Chapitre 39

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Mi-février 2016

J’ai tourné en rond toute la journée, et il était 16 heures environ quand j’ai appelé Clément. Il a décroché presque aussitôt.

« Hey, salut ! Comment va Attila ? Ton frère m’a dit qu’il était malade ?

_ Il est mort.

_ Oh, merde, Louise… » Je l’imaginais à l’autre bout de la ligne, se maudissant pour son manque de tact, une main passant nerveusement dans ses cheveux longs. « Heu… pourquoi tu m’appelais, en fait ?

_ J’ai récupéré ses cendres, et je veux les disperser dans la montagne. Paul travaille, Virgile aussi, Nico n’est pas là, et je ne pourrai pas attendre ce week-end, c’est au-dessus de mes forces…

_ Bien sûr, Louise. Laisse-moi une demi-heure et je viens te chercher. Prépare ton sac, avec de la bouffe et ta trousse de secours si tu peux, j’ai perdu la mienne. Si je ramène ma thermos, tu prépares un truc chaud à boire ? »

Je l’ai attendu en préparant mes affaires, suivant sa liste mot à mot. Ça me faisait du bien de m’occuper les mains, même si mon esprit n’était pas à ce que je faisais. J’ai sorti du placard mes affaires de ski, enfilé des chaussettes en laine, un pantalon chaud, empilé T-shirts et polaires, préparé blouson, gants, bonnet, écharpe, et mon petit sac à dos que j’utilisais pour les rando à la journée. J’y ai mis une bouteille d’eau, des barres de céréales et un paquet de biscuits, préparé des sandwiches au fromage, ma trousse de secours ; ma lampe frontale dans ma poche avec mon portable…

Clément a sonné alors que je finissais de charger mon sac, l’urne contenant les cendres d’Attila bien calée au fond.

« C’est au premier, au bout du couloir. » ai-je indiqué dans l’interphone, avant de mettre l’eau à bouillir et de sortir ma théière.

« Salut Princesse.

_ Salut Clément. Merci d’être venu. »

Il m’a serrée dans ses bras, je savais qu’il pensait à Winnie, nul besoin de me le préciser. En l’appelant, je savais aussi que s’il était disponible il ne refuserait pas de m’accompagner...

« Tu tiens le coup ?

_ Bof… »

Il a jeté un coup d’œil autour de nous. La couverture d’Attila était toujours au pied de mon lit, ses gamelles dans le coin de la cuisine.

« Tu as une boite, un carton, quelque chose comme ça, pour ranger ses affaires ? » Comme je le regardais sans répondre, étonnée par cette question, il serra mon coude avec sollicitude. « Bouge pas, j’ai peut-être quelque chose dans ma voiture. »

Cinq minutes plus tard, il était de retour avec un carton, qu’il posa au sol près de ma table de cuisine. Puis il plia la couverture d’Attila et la disposa au fond du carton. Il entreprit de laver les gamelles, et je me secouai pour l’aider. Le plaid qui avait protégé la banquette de ma 205 alla rejoindre la couverture, avec la balle d’Attila et son Pouic-Pouic, ses papiers, sa brosse, sa laisse et ses trois colliers : le bleu en nylon, son premier, celui en cuir, cadeau de Nicolas pour mes progrès scolaires peu après mon retour, et le fluo pour les randos. Clément ajouta par-dessus les gamelles propres et sèches, et me regarda :

« Tu as d’autres choses à y mettre ? »

Je secouai la tête négativement, et lui amenai un gros feutre comme il me le demandait. Je le regardai écrire ATTILA sur le carton, et pris le stylo qu’il allait reboucher. Sous son nom, je dessinai rapidement sa silhouette de loup.

« Bien. Maintenant, on va mettre ce carton dans un placard, quelque part où tu ne le verras pas tous les jours. »

J’ai fait comme il disait, ou plutôt je lui ai indiqué sur quelle étagère placer la boite. Il a également proposé d’emmener au refuge de la SPA les croquettes qui me restaient – je les achetais par sacs de cinq kilo, et j’en avais d’avance. Il est allé les mettre dans le coffre de sa voiture pendant que je remplissais sa thermos de thé brulant, puis nous sommes partis. J’ai glissé un mot sous la porte de Paul pour l’avertir de mon absence.

« Tu as une idée de l’endroit où tu veux aller ? » me demanda Clément en s’installant au volant, et je n’en avais pas. « Tu veux que je choisisse ? »

J’ai accepté, soulagée de ne pas avoir à prendre cette décision. On a roulé sans parler, j’avais refusé d’allumer l’autoradio, et Clément respectait mon besoin de silence. Je n’ai même pas regardé où il me conduisait.

J’ai regardé l’horloge au tableau de bord avant de quitter la voiture : 17h58. On a pris nos sacs à dos, et on s’est éloignés sans parler de la route au bord de laquelle Clément venait de se garer. On a marché un moment, dans la nuit qui tombait, j’avais enfilé mes gants et mon bonnet et il fallait au moins ça : l’herbe était gelée, elle craquait sous nos chaussures. Tout était silencieux autour de nous. Au bout d’un petit moment de marche, Clément m’a proposé :

« Ici, qu’est-ce que tu en dis ?

_ Je voudrais m’éloigner encore un peu de la route.

_ D’accord. » Il est repassé devant, et j’ai regardé la lune presque pleine, blanche et lumineuse dans le ciel sans nuages, avant de me remettre à marcher moi aussi.

« Clément, regarde le rocher, là. » lui ai-je montré un peu plus tard, désignant une grosse pierre qui émergeait de la végétation, sur notre gauche, un peu en contrebas du sentier. Il s’est arrêté, et a suivi mon doigt pour regarder l’endroit dont je parlais.

« Si tu penses que c’est le bon endroit, vas-y, Louise. Je t’attends ici. Tu veux me laisser ton sac ? »

Je l’ai gardé avec moi, et j’ai allumé ma lampe frontale pour voir où je mettais les pieds, entre les herbes, les ronces et la caillasse. Arrivée au rocher, j’ai posé mon sac à dos, et j’ai regardé quelques dizaines de mètres plus haut, sur le sentier. Clément était là, il me tournait le dos pour me laisser seule. J’ai sorti de mon sac l’urne, une sorte de bocal métallique avec un couvercle, et je suis montée sur le rocher. J’ai regardé la nuit, la lune et les étoiles, la silhouette des montagnes et de la végétation tout autour de moi, puis j’ai ôté mes gants et j’ai dévissé le couvercle de l’urne que je tenais serrée contre moi.

J’ai respiré profondément, et j’ai fait un grand geste du bras, les cendres se sont envolées, légères, elles ont tourbillonné un peu dans la brise nocturne avant de disparaitre à ma vue. J’ai secoué l’urne, quelques cendres se sont encore envolées, puis j’ai revissé le couvercle.

Attila ne souffrait plus, il reposait à présent dans la nature où il avait été si heureux à chacune de nos randonnées ; mais moi j’étais seule maintenant, et la tristesse me serrait le cœur et la gorge. Les larmes coulèrent sur mes joues sans que je cherche à les retenir ou à les essuyer, des sanglots me secouaient, coupant ma respiration. J'avais tellement mal que je gémissais, des petits gémissements aigus, comme Attila en poussait quand il était excité par nos chahuts. Et de penser à ça, mes pleurs ont redoublé.

C’est alors que je me suis sentie entourée par deux longs bras forts, pressée contre un torse large. Clément, que je n’avais pas entendu arriver, m’a serrée contre lui sans un mot. Il a dû faire le rapprochement entre mes sanglots et des gémissements canins, lui aussi, parce qu’il m’a demandé tout à coup : « Tu as déjà hurlé à la lune ? Hurlé comme un loup ? »

J’ai fait non de la tête.

« Moi non plus. Tu veux qu’on le fasse ? Maintenant ? »

J’ai accepté d’un hochement de tête, et j’ai senti ses bras se desserrer, il est resté derrière moi et a laissé glisser ses doigts le long de mes manches jusqu’à tenir mes mains. Je me suis accrochée à ses gants, j’ai rejeté la tête en arrière, regardé le ciel, et j’ai poussé un petit hurlement timide. Puis un autre, plus fort. Clément m’a laissé commencer avant de se joindre à moi, pour un long chant à la Lune qui s’est perdu dans la nuit.

Après, comme vidée, en tout cas plus calme, je me suis assise au bord du rocher, et j’ai essuyé mes joues.

« Où sont tes gants ? Tu vas geler… » m’a grondée Clément en s’asseyant à côté de moi. Je les ai trouvés dans mes poches, et enfilés avec bien du mal tellement j’avais les doigts engourdis par le froid. J’ai serré mes mains entre mes genoux pour tenter de les réchauffer, et j’ai respiré profondément, les yeux fermés.

« Ça va mieux ?

_ Un peu. Merci d’être venu, Clément…

_ Quand Winnie est morte, personne n’était avec moi. Je ne t’aurais pas laissée seule. »

J’ai hoché la tête, et quelques minutes sont passées en silence. J’aimais ça, chez Clément : sa faculté à sentir quand on a besoin de calme, et le fait qu’il ne parlait pas à tort et à travers. Une larme a coulé le long de mon nez, et j’ai reniflé.

« Il a passé dix ans à prendre soin de moi, il a sacrifié sa vie pour moi, pour me protéger, et j’ai rien fait pour lui…

_ Il t’aimait, Louise. Il n’aimait que toi, il ne voyait que toi. Tu as pris soin de lui, toi aussi, depuis toujours. Tu l’as même couvé, parfois.

_ Tu vois !

_ Mais c’est pas grave. Quand je t’ai donné des conseils, tu m’as écouté. Et il était heureux. Il a peut-être veillé sur toi, mais tu aurais sacrifié ta vie, toi aussi, pour lui. Ne me dis pas que ne l’as jamais fait passer avant toi, avant ton confort. Je ne te croirais pas.

_ C’est vrai… j’ai failli retaper ma quatrième, à force de sécher des cours pour rentrer chez moi lui donner le biberon… »

Clément a souri, un grand sourire franc qui éclairait son visage, je le devinais dans l’obscurité. « Allez, quoi d’autre ?

_ J’ai… foiré une relation avec un mec, parce qu’il n’aimait pas Attila. Et même… Tu sais pourquoi je ne mange plus de viande, ou presque ?

_ Non, vas-y… » m’encouragea-t-il.

« Quand j’étais étudiante, je ne pouvais pas acheter de la bonne viande pour nous deux. Alors je lui donnais ma part. Et puis je me suis rendu compte que ça ne me manquait pas tant que ça…

_ Noooon… sérieux ? C’est pour ça ? »

On a continué à parler, on a partagé nos souvenirs avec Attila.

« Tu te souviens, après ton accident, quand tu ne pouvais pas marcher et que je venais le chercher pour l’emmener courir avec Winnie ?

_ Oui. » ai-je souri. « Merci.

_ Ça me faisait plaisir, tu sais. Et je suis content d’avoir vécu ça avec lui… »

Au bout d’un long, long moment à parler, on a décidé de regagner le sentier, et une fois sur le chemin Clément a suggéré de manger. On s’est donc assis par terre, et on a déballé les sandwiches et le thé encore brulant, les barres de céréales.

J’étais frigorifiée, malgré le thé, quand on est montés dans la voiture, et il était plus de 20 heures. Une ribambelle d’appels en absence de Paul m’attendait sur mon téléphone que j’avais mis en vibreur. En soupirant, je lui écrivis juste un SMS pour le rassurer, mais je n’avais pas envie de l’appeler, et d’entendre son inquiétude et ses reproches.

Clément avait démarré le moteur, mis le chauffage, et était ressorti pour gratter les vitres blanches de givre. J’ai bidouillé la radio, et il m’a dit que je pouvais connecter mon portable en Bluetooth si je voulais écouter quelque chose de précis. J’ai fait ça, et on a pris le chemin du retour, prudemment sur la route brillante de givre, au son de la voix nasillarde de Jake Bugg. Blottie contre la portière, la tête appuyée sur la vitre, je laissais la musique m’envahir en regardant la nuit.

Clément s’est arrêté devant chez moi, et est monté à cheval sur le trottoir en mettant ses warnings. J’ai débouclé ma ceinture et me suis tournée vers lui. Une main sur le volant, l’autre sur le levier de vitesses, il me regardait.

« Ça va aller ?

_ Oui. Merci Clément. Merci pour tout.

_ A ton service, princesse. » Il me souriait gentiment, et je me penchai pour l’embrasser sur la joue.

Puis je sortis de la voiture, attrapai mon sac à dos sur la banquette arrière, et claquai la portière. Il ne redémarra que lorsque j’eus refermé derrière moi la porte du hall d’entrée de l’immeuble.

Une fois chez moi, je posai mon sac dans l’entrée, me douchai pour me réchauffer, et sans allumer la lumière j’allai me blottir sous ma couette.

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