Chapitre 37

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Il était environ 8 heures, le lendemain matin. Tout le monde dormait encore - même les enfants à l’étage – et la maison était silencieuse. Clément et moi avions passé la nuit dans le salon, sur nos matelas de rando. J’avais fait sortir Lenka qui commençait à s’agiter, et malgré la courte nuit je n’avais plus envie de dormir. Je m’assis sur le bord de la terrasse pour regarder la chienne fureter dans le jardin, surveillant qu’elle ne se sauve pas.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda Clément à mi-voix en s’asseyant près de moi. Je haussai les épaules, sans décoller le menton de mes genoux que je tenais serrés contre moi. Puis je soupirai.

« C’est Attila… il aurait tellement aimé… » ai-je murmuré en désignant le jardin sous nos yeux. Clément ne répondit pas.

Je me sentais mélancolique ce matin, depuis que j’étais dehors je n’avais cessé de repenser à des trucs tristes, Attila, ma mère, mon enfance…

« Je me sens… vieille. Comme si j’avais vécu plusieurs vies ; je ne sais pas comment t’expliquer… J’ai toujours eu l’impression que ma vie était divisée en deux : avec ma mère d’abord, et puis mon retour ici, mes retrouvailles avec mes frères… Mais en fait c’est encore plus que ça… »

Je n’osais pas demander s’il me comprenait. Je n’étais pas certaine de me comprendre moi-même…

« J’ai l’impression que mon passé me poursuit, tu vois, que je n’arriverai jamais à m’en débarrasser… »

Clément passa un bras autour de moi, et sa main se posa sur mes doigts qui caressaient mon tatouage à travers mon T-shirt. Mon hirondelle. L’hirondelle du retour, le lien avec mes frères…

Puis sa voix basse vibra dans l’air :

« Jusqu'aux bords de ta vie

Tu porteras ton enfance

Ses fables et ses larmes

Ses grelots et ses peurs

Tout au long de tes jours

Te précède ton enfance

Entravant ta marche

Ou te frayant un chemin

C’est un poème d’Andrée Chedid. Je l’aime beaucoup… Je crois qu’elle a raison : on ne peut pas se débarrasser de son enfance, de son passé. On peut juste apprendre à vivre avec, en faire une force plutôt que de subir comme si on tirait un boulet, tu vois ? Elle a écrit aussi ‘Porteurs de cicatrices’, ce poème-là m’a toujours fait penser à toi…

_ Pourquoi ? Ça dit quoi ?

_ J’ai oublié la première strophe, mais ensuite elle dit :

Mais prenez garde porteurs de cicatrices

Eteignez dans vos chairs les volcans de la haine

Piétinez l'aiguillon et crachez le venin

qui vous apparenteraient un jour aux bourreaux

Etouffez ces clairons ces sonneries

qui forcent la ressemblance

qui commandent le Talion

Questionnez vos viscères

Percez vos propres masques

Soyez autres !

Des cicatrices tu en as dans ton cœur, tu me l’as dit, je les ai vues… La haine, le venin, tu t’en es débarrassée depuis quelques années…

_ Questionnez…

_ Questionnez vos viscères / Percez vos propres masques / Soyez autres !

_ Soyez autres ! » Nous avions prononcé ensemble le dernier vers.

Oui, Paul m’avait bien aidée, sur ce plan-là, c’était indéniable. Il m’avait un peu forcé la main pour aller voir ma mère, mais j’avais pu faire la paix avec elle, sans pour autant oublier. Peut-être que j’étais une autre qu’avant ? J’avais changé. Evolué, du moins…

« Si ça te parle » continuait Clément « Je te prêterai le recueil. J’aime la poésie, mais Andrée Chedid je n’arrive pas à m’en lasser… »

On n’avait jamais parlé de littérature, tous les deux, et j’avais vu passer des livres, lors du déménagement, mais sans avoir le temps de m’y attarder ; il y avait tant de choses à ranger, à penser ! Clément lisait de la poésie… Je n’étais pas vraiment étonnée, en fait. Ça correspondait plutôt bien à son calme, à son besoin de se poser…

« Je veux bien. » acceptai-je avant de tendre l’oreille : ça bougeait à l’étage. Je me levai : « Je vais faire un tour dans le jardin, je ne veux pas que mon frère me voie comme ça… »

Virgile allait s’inquiéter s’il me voyait mélancolique, et je n’avais pas envie. Je quittai rapidement les abords du chalet, et m’éloignai dans la même direction que Lenka.

Marcher me fit du bien, et une dizaine de minutes plus tard, à mon retour, je n’avais pas besoin de me forcer pour sourire. Virgile, Julia et les deux petits étaient attablés avec Clément autour du petit-déjeuner. Ce dernier me regarda approcher, et je devais paraitre plus calme, parce que ses sourcils à peine froncés se détendirent tout à fait, et un sourire apparut sur ses lèvres.

Mon frère se retourna au même moment, et sourit lui aussi en me voyant. « Salut Bouchon !

_ Bousson ? » demanda Corentin, assis près de son père, en se retournant aussi. « Tatie Lou ! »

Le morceau de pain qu’il tenait à la main s’envola à force de grands gestes enthousiastes, et il finit dans l’estomac de Lenka avant même d’avoir pu toucher le sol.

« On devrait prendre un chien, ça évite d’avoir à passer l’aspirateur ! » nota mon frère sous le regard assassin de Julia.

« Le chien mange les miettes, mais quand il perd des poils il ne les mange pas, tu sais. Alors il faut quand même faire le ménage… » ai-je fait remarquer l’air de rien, en m’asseyant devant un bol après avoir vérifié qu’il restait du thé dans la théière.

« Hey, depuis quand tu tiens avec Julia, toi ? » s’offusqua Virgile. « C’est même pas drôle ! »

Hé bien, pour une fois, j’avais décidé de m’allier à ma belle-sœur, juste pour embêter mon frère…

On a déjeuné en discutant, coupés à chaque instant par les enfants qui réclamaient notre attention ou tentaient une bêtise quelconque. Hugo et Gauthier nous ont rejoints un peu plus tard.

Ils sont tous repartis en début d’après-midi après nous avoir aidés à finir les restes de la veille, et Clément et moi nous sommes retrouvés seuls. Le chalet semblait vide et silencieux, sans tout ce petit monde, mais cela n’était pas désagréable.

Alors que je venais d’étaler une couverture dans l’herbe, à l’ombre d’un arbre, Clément est venu me rejoindre avec le livre de poésie dont il m’avait parlé. Couchés sur le ventre l’un contre l’autre, nous l’avons feuilleté ensemble.

Je ne connaissais de la poésie que ce que j’avais étudié à l’école, je n’avais jamais ressenti l’envie d’en lire pour le plaisir. Mais ce jour-là, à l’ombre du pommier, j’ai été émue par certains mots. Parfois, c’était juste un vers ou deux, qui me parlaient.

Et au détour d’une page, je suis tombée sur une strophe qui m’a fait monter les larmes aux yeux.

Inactuelle et passagère

Enjambant bornes et raisons

La Vie en ses métamorphoses

S’invente loin des horloges

Des usages des saisons.

Voilà.

C’était ça… Ce que j’avais tant bien que mal essayé de dire à Clément, le matin-même…

Je n’étais pas vraiment certaine de comprendre tout à fait ce qu’elle avait voulu dire, et pourtant j’avais l’impression que ça illustrait parfaitement mon état d’esprit, même si je ne l’aurais peut-être pas dit pareil.

Quelqu’un avait mis des mots sur ce que je ressentais. Et c’était bon, de savoir que je n’étais pas seule…

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