Chapitre 5

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Deuxième quinzaine d’août 2016

On est donc partis de chez moi vers 9 heures du matin. On est sortis de la ville en direction du Nord-Est, et on a traversé des localités mille fois vues en voiture. Durtol, Nohanent, Sayat. On a pris le temps, tout simplement, on a laissé Volvic derrière nous et le soir venu on s’est arrêtés pour planter la tente dans un sous-bois, à l’écart de la route, entre Loubeyrat et Charbonnières-les-Vieilles.

« Ça va aller, princesse ? » s’est inquiété Clément. Je n’avais jamais bivouaqué sans point d’eau à proximité, ni aussi proche de la civilisation. C’était étrange d’entendre parfois les voitures passer, même si on était à bonne distance de la route. Je lui ai souri : « Oui, bien sûr. Je n’ai rien contre la nouveauté. »

J’allais devoir apprendre à économiser l’eau, qu’on transportait en plus de notre paquetage habituel : chacun deux bouteilles, pour boire, cuisiner, la vaisselle et la toilette. Bouteilles qu’on remplissait à chaque fois qu’on traversait un village : les cimetières sont toujours pourvus d’un robinet, qui ne sert pas qu’à arroser les chrysanthèmes…

Le lendemain matin, on repartait. On a marché comme ça pendant trois jours, en discutant énormément. On a parlé politique et religion, confronté notre vision du monde et de l’avenir, disséqué la place de la femme dans la société…

Le troisième jour, en faisant l’état de nos provisions, on a résolu de se rapprocher de la civilisation pour faire quelques courses. Après avoir appelé Nico pour le rassurer, j’ai connecté mon portable à Internet (je coupais la connexion de données pour économiser la batterie), et on a regardé sur l’application GPS la localité la plus proche pourvue de commerces. Le lendemain dans l’après-midi, quatrième jour de notre périple, on s’est arrêtés dans une bourgade aux environs de Montluçon. Il y avait un petit hôtel, qui avait encore une chambre libre. Une douche ! Enfin ! J’en ai profité aussi pour laver mes vêtements, et Clément a fait de même avec les siens. Après ça, il y avait des fringues pendues partout pour sécher, et c’était un peu bizarre de voir les caleçons de Clément à côté de mes culottes… Il a fait celui qui ne les voyait pas, et j’ai décidé d’en faire autant.

On a laissé sécher notre lessive, et on est ressortis pour faire nos courses. Le soir, on a mangé au restaurant de l’hôtel.

De retour dans notre chambre, Clément a allumé la télévision pendant que je m’installais avec mes dessins. Je n’avais emmené que mon carnet de croquis, et quelques crayons, pas vraiment la place d’en prendre plus, je m’étais déjà encombrée de mon appareil photo... Il a zappé un peu, hésité entre les programmes, puis éteint la télé en soupirant que ça ne lui avait pas manqué.

« Qu’est-ce que tu dessines ?

_ Rien, je regarde ce que j’ai fait ces derniers temps. Tu veux voir ? »

Il n’avait jamais réclamé, et j’ignorais si c’était de la discrétion ou un manque d’intérêt. Il accepta simplement, avec une pointe d’enthousiasme dans la voix, voilà qui devrait me rassurer…

On a feuilleté ensemble mon calepin. Entre les paysages, des arbres tordus ou des maisons en ruines, de rapides croquis de nos bivouacs, des portraits des gars la semaine précédente, Clément a remarqué : « Attila revient souvent…

_ Oui. C’est pour un projet, des croquis préliminaires. Je ne sais pas encore bien ce que je veux faire… »

J’avais dessiné mon chien dans toutes les positions, du chiot à peine sevré à l’adulte fier et impressionnant. Clément n’a pas posé de questions.

A l’heure du coucher, il y a eu un moment de flottement, ça faisait des mois qu’on partageait une tente, mais un lit… On s’est regardés, puis je l’ai vu dérouler son sac de couchage au-dessus des couvertures. Il m’a laissée me glisser entre les draps, avant de se coucher dans son duvet.

« Bonne nuit Princesse.

_ Bonne nuit Clément. »

Le lendemain dans la matinée, on repartait pour notre cinquième jour de marche, les sacs bourrés de nourriture et de vêtements propres et secs. Ce jour-là, j’ai parlé de moi à Clément.

« T’es pas obligée tu sais. Je connais les grandes lignes, je pense.

_ Mon frère t’en a parlé ?

_ Non, bien sûr que non ! Je sais juste que tu as vécu avec ta mère pendant quelques années, et que ça n’a pas dû être rose tous les jours… Tu étais tellement écorchée vive, à seize ans quand tu es revenue… Je ne te connaissais pas avant, quand tu étais petite, mais je suis prêt à parier que c’était une conséquence de ce que tu as vécu… »

Je lui ai tout raconté, tout dit. Tout ce que Paul m’avait extorqué à grand peine quelques mois plus tôt est ressorti ce jour-là, calmement.

« Je comprends mieux le comportement d’Attila, maintenant, et votre lien… » dit simplement Clément, avant de me parler de lui. Comme il l’avait fait pour moi, je l’ai écouté sans l’interrompre, gardant mes questions pour plus tard.

Il n’avait jamais connu son père, et sa mère était dépressive. Il avait été élevé plus par son oncle que par elle, et plusieurs fois placé en foyer ou en famille d’accueil, quand elle était trop mal pour s’occuper de lui. Elle avait fait pas mal de séjours en hôpital psy, et à peu près autant de tentatives de suicide, jusqu’au jour où elle avait réussi. Clément avait quinze ans. Après ça, il avait vécu avec son oncle pour de bon.

« Tu n’as pas d’autre famille ? » ai-je demandé comme il se taisait, perdu dans la contemplation du chemin qui défilait devant ses pieds. Il m’a répondu non, avant de me parler de ses études en STAPS, puis des années passées à enseigner le sport dans un collège de Normandie, avant de revenir à Clermont l’année précédente.

« A quoi tu penses ? » me demanda Clément pendant que je surveillais mollement notre repas en train de cuire, ce soir-là.

« A nos familles, ou plutôt ce qu’il en reste… »

Je lui ai parlé de la « famille Ricoré » de Paul, et l’expression l’a fait rire.

« Ça te dit, de fumer ? » me proposa-t-il après le repas en sortant le nécessaire de son sac. J’ai accepté, et je l’ai regardé préparer et rouler le joint. Lorsqu’il a léché la feuille pour la coller, j’ai été émue par le bout de sa langue qui pointait entre ses lèvres, et une bouffée de chaleur m’a envahie.

« Ça va ? Pourquoi tu me regardes en te mordant la lèvre ? »

J’ai rougi et détourné le regard en bafouillant.

« Tiens. » Il me tendait le joint qu’il venait d’allumer, et j’ai tiré dessus. Espérant qu’il oublierait de me questionner.

« Alors ?

_ Quoi, alors ?

_ Hé, princesse, te fâche pas… Pourquoi tu me regardais comme ça ? »

Il avait posé la question de sa voix tranquille, et me regardait calmement, les coudes posés sur ses genoux, le joint entre deux doigts de la main droite. Ses yeux noirs ne me quittaient pas, et j’ai détourné les miens, en murmurant : « Ça me gêne…

_ Allez, dis-moi ? Je ne me moquerai pas, tu le sais. »

J’ai soupiré, et murmuré, pas plus fort : « Tu me troubles.

_ Ah ouais ? » Il fit bouger ses sourcils, et j’éclatai de rire, toujours un peu gênée mais amusée par sa réaction de dragueur, ça ressemblait plus à mon frère, ou à Gauthier, ce genre de truc. Ça ne collait pas avec le Clément que je connaissais.

« Viens là. » Je me rapprochai un peu, jusqu’à frôler son bras avec le mien. « Pourquoi ça te gêne ?

_ J’en sais rien, c’est étrange… Tu as toujours été un bon copain, et là…

_ Les relations, ça évolue. La question, c’est de savoir si tu veux que la nôtre évolue dans ce sens-là, ou si tu préfères qu’on reste amis.

_ Mais toi, tu… » Il m’arrêta :

« Non, princesse. Toi. Dis-moi.

_ Je, je… » Sa main se posa sur la mienne, large et calleuse, rassurante, et je respirai profondément avant de me lancer :

« Tu es un ami, Clément, et jusqu’à très récemment je n’ai jamais imaginé qu’il puisse y avoir autre chose entre nous… C’est… nouveau. Mais je me sens bien avec toi. Vraiment bien. »

Alors seulement, je levai les yeux pour le regarder, et il me sourit.

« Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? »

Il recracha la fumée vers le ciel, et resta le nez dans les étoiles, s’allongeant sur le dos. « Il y a huit ans quand on s’est rencontrés, tu étais une gamine. La petite sœur de mon pote. Tu as commencé à sortir avec Gauthier, et ensuite j’ai quitté Clermont. Et puis l’an dernier, à mon retour, j’ai retrouvé une jeune femme, plus mature, plus sereine. On s’est rapprochés, surtout ces derniers mois. J’ai été très touché que tu m’appelles pour Attila, tu sais. Je crois qu’en fait, j’ai simplement ouvert les yeux : jusqu’ici, tu étais dans la case ‘petite sœur’, et maintenant je réalise que tu rentres aussi dans la case ‘femme’. »

J’ai roulé sur le ventre, et tendu le bras pour lui piquer le joint. C’était presque la fin. J’ai tiré une dernière bouffée dessus avant de lui rendre, et j’ai expiré doucement la fumée. Je me sentais bien. Je flottais un peu, juste ce qu’il fallait pour être détendue, pas assez pour être défoncée.

« Va te coucher, je finis de ranger. » m’a suggéré Clément un peu plus tard. Je me suis installée pour la nuit, et peu après il m’a rejointe. Je l’ai regardé, à la lueur de sa lampe posée dans un coin, se déshabiller et se glisser dans son duvet.

« Dis donc, t’as fini de te rincer l’œil ?

_ Le spectacle est agréable… » ai-je répondu. Je l’ai vu sourire, mais il n’a rien dit.

J’ai cogité longuement avant de m’endormir. On avait fait un grand pas, ce soir : on avait admis qu’on se plaisait, et qu’on ne serait pas contre autre chose.

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