Chapitre 14

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Fin août 2015

Je passai la journée du jeudi à dessiner, et mangeai seulement avec Paul le soir. Puis, alors qu’il s’attendait à ce que je lui saute dessus, je repris ma tablette et mon stylet : David m’avait renvoyé mes épreuves et rien n’allait, il fallait que je modifie tout. Autant avec Stéphanie ça marchait tout seul, autant son collègue était très exigeant, jamais satisfait, il n’acceptait aucune de mes suggestions de disposition, y compris quand visuellement j’étais certaine de mon coup. Il me faisait dessiner des pages à la composition tellement brouillonne qu’on ne comprenait rien aux images. Paul me laissa travailler, quittant mon appartement sans bruit après m’avoir embrassée.

Le lendemain midi, ilinsista un peu pour me « sortir de mon antre », et aller manger dehors. Il m’invita dans une brasserie du quartier, où nous avons déjeuné en terrasse. Je sentais qu’il voulait me dire quelque chose, mais je préférai le laisser venir à son rythme plutôt que de le brusquer pour lui tirer les vers du nez. Et en effet, lorsque le serveur eut amené nos desserts – coupe de sorbets pour lui, cheese cake pour moi – il le regarda s’éloigner avant de prendre une grande inspiration et de se lancer : « Mes frères viennent passer le week-end avec moi.

_ Oh ! C’est chouette.

_ Oui. Je…

_ Tu veux que je vous laisse entre vous ? Bien sûr, je comprends. » dis-je dans un sourire, en dégustant une bouchée de mon dessert.

_ Non, non, c’est pas ça, c’est… Justement, je voudrais te les présenter. »

Alors, je ne comprenais pas pourquoi il prenait des gants, comme ça, pour aborder le sujet.

« Où est le problème, Paul ? » demandai-je franchement. Il me regarda un instant, avant de fixer sa glace comme s’il la regardait fondre.

« Tu connais déjà Stan.

_ Oui, enfin je l’ai croisé, le jour de ton emménagement… »

Je savais juste qu’il avait deux ans de plus que Paul. Il n’avait pas été très bavard au sujet de ses frères.

« Stan… a un frère jumeau, qui est… handicapé.

_ Et alors ? Enfin, je veux dire, désolée, c’était maladroit… » tentai-je de me rattraper. Pourtant, Paul ne m’en voulait pas, et semblait même soulagé en relevant les yeux. Du coup, je continuai à jouer la carte de la simplicité :

« Il s’appelle comment ? » Une question neutre, pour commencer, qui le mit à l’aise.

« Guillaume. » Il y avait de la tendresse dans sa voix en prononçant le prénom de son frère. Je trouvai ça beau. Et sans que j’aie besoin de lui demander, il continua : « On ne sait pas exactement ce qu’il a… Ni pourquoi Stan n’a rien… Dans sa tête, c’est comme s’il avait cinq ou six ans. »

Paul dégustait son sorbet, par petites bouchées, tout en me parlant de ses frères, de leur enfance, des difficultés qu’ils avaient rencontrées.

« Au fond, la chance de Guillaume, c’est que je sois né deux ans après eux. Mes parents ont toujours eu tendance à le couver, à le surprotéger, à l’empêcher de faire les mêmes choses que Stan, comme jouer au foot avec les copains, faire du vélo dans la rue… Mais quand moi j’avais le droit d’accompagner Stan, à chaque fois il criait à l’injustice en disant que Guillaume devrait pouvoir venir. En général, on avait gain de cause. Du coup, on ne l’a jamais laissé pour compte. Et encore maintenant, Stanislas refuse de quitter la maison, pour ne pas se séparer de Guillaume. On s’entend bien, tous les trois, mais entre eux deux c’est différent. Ils ont une relation très… fusionnelle.

_ Et tu croyais que je ne pourrais pas le comprendre ? » demandai-je doucement. « C’est mal me connaitre, non ?

_ Si. » Il me répondit franchement, ses yeux plantés dans les miens. « Pardon d’avoir douté de toi. »

Je serrai ses doigts entrelacés avec les miens sur la table.

« Alors, ils arrivent quand ?

_ Ce soir, tard. »

Je me demandais si Stanislas venait de le prévenir, ou s’il le savait depuis plus longtemps et avait hésité à me le dire. Il semblait mal à l’aise, au début de notre conversation, inquiet à l’idée de ma réaction… Est-ce qu’il avait déjà fait face à des regards malveillants ? A des mouvements de recul, face au handicap de son frère ?

On a convenu que je le laisserais accueillir ses frères et les retrouver, et qu’on passerait notre samedi tous ensemble. Et sans doute aussi le dimanche. Le programme n’était pas encore défini.

Je rentrai donc, et me mis à mon bureau pour ne relever le nez que vers 21 heures, quand mon estomac me rappela à l’ordre. Mon chien s’impatientait lui aussi, et je sauvegardai mon travail et fermé le logiciel, avant de prendre une barre de céréales dans le placard, que je grignotai en me changeant. Attila m’attendait devant la porte, sa laisse dans la gueule.

« Oui mon grand, on y va ! »

Je refaisais mon lacet que je n’avais pas assez serré, sur le trottoir, quand une fenêtre s’ouvrit au-dessus de moi, et j’entendis la voix de Paul :

« Psst ! Louise ! Qu’est-ce que tu fais ?

_ Je vais courir, bien sûr !

_ A cette heure-ci ? Toute seule ?... Attends… »

J’attendis qu’il descende, en soupirant : je n’avais pas envie de me disputer avec lui, et pourtant je sentais le truc venir, gros comme une maison… Enfin, il se trouva devant moi :

« Louise, tu n’es pas sérieuse ?

_ J’ai l’air de plaisanter ? Il est pas né, celui qui m’interdira de courir.

_ Mais… pas toute seule, la nuit…

_ Je ne suis pas seule, j’ai Attila avec moi.

_ Oui, mais…

_ Oui, mais tu vas me faire confiance. Tu n’as pas mon père, tu n’es pas mon frère, Paul.

_ Non ! je suis… Merde, Louise, j’ai quand même le droit de m’inquiéter ?

_ T’inquiéter, oui. M’enfermer, m’enchainer, non.

_ Je vais venir avec toi.

_ Et tes frangins, en arrivant, ils campent sur le trottoir ? »

Il soupira d’une drôle de façon, et je sus que j’avais gain de cause. Je déposai un baiser sur ses lèvres pincées :

« Ne t’inquiète pas.

_ Sois prudente. » m’implora-t-il.

« Promis.

_ Et préviens-moi quand tu seras rentrée. S’il te plait ?

_ D’accord. »

Il faisait un peu sombre mais il y avait du monde dans les bars, les restos. Je courus sur les trottoirs avec Attila contre ma jambe, en longues foulées souples, inspirant l’air frais du soir, tellement plus agréable pour courir que celui, chaud et lourd, de la journée.

Au bout d’une heure nous étions de retour, et je montai les escaliers calmement, pour reprendre mon souffle, alors qu’Attila bondissait devant moi pour arriver le premier à la porte. Je tournais la clé dans la serrure, quand la porte de Paul s'ouvrit. Je me tournai vers lui, et son sourire tendre et soulagé fit taire la remarque acide qui voulait sortir : oui, j’étais saine et sauve. A la place, je lui demandai si ses frères étaient arrivés.

« Oui, tu veux entrer ?

_ Non, je meurs de faim. Tu me les présenteras demain, comme prévu. »

Je l'embrassai rapidement avant de rejoindre Attila, qui s’impatientait devant sa gamelle vide.

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