2.2. Voyages d'Arthus Valcor : Le Sebontouguène.
Journal de voyage d'Arthus Valcor, jour 20 du mois d'Hendecabre.
L’aube s’est levée sur la Grégorie avec une lumière pâle, filtrée par un ciel perpétuellement agité. Dès notre premier pas sur ce territoire, la sensation d’entrer dans un monde à part s’est imposée. Ce continent ne ressemble à aucun autre. L’air y est plus dense, chargé d’une humidité poisseuse et d’une tension presque électrique, comme si la terre elle-même retenait son souffle.
Nous avons avancé prudemment depuis le lever du jour, longeant la frontière naturelle entre les dernières plaines du Nedasregor et les premières zones boisées de la Grégorie. Ces forêts diffèrent de celles d’Egladregor : les arbres y sont noueux, torturés, leurs troncs marqués par d’anciennes blessures laissées par des prédateurs inconnus. À mesure que nous progressons, la végétation se fait plus éparse, remplacée par des étendues rocailleuses traversées de racines sèches et de lianes pendantes. Ce n’est pas une forêt luxuriante, mais un territoire transitoire entre la vie et la désolation.
Le silence règne, seulement troublé par des souffles de vent irréguliers. C’est un silence pesant, anormal, comme si chaque créature de ce continent savait qu’un simple bruit pouvait signer sa perte. Nous-mêmes avons instinctivement réduit nos échanges au minimum. Même les pas de Drelag et Morna, pourtant habitués aux terrains hostiles, sont calculés, mesurés.
En fin d’après-midi, après des heures de progression sous cette chape de prudence, nous avons atteint un point d’eau peu profond, isolé entre des rochers irréguliers. Une source précieuse dans un territoire aussi inhospitalier. Roldan, après une brève inspection, a confirmé que l’eau semblait potable. Il était impératif de remplir nos gourdes avant de poursuivre.
Mais alors qu’il allait analyser d’avantage le point d’eau, Thryss a brusquement tendu un bras. Son regard perçant venait de repérer quelque chose. Nous nous sommes figés. Il avait clairement remarqué un détail au fond de l’eau. Quelque chose y était tapie, en attente d’un signal. Un détail infime, imperceptible à des yeux moins aiguisés que ceux de notre compagnon Sirénien.
Et puis tout s’est joué en un instant.
L’eau a explosé en une gerbe d’écume lorsque la créature s’est révélée. Un corps massif, fuselé comme un javelot vivant, a surgi dans un éclair aveuglant. Un lézard gigantesque, au museau effilé, dont les écailles brillaient d’un éclat sinistre sous la lumière mourante du jour. Le Sebontouguène. Son nom, Drelag nous l’avait soufflé en un murmure, son visage d’ordinaire impassible marqué d’un respect inhabituel. Ayant appris leur langue, il m’était facile de le traduire en « Rampeur Foudroyant ».
L’animal s’est figé une fraction de seconde à la surface, comme pour confirmer sa cible, puis son corps s’est arqué dans un mouvement rapide. Ce fut alors que le véritable danger se manifesta : un éclair brutal s’est abattu sur l’eau. Un déluge d’électricité a parcouru la mare entière dans un fracas assourdissant. Le sol a vibré sous l’onde de choc, et dans la lueur bleutée de la décharge, j’ai vu une nuée de petits poissons flotter, foudroyés sur le coup. Si l’un de nous s’était trouvé dans l’eau à ce moment-là, il n’aurait eu aucune chance.
Le prédateur est resté en surface, sondant les environs. Neria avait déjà reculé, la main sur ses réserves d’herbes médicinales, comme si elle se préparait à traiter une blessure inévitable. Drelag, lui, n’avait pas bougé, mais son corps s’était légèrement tendu, prêt à esquiver.
Le Sebontouguène n’a pas attaqué davantage. Il s’est contenté d’observer, jugeant peut-être que nous n’étions pas une menace ou une proie accessible. Puis, dans un mouvement fluide, il a replongé sous la surface, disparaissant comme il était venu.
Nous avons mis un long moment avant de briser le silence. La Grégorie nous avait envoyé son premier avertissement. Elle n’est pas une terre où l’on peut avancer sans crainte. Ici, chaque source d’eau, chaque ombre, chaque recoin peut cacher un prédateur patient et mortel.
Nous avons rebroussé chemin, trouvant un autre lieu pour établir notre campement. À la lueur du feu, alors que j’écris ces lignes, je ressens encore la vibration de cette décharge dans mes os. Ce monde est un équilibre fragile entre puissance et discrétion, un écosystème où la moindre erreur se paie au prix fort.
Ce soir, nous dormirons d’un œil ouvert.
Annotations