2.5. Voyages d'Arthus Valcor : La Ruine.
Journal de voyage d'Arthus Valcor, jour 25 du mois d'Hendecabre.
Le jour s’est levé sur une nuit d’épuisement. Peu d’entre nous ont réellement trouvé le sommeil après l’attaque du Fijakmat. La blessure de Kaël, bien que stabilisée par les soins de Neria, demeure préoccupante. Son bras reste inutilisable, sa peau marbrée de noir là où la mâchoire du monstre s’était refermée. L’infection est une menace constante. Nous ne pouvons pas nous permettre un autre affrontement sans nous être d’abord assurés de sa survie.
Nous reprenons la route à un rythme ralenti. Chaque pas est une épreuve pour notre blessé, et nous devons régulièrement nous arrêter pour l’aider à se reposer. La Grégorie ne nous attendra pas. Il faut avancer.
Le paysage demeure le même pendant des heures : sol fissuré, végétation rachitique, silence pesant. L’absence totale de vie visible est plus inquiétante que les créatures elles-mêmes. Même les terres les plus inhospitalières d’Egladregor abritaient toujours quelques signes d’existence—oiseaux, insectes, ombres furtives. Ici, rien.
Puis, au détour d’une colline rocheuse, nous découvrons enfin un endroit différent.
Un plateau herbeux s’étale devant nous, tache de verdure incongrue au milieu de la désolation. L’herbe y pousse haute et dense, animée par une brise fantôme qui n’existe pas ailleurs. Mais ce qui frappe le plus, ce sont les roches. D’innombrables pierres, de tailles diverses, sont disposées en formations étranges, certaines en cercles parfaits, d’autres en lignes brisées qui n’évoquent aucune logique apparente. Elles semblent à la fois naturelles et intentionnelles, comme si une main invisible avait autrefois tenté d’ériger un monument oublié.
Drelag s’avance en premier, scrutant les environs avec prudence. Il touche l’une des pierres du bout des doigts, testant sa texture. L’instant suivant, il se retourne vers nous et hoche lentement la tête : aucun danger immédiat.
Nous décidons d’installer un camp provisoire.
Kaël est allongé contre un rocher plat tandis que Neria procède à un second traitement. La chaleur du jour a agité sa plaie, et il tremble légèrement sous les bandages. Thryss l’aide en refroidissant l’eau pour compresser la blessure, usant de son don avec une minutie presque chirurgicale. Pendant ce temps, Morna inspecte les alentours, intriguée par la disposition des roches.
C’est alors que tout bascule.
Un son sourd résonne sous nos pieds. Un grondement profond, archaïque, qui semble naître du cœur même du sol. Les pierres les plus petites vibrent, puis celles de plus grande taille commencent à osciller lentement. L’air se charge d’une tension invisible.
Puis, les roches se mettent à léviter.
D’abord doucement, comme portées par une force hésitante, puis avec une brutalité soudaine. Elles s’élèvent dans les airs, se disloquant et se réarrangeant dans un mouvement qui défie toute logique. Nous reculons instinctivement, formant un arc de cercle autour du spectacle qui se joue devant nous.
Les pierres convergent en un même point, tourbillonnant autour d’un noyau invisible. En quelques instants, elles s’assemblent, fusionnent, prennent une forme massive et colossale. Un être de pierre se dresse devant nous, ses membres formés d’amas rocheux distincts, comme si son propre corps n’était qu’un agrégat éphémère, prêt à se briser et à se recomposer à volonté.
Il ne ressemble à rien de ce que j’ai pu observer auparavant. Un battement silencieux pulse dans mon esprit alors que je contemple cette entité. Son existence défie toute compréhension. Elle ne vit pas—du moins, pas comme nous l’entendons. Ses mouvements sont à la fois pesants et fluides, sa présence aussi écrasante qu’insaisissable.
Puis, sans avertissement, il se divise.
Des fragments de son corps se détachent, flottant dans l’air avant de se projeter avec violence dans notre direction. Nous nous éparpillons, esquivant les projectiles qui s’écrasent au sol avec une force capable de pulvériser un crâne en un instant.
Drelag tente une attaque, projetant un souffle de feu sur la créature. Les flammes lèchent la pierre sans effet. La chose n’a pas de chair à brûler.
Elle ne semble pas non plus avoir de faiblesse évidente.
L’instinct de survie prend le dessus. Nous n’avons pas les moyens de combattre une telle entité. Notre seule chance est la fuite.
Nous courons.
La chose ne nous poursuit pas. Ou peut-être n’a-t-elle jamais eu l’intention de nous attaquer, seulement de nous repousser.
Lorsque nous nous arrêtons, haletants, à plusieurs centaines de mètres, le plateau herbeux est à nouveau immobile, comme s’il n’avait jamais été troublé. L’entité est toujours là, immobile, un monument de pierre sans âme.
Je l’observe longuement avant de griffonner ces quelques mots dans mon carnet : Ruine. C’est ainsi que je la nommerai.
Une trace de quelque chose d’ancien, une présence qui dépasse notre compréhension. Une énigme dont je doute que nous ayons effleuré ne serait-ce qu’une fraction du véritable mystère.
Nous ne pouvons pas rester ici.
Demain, nous reprendrons notre route vers le sud. Vers d’autres horreurs. Vers d’autres vérités.
Annotations