussa son camarade sans ménagement, provoquant l'hilarité de ses camarades.
Clara resta interdite, froide comme à son habitude et finit son thé. David prit la parole, interrompant le fond de leur discorde.
— Malheureusement, on peine à faire avancer le front. On est tout juste réduits à accueillir les déferlantes de l'Empereur et à les renvoyer dûment dans leurs trous.
— Et j'imagine que ce ne doit pas être évident de travailler dans ces conditions avec des auxiliaires...
Julien était assis sur une caisse de munition, son fusil automatique sur les genoux, elle connaissait son nom, le lieutenant l'appelant souvent pour qu'il reste à ses côtés. Il lui assura :
— Oh non madame, les psy comme vous, on a l'habitude. Vous n'êtes pas notre première affectation.
— Pourtant on pourrait s'en passer... grogna un autre soldat adossé à une intersection de la tranchée.
— Allez c'est reparti... retourne à ton poste si c'est pour raconter des conneries.
Il cracha à ses pieds.
— Tu donnes des ordres à qui tu veux, ça ne me fera pas apprécier la sorcière.
Clara resta impassible, elle releva le menton, l'air dédaigneuse. Le lieutenant se manifesta enfin et le congédia :
— Hervé, à votre poste. J'ai déjà été clair quant au sujet des auxiliaires. Si l'on a jugé qu'elle était plus utile ici c'est qu'il y a une bonne raison.
Il s'éclipsa sans saluer et disparut dans le nid de mitrailleuse. Julien se racla la gorge et confia quelque peu irrité :
— Ne faites pas attention à lui, c'est un cas... assez compliqué. On remet pas en cause votre présence ici.
Le médecin de tranchée fit néanmoins remarquer.
— Par contre on trouve que c'est vraiment honteux de laisser une dame dans un milieu pareil.
Cette affirmation déclencha une vague d'approbation dans le groupe.
— Ouais, voilà.
— Je comprends. Ne vous inquiétez pas messieurs je peux endurer et j'endurerai le temps qu'il faudra, si cela ne pose aucun problème, lieutenant ?
Un silence... puis... Le lieutenant déclara :
— Nous sommes ravis de vous avoir avec nous, puis... mes hommes sont étrangement plus sages à vos côtés.
Le lieutenant s'éclipsa un moment pour rejoindre le soldat qu'il avait congédié. Il le trouva appuyé sur la lourde carcasse de l'arme alimentée par bandes. Il resta bras croisé, à le dévisager avec un regard sombre, fatigué.
— Alors soldat, rien à signaler ?
— Rien Clément... comme d'habitude.
— Bon, d'abord « ça », puis on ne s'embarrasse plus des grades, intéressante approche.
— Lâche-moi, ou va te plaindre au capitaine.
— C'est le capitaine qui me coince ici et tu le sais.
— Bah comme ça on a tous nos problèmes.
— Je vois, est-ce que tu as l'intention d'en devenir un ? Ou est-ce que tu vas pouvoir tourner la page et te comporter comme un soldat ?
Il le dévisagea avec autant de surprise que de mépris, les mots se bousculaient dans son esprit.
— Tourner... quoi ? balbutia-t-il confus.
— Est-ce que tu comptes me poser un problème ? Ou est-ce que tu vas réussir à garder la tête
froide ?
Dans un élan enragé, le soldat saisit son supérieur par le col et le plaqua contre le mur de sacs de sable. Une lutte qui les fit tomber hors du nid de mitrailleuse à la vue de tous les hommes dans la tranchée. Les soldats se précipitèrent au secours de l'officier et parvinrent à immobiliser le forcené.
— Lieutenant tout va bien ?!
Il saisit la main tendue et baissa les yeux sur son uniforme taché. Hervé était tenu immobilisé par ses camarades, le lieutenant lui assena un puissant coup de genou dans le ventre.
— Foutez moi ce clébard à l'isolement !
On l'emporta. Clément épousseta la terre de ses manches et interpella un jeune homme qui passait à proximité.
— Toi, quel est ton nom soldat ?
— Maxime, lieutenant !
— Tu le remplaces, va te mettre au canon là-bas !
— Oui lieutenant !
Le jeune homme se mit aussitôt au poste désigné, l'observateur était revenu, il entra avec une certaine appréhension et demanda :
— Hum... le lieutenant a dit...
— Ouais j'ai entendu, mets-toi en place, c'est pas compliqué. Ça c'est les poignées, la détente est là. Quand tu veux tirer, tu regardes ici et tu suis mes indications. Il y a une traçante tous les cinq tirs, tu verras une lumière verte. C'est bon pour toi ?
— Compris et... si ça s'enraille ?
— Regarder, recharger, débloquer c'est mon problème, toi tu tires.
Il hocha la tête en guise de réponse.
* *
Dame Clara avait observé la scène, d'abord avec surprise, puis avec curiosité. Le lieutenant revint.
— Est-ce que ce genre d'incident est fréquent ?
— Non, lui c'est un cas à part. Je le connais depuis longtemps.
— Vous devriez en faire un exemple, son esprit est flou, inconstant, imaginez un ouragan d'émotions incontrôlables. Il risque d'être un danger pour lui-même ou les autres s'il reste ici.
— Est-ce que vous lisez dans nos pensées Mademoiselle d'Echessier ?
— Si vous sous-entendez « constamment », non. Seulement quand la situation l'impose ou que je le juge nécessaire.
Le lieutenant marqua une pause. Encadrer les auxiliaires était une tâche épineuse pour les officiers, malgré ses traits nobles et son charme froid, les chances étaient qu'elle ne fasse pas exception. Néanmoins, sa réponse fut simple.
— Prévenez-moi si vous apprenez quelque chose d'utile.
— Vous le saurez.
Elle sembla apercevoir une lueur d'approbation. Un jeune homme arriva au pas de course près du lieutenant et le salua fébrilement. Il portait une chemise blanche et un gilet sans manche en cuir arborant le symbole des radio-tisseurs :
— Une transmission pour vous lieutenant.
— Qui me demande ?
— Du capitaine, votre nom était explicitement mentionné.
Il leva un sourcil, dubitatif, il prit le papier et l'en remercia. Le garçon repartit aussi vite qu'il était venu.
— Qu'est-ce donc ? demanda son auxiliaire curieuse.
— Une convocation, ce n'est pas très clair mais je pense que nous allons recevoir de nouveaux ordres.
Elle se défendit de pénétrer dans son esprit, mais lu sur son visage qu'il n'était pas à l'aise à cette idée.
— Alors... nous devons nous y rendre.
— Mieux vaut sans tarder, le capitaine n'est pas du genre patient. Julien avec moi !
— J'arrive !
Le soldat remballa son lourd fusil et le garda sur son épaule. L'officier se tourna ensuite vers son aide de camp.
— David, restez ici, je préfère que quelqu'un garde un œil sur eux en mon absence.
— Je veillerai à ce qu'ils restent tranquilles.
Ils traversèrent le réseau de tranchées et de couloirs qui menaient à l'arrière-front. C'est dans un petit hameau servant de dépôt de logistique qu'une voiture les attendait.
— Je vous emmène lieutenant ? s'enquit le voiturier.
— Oui, nous allons au fort, à Garderane.
— Ah ! Pour une fois qu'on n'y va pas à cheval, se réjouit Julien en montant à bord.
— En d'autres circonstances une balade à cheval nous aurait fait le plus grand bien.
Le lieutenant esquissa ce qui semblait être un sourire.
— J'aime votre esprit.
— C'est plutôt les chariots, reprit le mitrailleur, même si les chevaux sont tout aussi imprévisible. Alors que les machines, ça c'est fiable.
Plus tard sur la route, ils finirent par apercevoir les pièces d'artilleries. L'ombre de ces immenses canons étaient déjà un avertissement en soit, il en allait de même pour les automates qui les assistaient. L'un d'eux passa proche de la voiture, un pantin de métal humanoïde dont le cœur rougeoyant luisait au travers d'une vitre de fourneau. Le colosse transportait sur son dos l'équivalent de plusieurs chariots d'obus.
— Je hais ces choses... confia Clara irritée.
— Elles ne sont pas belles à voir, mais c'est ce que nous avons de mieux pour répartir efficacement nos ressources.
Les murs de la forteresse se dressèrent devant eux et les lourdes portes de métal s'ouvrirent pour les laisser entrer dans la cour.
Le fort et ses souterrains avaient été construit au début de la guerre, quand l'avancée des troupes impériales fut stoppée pour la première fois. Autour s'était construit une fourmilière veillant au bon approvisionnement et à la coordination d'une ligne de front qui n'avait guère bougé depuis.
— Garez-vous, je ne serai pas long.
Ils descendirent un long escalier qui conduisait dans les profondeurs de la forteresse.
Les officiers étaient déjà réunis dans une grande pièce aux allures de salon mondain de la capitale. Des fauteuils capitonnés, spiritueux de qualité et effluves de cigares, il ne manquait plus que l'orchestre pour que la soirée soit complète. Un grand drapeau du royaume d'Ambréval recouvrait un pan entier du mur, une bannière blanche sur laquelle reposait les armoiries royales. Une longue table en bois massif doré trônait au centre de la salle, les cartes tactiques de la frontière servaient désormais de nape pour des parties de Mascarades et de 21.
— Il y a du monde... souffla Clara au lieutenant.
— Oui, plus que ce à quoi je m'attendais... n'attirez pas l'attention.
— Ne vous inquiétez pas, c'est naturel chez moi.
Julien faillit heurter un serveur avec son fusil, il le garda au plus proche de lui en ruminant son mécontentement.
Un voyant méditait au-dessus d'un jeu de tarot, ses mains squelettiques étaient jointes à s'en briser les phalanges. Les contours de certaines cartes semblaient vibrer, dégageant une fumerolle semblable à de l'encens.
— Il arrive... déclara-t-il en interpellant d'un geste brusque le lieutenant qui passait juste à ses côtés.
— Qui donc ?
Avant qu'il ne puisse répondre, l'auxiliaire en soutane blanche quitta sa transe, confus. Il attrapa nerveusement son pendentif de l'ordre Hospitalier, révélant le tatouage d'identification sur son bras.
— Mince... ça n'aurait pas dû arriver... marmonna-t-il soudainement préoccupé.
— Ses visions semblent erratiques, peu maîtrisées, n'y prêter pas attention, recommanda alors Clara, sceptique.
— J'ai été poussé hors de la courbure du temps ma consœur, je n'attendais pas que vous compreniez ce que la divination implique, mais j'attendais encore moins une telle sévérité. Enfin, qu'importe, un voile se dresse autour de nous, je dois prévenir le capitaine.
— Au moins vous êtes au bon endroit.
Le lieutenant sentit quelqu'un l'attraper par le bras, il se retourna et fit face au dit capitaine, ce dernier semblait d'une humeur exécrable.
— Lieutenant, vous savez pourquoi je suis là ?
— En tout cas votre devin avait prévu votre arrivée.
— Peut-être que quelque part dans votre tête cela sonnait drôle. Mes instructions étaient claires et j'attendais que vous les suiviez à la lettre.
— Votre message me mentionnait personnellement. Je n'ai jamais vu ce tisseur, s'il vient d'être affecté alors c'est sans doute d'une erreur. Voyez par vous même.
Le capitaine s'empara du papier froissé qu'il écrasa après un rapide coup d'œil.
— Scribouillards bons à rien... marmonna-t-il pour lui. Oui, j'avais précisé que je vous voulais à votre poste et pas ailleurs.
— Un malentendu alors, je peux y retourner sans tarder. Mais maintenant que nous sommes là...
— Suivez-moi, trancha-t-il finalement en s'éloignant.
Il hocha la tête et se retourna vers sa suite.
— Attendez moi dehors, je ne serai pas long.
Ils acquiescèrent et sortirent à la surface. Julien posa son fusil contre le mur et croisa les bras.
— Ça ne me dit rien qui vaille...
— On m'avait dit qu'ils n'étaient pas en bon terme, mais je ne m'attendais pas que ce soit à ce point.
— C'est compliqué ouais... Allez vous prendre un verre, j'ai comme l'impression que vous serez plus à l'aise en bas, je garde un œil ouvert.
— Je... doute y avoir le droit... Avec un peu de chance je pourrais apprendre quelque chose d'intéressant.
— C'est vous qui voyez.
* *
Le capitaine claqua la porte derrière lui et passa derrière un bureau de bois massif sombre.
— Je vais être direct, Clément, n'importe qui à votre place nous épargnerait... ça.
— Capitaine ?
— Mais vous savez pourquoi je ne peux pas vous garder à mes côtés, si vous ne pouvez comprendre, contentez-vous d'obéir.
— Combien de temps cette histoire va-t-elle durer Arthur...
— Quand je serai sûr qu'une nouvelle catastrophe ne nous tombera pas dessus. Ce qui, entre nous, n'est pas près d'arriver.
— Il y a un problème ?
— Et pas des moindres, mes équipes d'éclaireurs ont disparu avec un intervalle trop précis, nous sommes aveugles dans la zone. Je n'ai pas reçu votre rapport sur la question.
— Mon chef éclaireur vient tout juste de revenir de son expédition, d'après son compte rendu tout est très calme, trop calme. Il suggère aussi qu'un mouvement de troupes en est la cause. Vous pensez qu'il aurait omis une information aussi capitale ?
— Interrogez-le, on n'est jamais trop prudent ces temps-ci. Sinon, prions pour que cela dure.
— Votre devin semblait vouloir vous dire un mot tout à l'heure.
— Quelle plaie... enfin, j'irais lui parler. D'ailleurs, comment se passe l'intégration de votre nouvelle auxiliaire ?
— J'attends encore de pouvoir tester ses compétences, disons qu'elle s'accommode et je n'ai pas à me plaindre.
— Vous avez lu son dossier ?
— Pas encore, je préfère d'abord me faire une idée sur le terrain.
Son supérieur sembla de nouveau tiquer sur sa réponse, il remonta ses lunettes sur son nez et déclara :
— C'est là que nous divergeons, une fois encore, ça ne fait rien, vous pouvez y aller.
— Capitaine, ce pourrait-être l'opportunité de briser leurs lignes. Accordez moi...
Il éclata, perdant soudainement tout son calme autoritaire :
— Non ! Je vous vois encore venir Clément, c'est hors de question ! Contentez-vous de tenir votre position et tenez-vous prêt à recevoir vos ordres !
— Entendu.
— Bien, ce sera tout !
Le lieutenant salua et sortit du bureau.
* *
Clara redescendit au milieu de cette réunion aux allures de chic réception. Dans une autre vie, elle y aurait certainement été à sa place. Elle sinua entre les officiers, observant et écoutant. Elle prêta attention à ces battements subtils de l'esprit qui s'échappait involontairement.
Des réflexions banales, des pensées intrusives, qu'elle pouvait percevoir à sa guise.
L'une d'elle attira son attention, « Noêma », un mot qu'elle put percevoir juste avant que la suite ne disparaisse. Comme s'il était redescendu dans les profondeurs à l'instant même où il avait fait surface. Quelqu'un venait de dresser une barrière mentale et celui qui était à l'œuvre était aussi très talentueux pour la dissimuler.
Elle approcha d'une table en bord de salle, entourée de fauteuils cloutés.
— Misérable bon à rien ! lança une femme qui se tenait dressé devant un commis de salle.
Elle le dépassait d'une tête, son visage était d'une beauté mortelle déformée de sévérité. Sa robe de soirée rouge était tachée de vin, sans doute la raison de sa fureur. Le serveur lui était mort à l'intérieur, incapable de réagir.
Clara remarqua un homme derrière elle, un général à en juger par son uniforme et ses décorations. Il semblait achever une conversation avec d'autres officiers mais ne parvint pas à en capter un mot. En revanche, elle le ressentit, cette pensée égarée venait de lui. En plongeant dans son esprit, elle se heurta à la barrière psychique dressée plus tôt. Soudainement, des mains se posèrent sur ses épaules, la retenant fermement.
— Tiens tiens, qu'avons nous là ? Entendit-t-elle murmurer à son oreille.
Clara frémit, l'attention de la dame à la robe écarlate se fixa sur elle. Quand elle lui fit face, elle s'adressa à elle d'une voix claire et glaciale, teintée d'un léger accent étranger. Chaque mot tombait comme un jugement, ce jugement était simple, elle lui était inférieure.
— Et bien trésor, ne dit-on pas que c'est la curiosité qui a tué le chat ?
Cette femme était une auxiliaire comme témoignaient les catalyseurs sur ses épaules dénudée, descendant jusqu'à ses mains, autant de motifs floraux dorées accompagnant une puissance redoutable. Un ruban noir se trouvait sur son bras, couvrant l'emplacement de son tatouage.
— Je crois que j'aie été mal indiquée, je cherche quelqu'un, déclara-t-elle innocemment.
— Il ne fait pas bon pour les attachés de se promener loin de leur maître, c'est le genre de petite erreur qui si l'on n'y prête pas attention, peut couter la vie.
Clara sentit une douleur soudaine piquer son esprit, comme une lance qui chercherait à briser la surface gelée d'un étang, elle riposta aussitôt et déjoua cette tentative d'intrusion. Du point de vue extérieur, aucune des deux n'avaient bougées.
La psychique décala une mèche blonde qui venait de tomber sur son regard d'argent. Son rire coulait entre ses lèvres comme une source de mépris pure.
— Oh mais c'est qu'elle sait mordre. Très bien, puisse que tu as du répondant, dit moi, qu'est-ce qui te rends indispensable ?
La pression sur ses épaules disparut et elle vit un grand blond retourner auprès du général.
— Indispen... c'est-à-dire ?
— C'est-à-dire que s'il y a une once d'instinct de survie derrière ce joli minois, il va falloir faire mieux que d'écouter aux portes. Sinon tu sera et restera une énième cartouche à brûler.
— C'est un conseil ?
— Un avertissement.
— Facile à dire, vous n'avez pas l'air d'être le genre à descendre sur le champ de bataille mais là-bas, la présence de l'Auxilia est toujours un avantage.
— Je suis indispensable ailleurs, puis, il faut bien que des souillons comme toi se prête à la tâche.
Le général s'éclipsa, rapidement suivit par l'homme qui l'avait retenu, ce dernier l'appela :
— Scarlett, nous partons, cesse de perdre du temps avec cette enfant, elle sera morte avant la fin du mois.
— Toujours aussi... pragmatique, soupira-t-elle interrompu dans son jeu. J'arrive.
Il n'y avait jamais eu de solidarité parmi les auxiliaires, une tolérance dans le meilleur des cas. Cette rencontre éveilla de douloureux souvenirs lors de son entrainement chez les Hospitaliers.
Puis, elle aperçut le lieutenant au travers dans la foule, il semblait si sûr de lui dans son uniforme, le regard confiant, échangeant quelques poignées de main sur son passage. Les mots de la psychique écarlate résonnèrent dans son esprit, elle se mordit la lèvre inférieure.
Pourrait-elle un jour devenir indispensable à ses yeux ?
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