2.3. Voyages d'Arthus Valcor : Le Malrodias.
Journal de voyage d'Arthus Valcor, jour 22 du mois d'Hendecabre.
La Grégorie ne ressemble à rien de ce que j’ai connu. Depuis notre entrée sur ce continent, le paysage s’est lentement métamorphosé. Aux lisières d’Egladregor, les hautes herbes et les bois clairsemés laissaient encore une illusion de familiarité. Mais à mesure que nous avons progressé vers l’intérieur des terres, cette vision s’est effacée, remplacée par une désolation aride et tourmentée.
Le sol s’étend devant nous, fissuré, couvert de roches noires et de végétation rachitique. Des plaques de terre brûlée alternent avec des étendues de pierre poreuse, comme si le feu avait sculpté ces plaines depuis des siècles. Rien ne semble prospérer ici, sinon des arbustes aux branches tordues, dont les épines acérées témoignent d’une lutte perpétuelle pour la survie. Même le vent porte une lourdeur inhabituelle, chargé d’un silence oppressant, comme si cette terre refusait de livrer ses secrets.
Nous avançons prudemment, guettant le moindre signe de danger. Nos pas sont mesurés, notre souffle court. Roldan et Drelag ouvrent la marche, inspectant les reliefs traîtres à la recherche d’un passage praticable. Thryss, plus en retrait, observe l’horizon. Neria scrute les plantes éparses, à la recherche de quelque chose d’utile, bien qu’elle sache que la Grégorie n’offre rien sans un prix.
Alors que j’observe les bords vitrifiées des fissures dans le sol, l’air se met à changer.
Une vague de chaleur traverse le sol sous nos pieds, soudaine, écrasante. L’air froid s’évapore en quelques instants, remplacé par une chaleur lourde et suffocante. Kaël, qui vérifiait ses relevés, relève la tête et échange un regard inquiet avec Morna. Autour de nous, les rares arbustes noircissent et flétrissent, comme consumés de l’intérieur. L’instinct nous cloue sur place, mais notre raison nous hurle de fuir.
Drelag murmure un mot en langue dragovienne. Malrodias. J’ai déjà entendu ce nom de la bouche d’autres Dragoviens par le passé. Elle signifie « Dieu du feu ».
Le sol craque. Devant nous, à une cinquantaine de mètres, une silhouette émerge d’un amoncellement de roches brisées. D’abord immobile, elle se redresse lentement, dévoilant une forme bipède colossale, deux fois plus grande qu’un Humain. Sa peau noircie semble incrustée de scories et de veines rougeoyantes. Ses membres massifs projettent une aura de menace pure, et lorsque la créature lève les bras, la température grimpe encore. L’air tremble autour d’elle, ondulant sous l’effet d’une chaleur insoutenable.
Puis vient le feu.
Dans un grondement sourd, une vague incandescente jaillit du sol autour du Malrodias, liquéfiant les pierres les plus fragiles. La chaleur est si intense que mon plastron commence à brûler ma peau à travers le cuir. Je serre les dents, le souffle court. Nos guides Dragoviens, si fiers et robustes d’ordinaire, reculent avec prudence. Même eux, capable de chasser des Pyrothermes dans les terres brûlantes du Regordara, rechignent à affronter un tel être.
L’instinct reprend ses droits. Nous nous jetons sur le côté, nous éloignant de la créature en longeant les aspérités du terrain. Courir n’est pas une option — le Malrodias pourrait nous repérer et nous réduire en cendres avant même que nous n’ayons parcouru quelques mètres. À la place, nous nous faufilons derrière les roches, guettant ses mouvements.
Le titan semble indifférent à notre présence, ou peut-être nous juge-t-il trop insignifiants pour mériter son attention. Ses yeux, deux brasiers dénués d’âme, scrutent l’horizon avant qu’il ne continue sa lente marche à travers la désolation. Le sol fond sous ses pas, laissant derrière lui une traînée de pierre liquéfiée.
Nous retenons notre souffle, guettant le moindre signe de déchaînement soudain. Après d’interminables minutes, la chaleur diminue légèrement, et la créature s’éloigne.
Nous ne parlons pas. Les mots seraient inutiles face à ce que nous venons de voir.
Ce n’est qu’une fois assurés que le Malrodias est hors de portée que nous nous remettons en route, longeant les reliefs pour gagner du terrain vers le sud. En prenant cette direction, nous espérons trouver des zones plus boisées où nous pourrons mieux gérer notre environnement. Nos pas sont plus rapides, plus fébriles. Nous devons trouver un abri avant la nuit pour soigner nos légères brûlures.
La Grégorie nous a montré un aperçu de son courroux. Nous ne devons pas lui donner une raison d’insister.
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