Chapitre 56

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Octobre 2017

Avec l’automne qui avançait, les températures ont fini par chûter, et je restais dorénavant au chaud dans la maison pour dessiner. Plus question d’aller passer des heures dans la cabane ! Le soir, on appréciait de démarrer une petite flambée dans le poêle de fonte qui trônait dans le salon, et le chalet sentait bon le feu de bois.

Un après-midi, j’ai décidé de faire enfin ce que Clément m’avait demandé déjà deux ou trois fois, et de m’occuper de ces deux malheureux cartons qui restaient dans le bureau. Plus le temps passait, et plus j’étais certaine qu’il se trompait et que c’était des trucs à lui, dedans. Mais j’ai quand même sorti mon cutter pour découper le scotch du premier. J’y trouvai, effectivement, des choses à moi, un bric-à-brac de trucs inclassables et pas vraiment indispensables, que j’avais entassés là-dedans au moment du déménagement. Quant au second, il contenait les affaires ramenées de chez ma mère. Mon nounours, l’album photos que j’avais regardé une fois ou deux avec mes frères et remis dans le carton ensuite, divers papiers que j’avais à peine lus. Et une grosse pochette à élastiques, qui contenait une multitude de coupures de journaux, des papiers imprimés et d’autres manuscrits, un cahier d’écolier couvert d’une écriture brouillonne, aux pages un peu chiffonnées, raturées.

Quand Clément rentra du collège en fin d’après-midi, il me trouva assise au milieu du bureau ; j’avais mis les chiens dehors pour avoir la paix, et je lisais chaque feuille avec la plus grande attention.

« Ça va, ma belle ? »

Je levai les yeux vers lui. « C’est… des trucs de ma mère. Sur son enfance. » Je tombais des nues. Je n’avais jamais entendu parler de ça. « Les enfants de la Creuse, ça te parle ?

_ Heu… ouais, je crois, c’est des gamins orphelins qu’on a fait venir de je sais plus où… La Réunion, je crois ?

_ Ouais. Et ils n’étaient pas tous orphelins, loin de là.

_ Pourquoi tu me parles de ça ?

_ Ma mère en était. Merde, je l’ai jamais su ! Elle m’en a jamais parlé, et mon père non plus ! Personne ! »

J’étais choquée par ce que je venais de lire et d’apprendre, je m’étais renseignée en parallèle sur internet, et Wikipedia disait « De 1963 à 1982, au moins 2 150 enfants réunionnais « abandonnés ou non » et immatriculés de force par les autorités françaises à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales, furent déplacés par les autorités dans le but de repeupler les départements métropolitains victimes de l’exode rural comme la Creuse, le Tarn, le Gers, la Lozère, les Pyrénées-Orientales. Ce déplacement d’enfants fut organisé sous l’autorité de Michel Debré qui était à cette époque député de La Réunion. Cet épisode de l’histoire française, très connu à la Réunion, est communément appelé l’affaire des Enfants de la Creuse ou des Réunionnais de la Creuse. »

Et un peu plus loin, « Les enfants réunionnais déplacés en Creuse étaient accueillis lors de leur arrivée dans un foyer de Guéret. Certains ont été adoptés, d'autres sont restés en foyer ou ont servi de main-d'œuvre gratuite dans les fermes, les paysans à travers la Creuse les utilisant alors comme « bonne à tout faire » ou « travailleur sans salaire ». L'historien Ivan Jablonka parle de cas de "mise en esclavage". La plupart de ces enfants "ont été marqués à vie" »

L’article parlait de séquelles psychologiques, de nombreux cas de dépressions et de suicides, avant de s’attarder sur la responsabilité de l’Etat français dans cette affaire qualifiée de déportation.

J’étais comme assommée.

Dans la pochette, outre des articles de presse traitant de ce sujet, il y avait ce cahier couvert de l’écriture de ma mère. Je l’avais très peu souvent vue, son écriture, mais je l’aurais reconnue entre mille, elle était typiquement illisible… Il semblerait qu’elle ait été, à un moment de sa vie, suivie par un psy qui lui avait donné pour consigne de tenir un journal pour y raconter ce qui la hantait.

Lire les pensées chaotiques de ma mère n’était pas une partie de plaisir. Déjà, il fallait déchiffrer ses pattes de mouches, passer outre les erreurs de grammaire ou d’orthographe ; ensuite les phrases s’enchainaient sans lien logique, c’était dur à suivre, on sautait du coq à l’âne à tout moment. Et cela, sans parler du fait que je n’étais pas préparée du tout à voir ma mère refaire son apparition dans ma vie, fusse sous la forme posthume d’un journal intime. Journal que je me sentais voyeuse de lire, d’ailleurs. Et en même temps, si je l’avais trouvé dans sa chambre, c’est bien qu’elle voulait que je le lise, sinon elle l’aurait fait disparaitre, j’en étais persuadée. Il était rangé avec l’album photos et mon ours en peluche, elle me le destinait… Merci maman, cool le cadeau.

Qu’étais-je censée en faire ?

Clément, me voyant aussi touchée, me conseilla de tout remettre dans le carton, et d’attendre de me sentir prête pour le rouvrir à nouveau. C’est ce que je fis… jusqu’au lendemain. Après avoir passé une nuit horrible, à me retourner sans pouvoir fermer l’œil, ma décision était prise. Dès que Clément fut parti travailler, je pris la pochette contenant les articles et le cahier, et sortis le fourgon du garage. Les chiens m’accompagnèrent jusqu’à la barrière, que je fermai après mon passage.

Je conduisis jusque chez mon père, que je pris par surprise comme souvent, ne m’étant pas annoncée. Je lui collai la pochette sous le nez, en lui demandant sans préambule s’il était au courant.

Il n’eut pas à lire plus que le titre d’un ou deux articles pour savoir de quoi il retournait, et soupira en retirant ses lunettes.

« Tu savais, papa ?

_ Oui.

_ Qui d’autre sait ? Virgile et Nico ?

_ Non, bien sûr que non. Ça ne regardait que ta mère, Louise.

_ Et pas moi ? J’étais pas en droit de savoir, moi, pourquoi ma mère venait de la DDASS ? Pourquoi elle était aussi mal dans sa tête ? C’est mon histoire aussi, bordel !

_ Elle refusait d’en parler. Même ta grand-mère ne savait pas. Même moi, je l’ai appris par hasard, j’ai dû insister pour qu’elle m’explique, qu’elle me raconte… quand j’ai vu son extrait d’acte de naissance, son lieu de naissance… »

Mon père semblait sincère, je me calmai un peu. De nombreuses question subsistaient, qui tourbillonnaient dans ma tête, auxquelles je ne savais pas répondre.

« Parle-moi d’elle, papa. Dis-moi, comment vous vous êtes rencontrés ? Comment elle était ? Pourquoi tu l’as aimée ? Je ne me souviens pas, moi… j’étais trop petite, comment elle était quand tu l’aimais encore ? »

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