Pour la gloire de la Reine Araignée : I

9 minutes de lecture

— Le seigneur Uriel vous demande, fit la voix croassante et affectée du sluagh préposé à mon service.

Réprimant un juron, je roulai sur mon lit. Uriel étant de loin le patron le plus pénible que je n’avais jamais eu, j’avais peu de temps pour profiter du confort de mon nouveau lit. Immense, recouvert de coussins dorés, de draps de velours violine, et de rideaux de gaze soyeuse entre des colonnades à pampilles, ce lit me faisait de l’œil toute la journée, alors que j’étais occupée à écouter les doléances d’Uriel et ses échecs successifs auprès de la terrible Mana.

D’esclave qu’on torture, j’étais passée kapo en chef, avant d’être appointée conseillère matrimoniale d’un cruel monarque ældien. Quelle carrière ! J’en arrivais à regretter l’époque où je vissais des boulons dans les conduits d’aération du DEA.

Je me plantai au milieu du tapis taillé dans la peau de quelque exogène conquis qui trônait au milieu de ma chambre et écartai les bras. Une armée d’eyslyns se précipita pour m’habiller, me maquiller et m’adorner. On s’habitue vite à être servie. Mes cheveux, par la grâce d’une potion que l’apothicaire personnel d’Uriel avait préparé à mon intention, avaient atteint une longueur que je n’avais jamais connue. Ils furent relevés, coiffés, tressés et agrémentés de bijoux divers. On plaça enfin un cercle de mithrine sur ma tête, au bout duquel s’accrochait une unique gemme, pendant sur mon front. Ainsi parée, je fus conduite au chef suprême.

Ce dernier n’avait pour sa part même pas pris la peine de se faire beau. Il portait encore ses vêtements de nuit, largement ouverts sur sa poitrine d’albâtre, laissant voir son cœur béant, d’une vilaine couleur noire. Ses longs cheveux d’onyx pendaient, désordonnés, alors qu’il fixait l’espace d’un air las. Alignés en sombre et sinistre formation, qu’aucune flotte n’aurait aimé croiser, se profilaient les vaisseaux de guerre de ses armées.

— Uriel, commençai-je d’un ton volontairement sévère, en allant droit vers le flacon de gwidth. Allez- vous habiller. Imaginez que Mana décide de sortir de ses appartements et qu’elle vous trouve dans cet appareil ?

— C’est comme ça qu’elle me verra tous les matins en se réveillant si l’univers entend mon chant de supplique, répliqua Uriel d’une voix claire, le regard toujours posé sur la baie.

— Certes. (D’un geste, je tendis mon verre au sluagh qui s’était précipité pour me servir). Non, sans sang, pour moi.

Puis, prenant le verre que le serviteur avait rempli pour mon maître, j’allai le lui porter. Uriel appréciait ce genre d’attentions. Il le prit machinalement, baissant les yeux sur moi, l’humaine qui était devenue sa conseillère.

— Croyez-moi, il faut un peu d’amadou au départ, pour faire partir une relation. Allez vous habiller. Puis autorisez-moi à rencontrer Mana. Vous allez voir que tout ira plus vite.

Uriel me regarda.

— Et si, après votre entrevue, elle demande à partir avec toi ? Je ne pourrais pas le lui refuser. Je perdrai alors la plus capable de mes gens, et la dame qui occupe toutes mes pensées.

— Mana n’est pas stupide. Elle sait qu’elle a besoin de vos armées pour délivrer ses filles des griffes orcanides.

— Sauf si elle retrouve Silivren, fit Uriel en trempant ses lèvres dans le nectar pourpre.

— Mais elle ne sait pas où il se trouve, pas plus que moi d’ailleurs. Faites-moi confiance, un peu. Vous ai-je déjà trahi ?

Uriel me regarda, plantant ses pupilles noires et brillantes dans les miennes.

— Si tu le fais, alors ton sort fera pâlir Khror lui-même !

Je laissai échapper un soupir las. Menacée du pire mille fois par jour, j’avais fini par m’y habituer.

Lathelennil avait réussi à obtenir de son frère que je fasse partie de leur expédition. Fort habilement, il avait laissé entendre qu’un seigneur dorśari anonyme me convoitait. Les attaques surprises entre maisons nobles et le vol d’esclaves étant monnaie courante en Dorśa, cette annonce n’avait étonné personne. Après tout, une esclave était une esclave : elle n’était protégée que dans la mesure où son maître voulait qu’elle le soit. Aussi Uriel avait-il décidé de m’emmener.

Lathelennil, pour sa part, trouvait tous les prétextes possibles et imaginables pour se montrer sur le cair de son frère. Ce jour-là, il fut justement annoncé par un sluagh.

— Votre frère honoré, l’Effroyable Seigneur Lathelennil, Votre Ignominie, fit le héraut d’un air guindé.

Le susnommé fit son apparition, entrant d’un pas martial dans la salle. Il me jeta un petit regard au passage, lourd de connivence et de sombres espoirs.

— Ah, te voilà, fit Uriel en se laissant tomber sur une banquette. Comme tous les jours. Dis-moi mon frère, n’aurais-tu pas maigri, par hasard ? Des ennuis avec ta concubine, la belle Núryn ?

Lathelennil fronça les sourcils, contrarié.

— Aucun, mon frère, tout va bien. Quant à Núryn, tu sais bien qu’elle ne s’est jamais intéressée à moi. C’est juste que je n’ai guère le loisir de manger, ces temps-ci. La perspective des réjouissances à venir m’ôte jusqu’au goût de la nourriture !

Uriel sourit.

— Du massacre à venir, tu veux dire. Rika, sers donc un verre de gwidth à mon cher frère. Sang de sluagh, ou de lézard doré du système de Ryln, aujourd’hui. Que préfères-tu ?

Lathelennil fit la grimace.

— Je préférerai du sang humain, murmura-t-il en me regardant.

— Nos réserves sont vides. Il faudrait que j’en prenne à Rika, sinon… (Lathelennil regarda son frère, plein d’espoir). Mais je n’en ai aucune envie. Quoique je sache très bien qu’elle s’offrirait à moi avec plaisir, si je le lui demandais ! N’est-ce pas, Rika ?

Je m’approchai d’Uriel et m'agenouillai à ses pieds. Ses longs doigts griffus me caressèrent la gorge, alors que Lathelennil bouillonnait, la jalousie hérissant ses cheveux.

— On dit que la Reine Araignée aime ses mâles affamés et prêts à la servir, Seigneur, rappelai-je prudemment à mon maître. De façon à ce qu’ils puissent apprécier à sa juste valeur le goût inimitable de son ichor arachnéen.

— C’est vrai, murmura Uriel d’une voix que le désir réprimé rendait rauque. Tu as raison de me le rappeler. Pas de sang humain, donc. Ni pour toi, ni pour moi.

Lathelennil baissa le nez.

— Alors, mon frère, demanda Uriel alors que je me relevais, enfin libérée de ses menaces. Qu’es-tu venu me dire ?

— Une flottille de Marcheurs Morts a été repérée par les Sœurs du Rouge, répondit sombrement ce dernier. La ban-sidhe Aoibhinn-la-Hurleuse me demande l’autorisation de les détruire.

— Depuis quand une Sœur du Rouge demande-t-elle la permission avant de fondre sur une proie ? sourit Uriel. Serait-ce parce que nous sommes en guerre ? Et pourquoi veut-elle perdre son temps avec ces morts-vivants ?

— Pour passer le temps, probablement. Que dois-je lui répondre ?

— Dis-lui de faire comme elle en a envie, répliqua Uriel. Comme d’habitude ! Avec un peu de chance, distraite par ces proies de peu de valeur, elle nous laissera les orcanides. Ces sorcières urdabani ont une fâcheuse tendance à nous voler tout l’amusement, sur le champ de bataille ! Au fait : si Tanit-langue-de-vipère est parmi elles, dis-lui de me la livrer. J’ai deux mots à lui dire.

Lathelennil acquiesça de la tête, son heaume sous le bras. Puis il nous laissa.

Je fus congédiée peu après. En passant sur l’entrepont, je fus appelée par un sifflement, venant d’un coin dans l’ombre. Je m’y rendis, naïve.

C’était Lathelennil. Me tirant par le bras, il me colla contre lui, dans le petit coin sombre où il s’était retranché.

— Je n’en peux plus de te voir ainsi, à portée de main mais toujours intouchable, gémit-il en posant sa patte plastronnée d’iridium sur moi. Je ne mange plus, ne dors plus. Je te désire trop. Juste une nuit avec toi, une seule, avant que tu ne m’appartiennes de plein droit : mon frère n’en saura rien.

— C’est impossible, Lathelennil, lui répondis-je au terme d’une prouesse de contrôle vocal et respiratoire. Il le saura forcément, lorsqu’il me verra enceinte.

Lathelennil fronça les sourcils.

— J’ai dit une fois, pas dix. La portée, ce sera pour plus tard, quand tu seras enfin à moi.

Je secouai la tête.

— Il suffit d’une fois pour qu’une humaine tombe enceinte d’un ædhel, mentis-je. Nous sommes très fertiles, par rapport à vos femelles !

— C’est faux. J’ai déjà sailli des humaines, et aucune n’est tombée enceinte ! J’ai bien fait attention à ce que ça n’arrive pas, en observant de longues périodes de pause entre nos ébats.

— C’est parce que vos génomes n’étaient pas compatibles, voilà tout, lui expliquai-je. Mon père était un savant, chez les humains : il a étudié le problème. Si les portées sont si rares entre humains et ældiens, c’est parce qu’il faut une compatibilité de gènes, qu’on ne trouve que chez moins d’un pour cent de la population. Il se trouve que moi, je le suis… Et, comme avec un mâle humain, il suffira d’une seule fois pour me féconder. Songe à la tête que fera ton frère lorsqu’il me verra enceinte de tes œuvres ! Je pense qu’il nous tuera tous les deux.

— Alors, mourrons ensemble ! grogna l’obstiné en me serrant contre lui.

Le frère bicolore se mit à me couvrir de baisers passionnés, le souffle court et rauque. Il n’en pouvait plus. Sentant que je ne pourrais plus le tenir à distance plus longtemps, je décidai d’abattre ma dernière carte.

— D’accord, soufflai-je. Mais pas ici. Dans un endroit de mon choix, et à ma convenance.

— Tout ce que tu veux, murmura-t-il, soudain calmé.

— Et à une condition, ajoutai-je.

— Tout ce que tu veux !

— Fais-moi rencontrer Mana.

Cette fois, Lathelennil s’écarta, les bras ballants.

— Mais mon frère l’a interdit, objecta-t-il.

— Tout comme il t’a interdit de porter la main sur moi, lui fis-je remarquer. Et pourtant, que fais-tu présentement ? Imagine sa colère s’il voyait une marque de morsure sur mon cou !

Vaincu, Lathelennil souffla de dépit.

— Ce n’est pas pareil. Daemana risque de se retourner contre moi, si elle se sent offensée par ta présence. Et contre toi. Alors, je devrais l’affronter, et la tuer. Ensuite, fou de rage, mon frère nous tuera tous les deux !

— Exactement comme ce qu’il fera si tu me mords ou me mets enceinte, Lathelennil, lui rappelai-je. Mais là, au moins, nous aurons tout essayé.

L’ældien bicolore recula contre le mur.

— Encore une nouvelle épreuve que tu mets entre moi et la résolution de mon désir, observa-t-il en croisant les bras. Je n’ai jamais conclu de pacte aussi compliqué ! Tu es dure en affaires.

— Que crois-tu ? Les bonnes choses se méritent. Cela leur donne plus de prix.

Il sourit, ses dents brillant comme des lames dans la pénombre.

— C’est vrai. Mais tu n’es qu’une esclave, pas une elleth. Je pourrais t’avoir ici même, et t’épingler au sol comme une iblith suppliante un soir de sacrifice à Naeheicnë !

— Si tu fais ça, certes tu m’auras, comme tu dis, mais ce ne sera qu’une fois, car Uriel ne le permettra pas une seconde.

Lathelennil finit par se ranger à mon argument.

— Après avoir rencontré Mana, tu me promets que tu me donneras ce que je veux ? Et ce que tu veux, toi, ajouta-t-il, sirupeux, en venant caresser ma joue.

— Oui. Mais ce sera après avoir été mise en présence en Mana, en secret, dans ses appartements même. Et n’oublie pas que la deuxième épreuve sera Ar-waën Elaig Silivren.

— Celui-là, j’en fais mon affaire. Qu’il ose se montrer, pour commencer ! Où se terre-t-il, hein ? Pourquoi ne te cherche-t-il pas ? Des perles données à un sluagh !

Je devais convenir qu’il avait raison. Ren m’avait abandonnée à mon sort. Il m’avait oubliée : je ne l’intéressais plus.

Je regardai Lathelennil. Comme tous les ældiens, malgré la bichromie de sa robe et la terrible cruauté de son expression, il était beau et gracieux. Je le sentais, également, aisément manipulable. Comme tous les ældiens d’ailleurs, une fois qu’on avait trouvé le mode d’emploi… Les mâles, du moins. Je me souvins alors de ce qu’on disait traditionnellement au sujet de cette race : c’était les femelles, qui étaient réellement dangereuses.

Et mon objectif final restait le sauvetage de mes enfants. Qui me l’avait proposé, si ce n’était les frères Niśven ?

— Si tu l’emportes contre Ren, ou qu’il refuse de te combattre, ou ne se montre jamais… Alors, oui, je t’appartiendrai, lui dis-je enfin. Mais ce sera toujours à mes conditions.

— Tes conditions sont les miennes, fit-il en se décollant du mur. Rejoins-moi ici ce soir : je t’amènerai à Daemana.

Satisfait, il me laissa là, disparaissant dans l’entrepont quatre à quatre après m’avoir jeté un dernier regard.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0